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La Belle au bois dormant à l’Opéra : Désiré(t) réalité

La Belle au bois dorrmant (Tchaïkovski. Chorégraphie Rudolf Noureev d’après Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations du 11 et 13 mars 2025.

A l’Opéra, La Belle au bois dormant dans la version Rudolf Noureev a enfin retrouvé la scène après près de onze ans d’absence. A ce stade, la presque intégralité des étoiles de la compagnie qui étaient distribuées lors de la saison 2014 ont pris leur retraite et bien peu des membres de la compagnie actuelle y ont usé leurs chaussons. On était en droit de se demander si le ballet de l’Opéra allait se montrer à son meilleur lors de cette reprise bien tardive. Mais somme toute, après une générale qui ne fut pas ouverte au public, le corps de ballet, qui intègre pour la première fois les membres de sa toute nouvelle compagnie Junior, s’est montré à la hauteur des attentes. Les nymphes et les pages escortant le sextet des fées au prologue et les valseurs à cerceaux fleuris de l’acte 1 forment de beaux ensembles. A l’acte deux, les dryades du corps de ballet dessinent un parc à la française dont les allées, toujours mouvantes, cachent ou révèlent la vision d’Aurore aux yeux de princes énamourés.

La Belle au Bois dormant. Soirée du 13 mars.

Pour ce qui est de la boite à friandises que représentent les nombreuses variations solistes et demi-solistes, surtout féminines, les fortunes sont bien sûr plus diverses (pensez ! 6 fées, 4 pierres précieuses, un oiseau bleu et sa princesse, un chat botté et sa chatte blanche). Lors des deux soirées qu’il nous a été donné de voir, le pas de six des fées du 13 mars nous a semblé plus homogène que lors de la soirée du 11. Alice Catonnet était fort délicate en fée Candide. Ses jolis ports de bras évoquaient la peau douce qu’elle octroyait généreusement en vœux à la jeune Aurore au berceau. Camille Bon, moins déliée le 11 en Lilas, était élégante en fée Miette de pain qui tombe. Le duo dynamique Fleur de farine, très inspiré de Barocco de Balanchine, avec Hortense Millet-Maurin et Elisabeth Partington, était dynamique et bien assorti. Clara Mousseigne faisait preuve d’autorité mais aussi de moelleux en fée Violente. Eléonore Guérineau dansait sa fée Canari à la vitesse du Cupidon de Don Quichotte. Enfin, Héloïse Bourdon dépeignait une sixième fée sereine, aux lignes étirées et aux équilibres suspendus. Lors de la soirée du 11, on avait néanmoins apprécié l’élégance de ligne de Fanny Gorse en Miette de pain, l’élégance dans la prestesse d’Ambre Chiarcosso dans le duo Fleur de Farine ou encore l’articulation de la variation aux doigts par Célia Drouy, plus fée résolue que fée violente.

Pour les fées pantomimes, car Noureev a décidé d’adjoindre à Carabosse une fée Lilas exclusivement mimée, on a tout aussi bien goûté l’interprétation plus sardonique que maléfique de Sarah Kora Dayanova (le 11) que celle, très vindicative, de Katherine Higgins (le 13). Le duo antagoniste Higgins-Carabosse et Gorse-Lilas livre une très accentuée et très vivante scène de contre-malédiction à la fin du prologue.

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L’une des difficultés pour entrer dans ce monument qu’est La Belle au bois dormant est bien sûr l’arrivée tardive de la protagoniste principale. Après la longue scène d’exposition des fées, il faut passer à l’acte 1 par l’épisode des tricoteuses et la grande valse aux arceaux avant de découvrir enfin Aurore. On est toujours impressionné par la gageure que représente cet acte 1 pour la ballerine principale : une entrée vive à base de grands jetés pour exprimer l’extrême jeunesse de la princesse, bouillonnante d’énergie, puis le redoutable pas d’action, sorte de rituel de cour, où Aurore doit tout à coup se modérer en vue des fameux équilibres à assurer aux mains de quatre partenaires différents ; mais il y a encore la variation à équilibres arabesques et pirouettes où la princesse démontre son charme et sa bonne éducation, et, pour finir, la coda explosive de la tarentule qui fait avancer l’action vers le dénouement dramatique et la réalisation de la prophétie. En l’espace de quelques minutes, il faut que le personnage soit planté et que la salle soit tombée amoureuse de l’héroïne pour tout le reste de la soirée.

Les deux jeunes ballerines qu’il nous a été donné de voir relèvent le gant de l’acte 1 avec brio et élégance.

Le 11 mars, Inès McIntosh est  très légère et comme montée sur ressorts lors de sa première entrée. Les grands jetés sont légers et le bas de jambe bien ciselé. Dans sa variation finale, elle accomplit des renversés très cambrés sans sacrifier le naturel. Elle est une Aurore de seize ans évidente. L’Adage à la rose est déjà bien en place ; les équilibres ébouriffants viendront sans doute plus tard mais on échappe à la sensation d’exercice difficile qu’on peut parfois observer chez certaines ballerines. La scène de la piqure d’aiguille est presque abordée comme la scène de la folie de Giselle ; la jeune princesse semble perdre le sens de la réalité avant de s’effondrer.

Le 13 mars, Bleuenn Battistoni, dont c’est la deuxième représentation, est une belle fleur déjà éclose, une presque adulte. Elle a une aura de princesse lointaine : l’image de Catherine Deneuve dans Peau d’âne de Jacques Demy nous vient à l’esprit. Elle semble très à son aise dans le cérémonial de l’Adage à la rose. La première série des équilibres est sans doute encore un peu nerveuse, mais Battistoni semble gagner en contrôle et en puissance sur le passage, comme répondant au crescendo orchestral, et le final aux promenades attitude est serein et déjà presque régalien. La petite tension du début, opposée à cette conclusion pleine d’assurance, s’offre comme une évolution psychologique du personnage. La belle variation qui suit poursuit le récit psychologique. Après l’attitude, Aurore montre la position plus décidée de l’arabesque et la jeune ballerine sait suspendre ses piqués avant d’accomplir une série de pirouettes impeccables : élégance et maîtrise… On se laisse porter par le final. Piquée par l’aiguille de Carabosse, Bleuenn-Aurore dépeint à merveille la lente absence au monde qui prend possession de son personnage.

A la fin de ce premier acte, on peut dire qu’on a été conquis par les deux Aurore.

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L’acte 2 est celui où l’on fait la connaissance du prince Désiré. C’est également l’acte où Rudolf Noureev a mis le plus de lui-même. A l’origine, il n’y avait dans La Belle au Bois dormant que deux variations classiques masculines et elles se situaient à l’acte 3 : celles de l’Oiseau bleu (créée par Enrico Ceccheti qui jouait Carabosse dans les actes précédents) et celle de Désiré. Même la variation d’entrée traditionnelle du prince est un ajout de Konstantin Sergeev datant de l’époque soviétique. Noureev, qui remonta la plupart des grands Petipa en Occident en réévaluant la place de la danse masculine, a particulièrement étoffé la place du prince à l’acte 2 au point qu’on serait tenté d’appeler la scène de la vision, l’acte de Désiré qui ferait suite à celui d’Aurore. A la contribution Segueev, Rudolf Noureev ajoute la longue variation méditative sur le passage musical de l’Entracte qui suivait le panorama dans la production originale. Il ajoute aussi une variation masculine durant le pas d’action sur la variation originale de Carlotta Brianza pour l’acte 2 que Petipa avait chorégraphié sur un passage musical du 3e acte [le chorégraphe donne d’ailleurs la même combinaison de pas à Désiré : une série de battements raccourcis-passés]. Enfin, il conclue la vision par une diagonale de brisés et de sauts chats pour le prince qui donne l’impression que c’est Aurore qui poursuit le prince de ses avances et non l’inverse.

Autant dire que les danseurs qui interprètent le prince ont une tâche au moins aussi écrasante que celle des Aurores de l’acte 1. La variation test reste incontestablement la méditation, non pas tant en raison de son extrême longueur mais bien parce qu’il faut qu’elle soit habitée pour ne pas se transformer en un répertoire fastidieux de toutes les tics chorégraphiques noureeviens : décentrements, fouettés, changements de direction et j’en passe. Habitée, cette variation est un grand moment. Le prince semble ouvrir son cœur au public : les changements de direction, les fouettés sont comme autant de questions que se pose le héros. L’incertitude doit régner. A la fin, une combinaison de batterie ressemble à un jeu de marelle durant lequel le prince dit adieu à l’enfance pour entrer dans la maturité.

Las, aucun des deux princes n’est encore au niveau artistique requis pour faire vivre ce passage clé de la Belle de Noureev. Messieurs Docquir (11) et Diop (13 mars) partagent le triste privilège de faire une entrée absolument anodine en redingote jaune et tricorne assorti. Mais, point commun plus assurément enviable, ils maîtrisent tous deux la chorégraphie complexe du prince. Cependant, Thomas Docquir fait tout bien mais, à ce stade de sa carrière, son personnage ne naît pas de l’addition de ses qualités techniques. Du coup, on est cueilli un peu à froid par la vision d’Aurore. Comble de l’infortune, Inès McIntosh, qui danse moelleux, n’est pas encore une Aurore du deuxième acte. Ses fouettés de l’arabesque à la quatrième devant pendant le jeu de cache-cache avec le prince n’ont pas ce caractère suspendu qu’on attend d’une chimère.

Inès McIntosh et Thomas Docquir

Guillaume Diop quant à lui égrène consciencieusement ses variations. On apprécie toujours ses belles lignes mais on regrette quelques imprécisions dans les pas de liaison. Surtout, la seule chose qu’on observe durant la variation introspective, c’est le soliloque du danseur qui se répète les indications du répétiteur afin d’atteindre gracieusement la position suivante. C’est dommageable pour la chorégraphie de Noureev, si souvent accusée à tort d’additionner les difficultés techniques pour la difficulté technique. C’est en effet l’impression que cela donne quand elles ne sont pas habitées. C’est dommage, car Bleuenn Battistoni est une vision idéale de suspension et de poésie. Mais en face de ce prince autocentré, elle a plus l’air de tenter de le vamper que de le séduire.

Bleuenn Battistoni et Guillaume Diop

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L’acte 3 est du genre des grand pas détachés de l’action dans lesquels Petipa excellait. Il ne souffre donc pas du défaut de cohérence dramatique qui caractérisait l’acte 2. Dans les pierres précieuses, on apprécie les deux messieurs de l’or ; Nicola di Vico, le 11, qui met en valeur les directions et Andrea Sarri, le 13, qui incarne absolument le métal enserrant les gemmes. Les dames sont mieux assorties le 13 mars. Célia Drouy est un diamant facetté aux côtés de Camille Bon, Clara Mousseigne et Sehoo Yun. Dans le pas de deux de l’oiseau bleu, la préférence va résolument à la distribution du 13 mars. Chun-Wing Lam et sa batterie impeccable dépeignent un véritable oiseau face à la Florine délicate mais plus terre à terre d’Elisabeth Partington. Le 11, c’est Hortense Millet-Maurin qui est l’oiseau tandis qu’Aurélien Gay (pieds vilains, tête vissée dans le cou mais technique saltatoire dominée) délivre sa variation en mode Hercule de foire. On a eu, nonobstant la très jolie interprétation d’Eléonore Guérineau le 13 aux côtés d’Isaac Lopez Gomez, un vrai coup de cœur pour la chatte de blanche primesautière et moqueuse de Claire Gandolfi qui menait la vie dure au chat botté facétieux de Manuel Garrido.

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Le pas de deux entre Aurore et Désiré suscite à juste titre l’admiration du public. Messieurs Docquir et Diop sont des partenaires sur lesquels une ballerine peut compter notamment dans les spectaculaires pirouettes-poisson de la grande entrée. Inès McIntosh (aux jolis et spirituels pas de cheval) est charmante et délicate dans sa variation tandis que Bleuenn Battistoni impressionne par ses retirés souverains et la précision sans raideur de ses ports de bras. Guillaume Diop accomplit une série de coupés jetés roborative qui met légitimement les spectateurs en émoi.

Le compte n’y est donc pas encore tout à fait mais on ne ressort pas abattu de ces longues soirées. La série conséquente (une trentaine de représentations sur deux périodes) devrait permettre à chacun de peaufiner sa partition. Bleuenn Battistoni a d’autres dates. Inès McIntosh n’en disposait pour le moment que d’une mais qui sait… Thomas Docquir est également le partenaire d’Héloïse Bourdon. Guillaume Diop, quant à lui a été chargé de 14 dates. S’il survit à cela, il ne pourra qu’en sortir grandi techniquement et, on l’espère aussi, en tant qu’interprète.

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Paquita à l’Opéra : ballerines d’hier et d’aujourd’hui

P1220788Paquita (Deldevez-Minkus / Pierre Lacotte d’après Joseph Mazilier – Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 18, 23 décembre 2024 et du 1er janvier 2025.

Paquita, créé en 1846 à l’Académie royale de musique, est un ballet qui embrasse un des aspects du romantisme : la couleur locale. Joseph Mazilier, qui avait été dans ses années de carrière active de danseur un interprète virtuose (il fut le créateur du rôle de James dans La Sylphide), semblait moins attiré par l’aspect éthéré de la danse, par le surnaturel, que par les oripeaux nationaux ou historiques. Paquita s’apparente à la tradition de la danse romantique représentée par Fanny Elssler qui avait étourdi Paris en 1836 avec sa capiteuse Cachucha dans le « Diable boiteux » de Jean Coralli. Le premier essai chorégraphique de Joseph Mazilier avait d’ailleurs été créé pour Fanny Elssler, en 1839. Dans « La Gipsy », la belle autrichienne, sommée par une partie des abonnés de quitter les terres, ou plutôt les airs, de Marie Taglioni (sa reprise du rôle de la Sylphide avait provoqué une émeute dans la salle), incarnait Sarah, jeune fille de noble extraction enlevée dans son enfance par des Bohémiens.

À cette époque, dans le ballet, on ne reculait pas devant les petits recyclages. En 1846, Carlotta Grisi, la nouvelle coqueluche de Paris, que les Histoires simplifiées de la Danse présentent comme la danseuse qui a fait la synthèse entre les styles ballonnés de Taglioni et tacquetés d’Elssler, avait besoin d’un nouveau ballet. Ce fut donc Paquita où l’héroïne était, elle aussi, une enfant dérobée.

Dans cette recréation de 2001 par Pierre Lacotte, on a été tenté de trouver à quelle grande ballerine de l’Histoire les interprètes sur scène aujourd’hui nous faisaient le plus penser.

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Cela tombe bien. Pour les trois représentations auxquelles on a pu assister, les interprètes du rôle-titre avaient des auras de ballerine. Ce n’est pas donné à tout le monde. Dans le monde chorégraphique d’expression classique, il y a de grandes danseuses et, parfois, des ballerines.

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Paquita. Final. 18 décembre 2024. Marc Moreau et Léonore Baulac.

Léonore Baulac est de ce dernier type. À l’acte un, pour sa première apparition, tout son travail de pirouettes est extrêmement filé. Les ports de bras sont élégants et souples et le mouvement continu. Ravissante, elle évoque par sa blondeur et cette manière assez indéfinissable de rayonner sur scène, Carlotta Grisi, la créatrice du rôle. Par sa pantomime, elle accrédite une Paquita dont l’inné (sa naissance noble) prend le pas sur l’acquis (sa culture gitane). Dans le passage au tambourin, elle s’apparente plutôt à une Sylphide apparaissant au milieu de ses compagnes qu’à une bacchante. Marc Moreau, un Lucien d’Hervilly qui fabrique d’emblée un personnage de fiancé en plein doute (très proche du James de La Sylphide justement), se montre fasciné comme s’il était face à une vision. Techniquement, il est également dans le beau style. La technique saltatoire est ciselée. Il ne retombe que brièvement, lors du Grand Pas, dans sa tendance aux finals soviétique (bras métronomiques et levé de menton). On croit à ce couple dont le badinage amoureux à la rose de la scène 1 a de la fluidité.

Les deux danseurs s’en sortent avec les honneurs pendant la scène de la taverne qui souffre un peu de sa transposition de Garnier à Bastille. Les distances entre les quelques éléments de décor, l’armoire à jardin, la table et le vaisselier à cour, ont certainement dû être augmentées : combien de temps Iñigo peut-il rester la tête enfoui sous un manteau pour permettre à l’héroïne de courir vers son amant et lui délivrer l’information du complot par le biais de la pantomime ? Dans le rôle du gitan amoureux et jaloux, Pablo Legasa, une fois encore utilisé à contre-emploi (il a l’air d’être lui-aussi un enfant aristocrate dérobé), parvient à émouvoir dans sa déclaration d’amour rejetée de la scène 1 après avoir conquis la salle avec sa première variation.

Au soir du 23 décembre, Antoine Kirscher, brio en berne et moustache postiche en goguette n’aura pas le même chien. Son Iñigo frôlait l’insipidité.

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Ines McIntosh et Francesco Mura (Paquita et Lucien d’Hervilly). 23 décembre 2024.

On a heureusement une autre ballerine sur scène : Inès McIntosh. Sa version de Paquita est pourtant force différente de celle de sa prédécesseure. Inès McIntosh met plus en contrepoint l’inné (la noble ascendance) et l’acquis (l’éducation gitane). Moins naïve, plus primesautière, Paquita-Inès utilise son buste, son cou et les épaulements naturels et ondoyants directement pour séduire, telle une Fanny Elssler dans « La Gipsy ». Une petite pointe de brio technique vient rajouter à cette caractérisation délicieusement aguicheuse. Dans sa première variation, McIntosh exécute des tours attitude devant très rapides mais comme achevés au ralenti. Elle cherche clairement à séduire Lucien, Francesco Mura, plus compact que Moreau, le bas de jambe nerveux qui cadre fort bien avec sa condition de militaire. Ses épaulements ont également du chic et il dégage une mâle présence. La déclaration d’amour entre les deux amants a du peps. La scène des éloignements-retournements, coquetterie de l’une, badinage de l’autre, sont bien réglés. Avec McIntosh-Mura, on est clairement sur le registre de l’attraction charnelle.

La scène 2 réserve aussi son lot de bons moments. La pantomime est vive. L’épisode de la chaise où Lucien manque d’assommer Paquita est très drôle.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

Le 1er janvier, s’il faut filer la métaphore des ballerines romantiques, Héloïse Bourdon évoque Pauline Duvernay dans la cachucha immortalisée par une gravure durant la saison londonienne de 1837 où elle dansait en alternance avec Elssler. On trouve en effet dans sa Paquita tout le charme de l’Espagne de pacotille agrémenté de l’élégance de l’école française. Tout chez mademoiselle Bourdon est contrôlé et moelleux. Elle sait minauder sans affectation et énoncer clairement sa pantomime.

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Andrea Sarri (Inigo). 1er janvier 2025.

Cela fait merveille durant la scène de taverne où jamais elle ne paraît pressée par le temps dans ses interactions avec l’Iñigo truculent, presque bouffe d’Andrea Sarri (qui trouve le bon équilibre entre la précision des variations dessinées par Lacotte et le relâché requis par le rôle). En Lucien, Thomas Docquir, qui remplace Jérémy-Loup Quer, a une belle prestance et de belles qualités de ballon à défaut d’être aussi immaculé techniquement que sa partenaire. Il a néanmoins du feu en amoureux qui fait fi des conventions sociales. Sa pantomime lors de sa déclaration d’amour repoussée de l’acte 1 est touchante à force d’être décidée. Lors de la seconde demande où Paquita accepte Lucien, on se remémore exactement les circonstances de la première demande non-aboutie. Héloïse Bourdon sait nous rappeler sa pantomime de l’acte 1 afin de nous faire mieux saisir celle de l’acte 2. De nos trois distributions, elle est sans doute celle qui réussit le mieux à connecter les deux parties du spectacle.

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On aura sans doute remarqué que les descriptions se concentrent sur l’acte 1. C’est que pour tout dire, le défaut de cette Paquita est bien sa deuxième partie. Après l’entracte, la messe est dite. Les deux héros ont échappé à l’acte 1 aux manigances du traitre Don Lopez Mendoza et de l’amoureux éconduit Iñigo. Le dénouement heureux, au milieu d’une scène de bal 1820 bien réglée pour le corps de ballet, ne parvient guère à soutenir l’intérêt dramatique. Personnellement, je préférerais que le ballet s’achève sur le pas de deux romantique final, en tutu long pour la ballerine,  concocté par Lacotte.

Le 16, Baulac et Moreau parvenaient à créer un moment intime avec ce pas de deux avant la grand-messe du grand pas classique de Petipa. Le 23, le couple McIntosh-Mura était un peu plus à la peine dans le partenariat.

D’une manière générale, on peut se montrer satisfait de l’exécution du Paquita Grand pas, même s’il contraste trop avec la reconstitution de Lacotte. En 2001, le chorégraphe avait d’ailleurs laissé à Elisabeth Platel le soin de le remonter. Pour cette reprise, on est content de constater que les dames du corps de ballet sont toujours à leur affaire. Léonore Baulac montre beaucoup de grâce suspendue même dans les parties difficiles de la chorégraphie tandis qu’Inès McIntosh montre qu’elle n’a pas peur des doubles tours fouettés. Mais c’est sans doute Héloïse Bourdon qui nous laissera un souvenir durable sur cette partie. Elle interprète en effet un grand pas immaculé. Bourdon a cette sérénité dans la grande technique qui vous met sur un nuage. Elle brille au milieu du corps de ballet, aussi bien dans l’entrada que durant l’adage. Dans sa variation elle est comme au-dessus de sa technique : les pirouettes finies en pointé quatrième, la série des tours arabesque et attitude, les fouettés, tout est superbe.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

C’est peut-être le seul des trois soirs où ce Grand pas de Petipa ne nous a pas paru interpolé de manière pataude dans le ballet à l’instar du pas de trois de l’acte 1 qui donne invariablement l’impression d’assister à une soirée parallèle. Que font en effet ces deux donzelles en tutu à plateau et ce toréador d’opérette en pleine montagne ? Le 16 décembre, on a néanmoins le plaisir de voir Clémence Gross et Hoyun Kang défendre les variations féminines et, le 1er janvier, Célia Drouy interpréter avec délicatesse la deuxième variation tandis que Nicola Di Vico fait preuve d’une indéniable sûreté technique dans sa variations à double-tours en l’air.

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Paquita, 18 décembre 2024. Léonore Baulac, Marc Moreau et Pablo Legasa

En 2001, parlant de la partition de Deldevez, Pierre Lacotte disait qu’elle était truffée de longs passages qu’il avait fallu couper. Peut-être aurait-il été judicieux d’utiliser certaines de ces pages pour donner une chance aux personnages secondaires d’exister un peu. Du mariage planifié entre Lucien et Doña Serafina, on sait bien trop peu de choses. Il y a peu de chance que le public non-averti comprenne que l’élément de décor en forme de pierre était un monument en l’honneur du père assassiné de l’héroïne. Doña Serafina est escamotée sans ménagement (et c’est fort dommage quand elle est interprétée par la très élégante Alice Catonnet), en quelques secondes, à la fin de la scène 1 de l’acte 2. On est loin d’une Effie ou d’une Bathilde qui ont un rôle effectif à jouer dans l’action.

C’est ce genre de détails d’importance qui fait d’un ballet non pas un simple divertissement bien réglé mais une œuvre solide, prête à parler à de nombreuses générations successives de balletomanes.

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Le Lac des Cygnes à l’Opéra de Paris : princesses lointaines

P1220629En 1984, Rudolf Noureev a présenté sa version définitive du Lac des cygnes. Son premier essai, réussi, avait été créé à Vienne, en 1964 alors qu’il dansait lui-même le prince Siegfried aux côtés de sa partenaire de prédilection Margot Fonteyn. Sa version d’alors était très proche encore de la structure traditionnelle du ballet tel que représenté en Russie et, à l’époque, dans très peu de pays d’Europe de l’Ouest (le ballet de l’Opéra n’a eu sa première version du Lac qu’en 1960). Noureev y développait cependant le rôle du prince, en faisant un être aux prises avec les doutes. Il reprenait une variation qu’il avait déjà présentée à Londres avec le Royal Ballet et qui avait d’ailleurs été fort critiquée pour ses complications jugées maniérées. Pour l’acte trois, il créait un pas de deux hybride utilisant la musique de l’entrada, de la variation du cygne noir et la coda utilisées par Vladimir Bourmeister pour sa version du Lac mais gardait la musique traditionnelle pour la variation de Siegfried. A l’acte 4, il chorégraphiait un très bel ensemble choral pour les cygnes, un pas de deux d’adieux poignant pour Odette et Siegfried et rompait avec la tradition du dénouement heureux soviétique. La dernière image montrait Siegfried se noyant tandis que le cygne semblait flotter sur les eaux du lac en furie.

En 1984, Noureev poussait les états d’âmes du prince à un point sans doute jamais atteint alors pour une version classique. Selon le danseur et chorégraphe, Siegfried, à un moment charnière de sa vie, sommé de se marier par la reine sa mère, bascule lentement dans la folie. Dominé par Wolfgang, son précepteur, il le réincarne dans son esprit en oiseau maléfique, Rothbart, et s’invente une compagne aussi idéale qu’impossible, Odette, la reine des cygnes. Le ballet est traversé de références freudiennes à l’homosexualité. La palette des costumes des garçons des premier et troisième actes incluent le vieux rose et le parme. La danse des coupes, qui clôt l’acte 1 est uniquement dansée par des garçons. Le prince ne quitte jamais son palais minéral. Le lac est volontairement réduit à une pâle toile de fond. Noureev multiplie aussi les références aux conventions les plus éculées du théâtre comme pour mettre un peu plus en abyme l’histoire. L’envol de Rothbart et du cygne qui ouvre et conclut le ballet est directement inspiré des apothéoses baroques. Noureev, qui avait durant toute sa carrière à l’ouest combattu les conventions de la pantomime notamment dans le Lac des cygnes, décide de restaurer la pantomime originale de la première rencontre entre Odette et Siegfried comme pour créer une distance supplémentaire avec l’histoire. Cependant, on peut, à la différence d’un « Illusion comme le Lac des cygnes » de John Neumeier (1976), ignorer le sous-texte et regarder un Lac presque traditionnel.

Pourtant, lors de cette reprise 2024, jamais il ne m’a tant semblé que les cygnes étaient des visions nées de l’imagination enfiévrée du prince.

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Le Lac des cygnes. Valentine Colasante et Marc Moreau.

Au soir du 22 juin, Marc Moreau incarne véritablement son prince. Lui, si longtemps minéral, a travaillé sur le moelleux de la danse. Les pliés sont désormais profonds. Surtout, on admire ses bras et ses mains qui interrogent ou qui cherchent à atteindre. Cela fait merveille à l’acte deux avec le cygne noble, à la belle et longue ligne, de Valentine Colasante. Le dialogue par les mains de Siegfried dépasse la pantomime inscrite. Moreau reste en scène pendant toute la variation des envols contrariés d’Odette. Dans l’adage les deux danseurs semblent suspendre l’orchestre par leur danse réflexive.

A l’acte 3, la pantomime bien accentuée de Marc Moreau lui fait refuser les prétendantes avec énergie. Le pas de deux du cygne noir est bien enlevé. Valentine Colasante est sereine dans la puissance : dans l’adage, l’équilibre arabesque du cygne noir est véritablement suspendu et dans sa variation, elle exécute les tours attitudes de manière très rapide et les achève d’une manière très nette. Marc Moreau se laisse aller à sa tendance aux fins de variations démonstratives, un peu à la soviétique, mais comme il maîtrise parfaitement sa partition, on attribue cela à l’exaltation de Siegfried. Le tout est soutenu par la présence de Jack Gasztowtt, Wolfgang convaincant et Rothbart plein d’autorité même si on a toujours une petite pointe d’appréhension lorsqu’il exécute sa série de pirouettes en l’air. Le dénouement est très dramatique. Siegfried-Marc se parjure exactement sur le tutti de l’orchestre.

L’acte 4 est poignant. Le prince recherche fiévreusement son cygne au milieu des entrelacs élégiaques des cygnes agenouillés. L’adage des adieux est, avec ses oppositions de directions bien marquées et la suspension des deux partenaires, une vraie conversation dansée. Odette-Valentine y est à la fois noble et distante. Si bien que si l’on ressort très ému, c’est finalement plus par le destin brisé du prince que par la destinée tragique d’Odette.

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Le Lac des cygnes. Sae Eun Park (Odette/Odile) et Paul Marque (Siegfried).

Le 28 juin, on apprécie les beaux développés suspendus et des finis de pirouettes impeccables de Paul Marque à l’acte 1. Il dessine un prince très dubitatif face au Wolfgang marmoréen a force d’impassibilité de Pablo Legasa. Ce dernier parvient vraiment à imposer d’entrée une forme de présence menaçante. Lorsqu’il tourne autour de Siegfried, caressant de sa main le cou du prince à la fin de l’acte 1, on se demande vraiment s’il ne pense pas à l’égorger.

A l’acte 2, Sae Eun Park fait de jolies choses. La ligne est belle. Dans la variation des ailes coupées, le dernier posé piqué semble s’affoler ce qui donne du relief à l’ensemble de cette section. Elle ne regarde jamais vraiment son partenaire comme absorbée par son monologue intérieur.

Pour l’acte 3, Paul Marque est un Siegfried valeureux qui mange l’espace pendant la coda. Sae Eun Park présente un cygne noir plein d’autorité avec cependant un certain relâché bienvenu car inhabituel chez cette danseuse. Les tours fouettés de la coda sont très rapides et hypnotiques. Pablo Legasa est lui aussi dans l’extrême prestesse d’exécution. Cette forme d’urgence sied bien au quatrième acte et contraste heureusement avec l’ambiance brumeuse et tragique de l’acte 4.

Néanmoins, si l’adage final entre les deux étoiles est très harmonieux et poétique visuellement, l’Odette déjà absente de mademoiselle Park, pour conforme qu’elle soit à la vision de Noureev, nous émeut moins. En revanche, le combat final de Siegfried-Paul avec l’implacable Rothbart-Pablo, très « cravache », termine le ballet sur une note ascendante.

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Le Lac des cygnes. Thomas Docquir (Rothbart), Hannah O’Neill (Odette/Odile) et Germain Louvet (Siegfried).

Le 3 juillet, Germain Louvet est un prince à la ligne éminemment romantique. C’est un plaisir de voir tous ses atterrissages impeccables et les jambes qui continuent de s’étirer après l’arrivée en position. En Wolfgang, Thomas Docquir reste très impassible à l’acte 1. Il est difficile de déterminer si c’est un parti-pris dramatique ou le fait d’un manque d’expressivité.

A l’acte 2, Hannah O’Neill a de très belles lignes mais reste très lointaine, très « dans sa danse ». Les deux étoiles, dont l’accord des lignes nous avait déjà conquis lors de Don Quichotte en mars dernier, rendent la rencontre tangible lors d’un fort bel adage.

A l’acte trois, le pas de deux du cygne noir est bien mené même si l’entrada manque un tantinet d’abattage. Germain Louvet ne pique pas sur demi-pointe pour permettre une arabesque plus penchée à sa ballerine. C’est certes efficace, mais pourquoi danser la version Noureev si c’est pour servir la même cuisine vue ailleurs ? La salle nous semble un peu molle. C’est peu justifié au vu des variations : celle de Louvet est irréprochable et dans la sienne, O’Neill se montre très sûre dans ses tours attitude. Thomas Docquir, sans déployer le même charisme que Legasa, s’acquitte très bien de son très pyrotechnique solo. La coda, avec les fouettés du cygne noir et les tours à la seconde du prince, réveille néanmoins le public jusqu’ici atone.

A l’acte 4, Germain Louvet et Hannah O’Neill nous gratifient d’un bel adage réflexif. La ballerine, qu’on a trouvé jusqu’ici trop intériorisée, parvient même à être touchante lorsqu’elle mime « ici, je vais mourir ». On est néanmoins un peu triste de n’avoir pas plus adhéré au couple. On a l’étrange impression que Germain Louvet, faute d’avoir une Odette en face de lui, était le cygne ; une interprétation intellectuellement intéressante mais qui nous laisse émotionnellement sur le bord de la route.

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Le Lac des cygnes. Bleuenn Battistoni (Odette/Odile).

On attendait donc beaucoup de la soirée du 10 juillet. En effet, Hugo Marchand, qui devait initialement danser aux côtés de Dorothée Gilbert, était désormais distribué avec la toute nouvelle étoile Bleuenn Battistoni.

A l’acte 1, Marchand est un prince aux lignes parfaites, aux bras crémeux dans sa variation réflexive et aux entrelacés silencieux. Ce Siegfried n’est pas absent à la fête et interagit avec les courtisans. Ce pourrait être un parti pris intéressant si Florent Melac était plus ambivalent en Wolfgang. Dans le pas de deux qui clôt l’acte 1 et préfigure l’acte 4, Melac n’est rien de plus qu’un conseiller sérieux et écouté. A l’acte 2, Bleuenn Battistoni exprime tout par le corps et garde un visage assez impassible. Les arabesques sont étirées à l’infini, le buste semble flotter au-dessus de la corolle du tutu, le cou est mobile, les bras sont sobres mais d’une grande délicatesse. Tous les ingrédients sont là pour créer une grande Odette. L’adage avec Siegfried est un plaisir des yeux tant les longues lignes des deux danseurs s’accordent. De plus, Hugo Marchand est un prince qui réagit au récit d’Odette pendant toute sa variation plaintive. Pour le final, Marchand enserre délicatement le cou de sa partenaire comme si elle avait déjà repris sa condition animale.

A l’acte 3, pour le pas de deux du cygne noir, les critères techniques sont largement atteints. Battistoni, toujours dans la stratégie du less is more en termes d’interprétation, fait preuve d’une grande autorité technique. Sa variation avec double attitude est immaculée. Hugo Marchand a des grands jetés suspendus et des réceptions moelleuses. Florent Melac exécute une bonne variation de Rothbart même si son personnage manque toujours un peu de relief. On s’étonne cependant un peu de rester sur des considérations purement techniques. Adhère-t-on vraiment à l’histoire ?

A l’acte 4, on apprécie le bel adage des adieux entre Odette et Siegfried : les lignes sont parfaites et les décentrés suspendus. On reste néanmoins un peu à l’extérieur du drame. Mais juste avant la dernière confrontation entre Siegfried et Rothbart, Odette-Bleuenn a un éclair dans le regard quand elle tend désespérément son aile vers Siegfried. C’est sur ce genre de fulgurance que la jeune et talentueuse ballerine devra travailler lors de la prochaine reprise afin de se mettre au niveau d’interprétation d’un partenaire tel qu’Hugo Marchand.

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On était un peu triste, au bout de quatre représentations, de ne pas avoir été emporté par un cygne. D’autant qu’il y a des motifs de réjouissance du côté des solistes et du corps de ballet. Ce dernier, malgré un temps relativement court de répétition, se montre presque au parfait. La grande valse du premier acte, avec ses redoutables départs de mouvement en canon, est tous les soirs tirée au cordeau. La polonaise des garçons est digne de la discipline d’un ballet féminin. Les danses de caractères de l’acte 3 sont fort bien réglées. Dans la napolitaine, on a un petit faible pour le couple que forment Nikolaus Tudorin et Pauline Verdusen (qui fait ses adieux sur cette série), très primesautier, mais Hortense Millet-Maurin (également tous les soirs dans un quatuor de petits cygnes extrêmement bien réglé) et Manuel Garrido ont le charme et la fraicheur de la jeunesse. On est également rassuré de voir balayer le souvenir mitigé des pas de trois de la dernière reprise qui s’étaient avérés souvent mal assortis et avaient mis en lumière une certaine faiblesse chez les garçons. Pour cette mouture 2024, on trouve le plus souvent sujet à réjouissance. Les 22 juin, Ines McIntosh est très légère et délicate dans la première variation. Silvia Saint Martin est tolérable et Nicola di Vico a de beaux doubles tours en l’air bien réceptionnés et un vrai parcours. Les 28 juin et 3 juillet, on assiste aussi à un pas de grande qualité avec un trio réunissant Andrea Sarri, condensé d’énergie et de ballon, Roxane Stojanov enjouée et légère et Héloïse Bourdon alliant moelleux et élégance. Le 10 juillet, Camille Bon se montre élégante et déliée et Hoyhun Kang très légère. Antonio Conforti, partenaire sûr comme à son habitude, délivre une variation irréprochable et d’un bel abattage. Il prend même le temps de saluer le prince tandis qu’il accomplit ses exercices pyrotechniques. Enfin, le 12 juillet, le trio réunissant Mathieu Contat, Bianca Scudamore et Clara Mousseigne ne manque pas de talent. Contat fait un beau manège de coupé jeté, Scudamore est d’une grande légèreté dans la seconde variation mais Mousseigne, toujours trop démonstrative, se met parfois hors de la musique pour montrer ses atouts techniques…

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Le Lac des cygnes. Héloïse Bourdon (Odette/Odile) et Jeremy-Loup Quer (Siegfried).

Le 12 juillet… Il aura fallu attendre le 12 juillet pour que je sois ému par une Odette. Enfin un cygne de cœur, de chair et de sang ! Héloïse Bourdon, désormais une habituée du rôle, vient magnifier de tout son métier la maîtrise souveraine de la technique noureevienne. Les ports de bras sont crémeux ; l’arabesque haute de même que les développés (la variation) ; les ralentis contrôlés. Mais surtout, mais enfin, il se dégage de cette Odette une humanité, une sensibilité qui passe par-delà la rampe. Cette Odette regarde son Siegfried de ses yeux mais aussi… de son dos (adage). Pour que le parti-pris du « rêve du Prince » développé par Noureev fonctionne, il faut que le mirage de la femme sensible et idéale soit plus vrai que nature et non désincarné. La quasi perfection des cygnes du corps de ballet, à la fois disciplinés et vibrants (on regrette un vilain décalage de lignes côté jardin sur le triangle saillant à l’acte 4) reçoit enfin le couple qu’il mérite. En Siegfried, Jeremy-Loup Quer présente une belle danse noble et musicale sans aucun accroc. Ses intentions sont bonnes (la façon dont il réalise que son arbalète effraie le cygne) même si sa projection est encore intermittente. On salue le progrès accompli par cet artiste. En Rothbart, Enzo Saugar doit en revanche trouver l’équilibre entre sa technique, qui est très impressionnante, et son interprétation, qui est assez pâle.

On se laisse porter, comme le reste de la salle, très enthousiaste de bout en bout, par le couple Bourdon-Quer. Le cygne noir de Bourdon est serein dans la puissance, et le prince de Quer exalté et bondissant. Les adieux à l’acte 4 sont déchirants.

Disparaissant dans l’océan de fumigènes tandis que Rothbart emporte la princesse définitivement métamorphosée, on est profondément ému par la façon dont la main du prince semble surnager avant de disparaître à nouveau comme engloutie par le Lac.

L’émotion, enfin !

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Giselle: cœurs croisés

img_20240517_0719211734828981127614567Peut-il y avoir plusieurs Giselle ? Assurément. Chacun a sa petite idée sur l’incarnation idéale. Comme tout le monde, j’ai des préférences, des attentes, mais pas de modèle unique : au fil de ma carrière de spectateur, j’ai été ému par des interprètes très différentes. Et puis il y a l’imprévu de l’expérience scénique.

J’étais persuadé que Bleuenn Battistoni serait un enchantement ; pourtant, son premier acte m’a laissé plutôt froid. À quoi cela tient-il ? Peut-être était-ce le stress de la prise de rôle, mais au soir du 4 mai, j’ai trouvé un peu fade son incarnation en jeune paysanne ; au premier abord, j’ai aimé la réserve de la jeune danseuse – avec des bras précis et un rien précieux, comme échappés d’une miniature de porcelaine Bournonville, et des petites pointes d’épaule presque en avant. Puis, au fil du premier acte, sa Giselle m’a pas paru un poil trop altière, et pas assez variée dans l’expression. Rien à redire sur la danse (abstraction faite d’un double-tour attitude finissant trop piétiné, et d’une discrète reprise d’équilibre lors de la diagonale de sautillés sur pointe) ; mais rien qui soulèverait l’enthousiasme non plus : peut-être était-ce un tour de chauffe pour la ballerine, et peut-être en attendais-je trop.

À l’inverse, je n’espérais rien de la Giselle de Sae Eun Park (en remplacement de Dorothée Gilbert), et je me suis surpris à la trouver « pas si pire », comme disent les Québécois (soirée du 13 mai) : la danseuse est très crédible en très jeune fille primesautière, et a manifestement travaillé la pantomime, plus lisible et variée que par le passé. Et même la raideur dans le haut du corps, marque de fabrique de la danseuse, ne m’a pas gêné outre mesure au premier acte : le charme est en berne, mais une lecture en deux dimensions du personnage est possible ; après tout, cette jeune fille ballotée par la tromperie a un petit côté pantin. À telle enseigne que la scène de la folie m’émeut. Apercevant au loin Claude de Vulpian se faufiler en coulisses à l’entracte, je me dis que le coaching des Étoiles finira peut-être par payer.

img_20240517_0718028829871937934598435Mais au second acte, patatras ! Levant les bras sur l’injonction de Myrtha, la Giselle morte de Sae Eun Park exécute un mouvement militaire, tournoie comme une poupée mécanique et, levant trop la jambe, fait des sissonnes hors-style. Mlle Park a un joli temps de saut, mais elle en fait ostentation au lieu de mettre ses moyens au service du personnage (même Osipova, prototype de la ballerine excessive, sait rester dans l’esthétique du  rôle). Et la suite est à l’avenant : Guillaume Diop fait tout ce qu’il peut, nul élan amoureux n’anime la Giselle spectrale de Mlle Park, qui semble ne voir en son partenaire qu’un porteur ; dans l’adage de prière, il n’y aura de vaporeux que la jupe.

N’étant pas à un croisement d’opinion près, j’ai bien davantage adhéré à l’acte blanc de Mlle Battistoni qu’à sa Giselle vivante. La réserve sans froideur de la ballerine prend ici tout son sens, le partenariat avec Marc Moreau est fluide et complice : lors des portés de l’adage, le mouvement donne l’impression de s’étirer comme l’archet du violon. Ces deux-là nous offrent leur dernière danse : il y a la présence-absence de la ballerine, le regret d’un côté et le pardon de l’autre, et, palpable, le désir de ne pas se quitter, aiguisé par la conscience qu’il le faudra bien.

Et Albrecht dans tout ça ? Marc Moreau fait le job presque sans faute : les rôles nobles lui vont comme un gant. Guillaume Diop danse avec élégance et panache (avec toujours des lignes qui semblent ne jamais finir) ; tous deux font de très émouvantes séries d’entrechats six – je dis émouvantes et non spectaculaires, parce que c’est la progression visible vers l’épuisement physique et moral du personnage qui fait le prix de ce moment, et qu’ils réussissent.

Lors de la soirée du 13 mai, on se console comme on peut grâce à la présence d’Héloïse Bourdon en Myrtha (la première danseuse interprète le rôle avec une autorité sans sécheresse). Et, hasard des distributions, on voit deux fois, et avec plaisir, Hortense Millet-Maurin et Nicola Di Vico dans le pas de deux des paysans : l’adage leur réussit pleinement (ils prennent le temps d’habiter la musique, et elle a une charmante manière de ciseler ses poses), et la rapidité ne les prend pas en défaut (sauf pour lui, un peu trop en avance sur le temps lors des sauts de la coda).

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Casse-Noisette à l’Opéra : la belle surprise de Noël

En ce 25 décembre, on se rend à l’Opéra Bastille un peu circonspect. La distribution réunit en effet deux danseurs qui sont depuis longtemps dans la compagnie et ont mis du temps à être distingués. Marc Moreau, longtemps resté dans les rangs des sujets a finalement atteint le firmament de la maison alors qu’il avait additionné les prestations décevantes. Marine Ganio, peut-être éclipsée par la promotion éclair de son frère Mathieu, fait partie de ces danseuses qui ont été cantonnées dans les rôles de sujet (en petits groupes ou en pas de deux) et ont peu eu l’occasion de briller sur le devant de la scène. A l’époque Millepied, déjà assez lointaine, il lui fut donné une Lise.

Or le public, c’est la règle, aime la prime jeunesse et les promesses. « L’expérience » allait-elle suffire à soulever une salle de spectacle un jour de Noël ?

La réponse est oui.

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Marine Ganio et Marc Moreau. Clara et Drosselmeyer/Le Prince. 25 décembre 2023

Marine Ganio a les qualités de la maturité artistique pour dépeindre l’enfance. Durant le premier acte, on s’émeut de son agacement face à Fritz (Antoine Kirscher, très bien aussi bien en soldat mécanique qu’en agaçant morveux). C’est une sœur aimante mais excédée. Sa peine est également touchante en poupée dépouillée de ses oripeaux. Sa frustration et son monologue intérieur passent la rampe. Elle construit aussi tout un jeu avec le Casse-Noisette-jouet, le consolant quand les enfants et les adultes le trouvent trop vilain. On se prend même à l’observer en train de continuer à défendre le jouet assise dans le grand Voltaire pendant le menuet Grossvater (joli succès de Chavignier, très drôle en grandpa à entrechats).

Marc Moreau, quant à lui, donne de Drosselmeyer l’image d’un homme encore jeune dont on perçoit le charme sous le bandeau et les cheveux gris. Ceci aide à la lecture de l’histoire. Quand les parrains ont vraiment l’air trop décati à l’acte 1, on a du mal à imaginer que Clara l’idéalise en prince à l’acte 2. Surtout, on apprécie à nouveau sa danse qui, sur l’ensemble de la soirée, a gagné en amplitude et en moelleux. Dans la variation de rencontre, on apprécie bien sûr sa batterie ciselée, toujours un de ses points forts, mais aussi ses retombées propres et silencieuses dans les tours en l’air, une nouveauté car c’était un de ses points faibles depuis au moins deux saisons.

Le pas de deux qui ouvre l’acte 2 est une grande réussite. Les deux danseurs dépeignent une touchante amitié-complicité. Ils maîtrisent parfaitement leur partition. Il y a dans leur pas de deux de très beaux portés aériens qu’on retrouvera aussi dans le grand pas-de-deux final. En termes de jeu, Marc Moreau est tout en nuance : présence qui s’efface doucement avant le cauchemar. Marine Ganio est très crédible en jeune fille terrorisée face aux chauves-souris. Elle ne désarme même pas face aux injonctions de son partenaire revenu lui montrer qu’il s’agit en fait de ses parents. Elle marque sa reconnaissance de Fritz et Luisa (Kirscher et la très talentueuse Hortense Millet-Maurin, une Clara en puissance) en Espagnols.

Dans le grand pas de deux, il n’y a donc aucun doute que les deux danseurs en doré sont les deux héros qu’on suit depuis le début de soirée. Ils font montre de nouveau d’une grande complicité dans l’adage. Moreau domine la variation masculine : batterie, parcours, aucune raideur. La fin à genou, un tantinet brusque, est néanmoins parfaitement en musique. La salle est réceptive. Marine Ganio cisèle ses équilibres et son bas-de-jambe dans sa variation. La coda est bien enlevée. C’est un sans-faute.

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Lors du retour à la réalité, Clara se réveille dans les bras de Drosselmeyer qui la retire du fauteuil pour libérer la place au grand-père épuisé par ses exploits chorégraphiques. Il lui baise paternellement le front avant de partir. Les intentions narratives de Noureev ne nous avaient pas parues aussi claires lors de nos deux précédentes soirées en dépit du bonheur qu’on avait ressenti.

À cela s’ajoute une distribution belle et cohérente : des enfants au jeu de plus en plus naturel, des flocons tirés au cordeau et des solistes du divertissement bien assortis. Dans la danse arabe, Roxane Stojanov, aux développés toujours aussi impressionnants, est bien plus à l’aise aux bras d’Antonio Conforti que dans ceux de Jerémy-Loup Quer. Une histoire s’écrit enfin. Les trois acrobates-chinois sont très énergiques et homogènes. On remarque néanmoins les très beaux tours en l’air de Keita Belali. La Pastorale, qui réunit de nouveau Mathieu Contat, Clara Mousseigne et Bianca Scudamore nous paraît plus harmonieuse.

On aura vécu en somme une bien belle soirée.

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