Archives de Tag: Rouslan Savdenov

A Toulouse, Johan Inger et Thierry Malandain : hymnes à Ravel

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

« Hommage à Ravel ». Ballet, orchestre et chœur du Capitole de Toulouse. Johan Inger, « Walking Mad ». Thierry Malandain « Daphnis et Chloé ». Représentations des 24 et 25 octobre 2025.

Pour célébrer le cent-cinquantenaire de la naissance du compositeur Maurice Ravel, le Ballet du Capitole reprend deux œuvres entrées à son répertoire sous la direction de Kader Belarbi.

*

 *                                         *

Walking Mad. Johan Inger. Aleksa Zikic et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

Walking Mad de Johan Inger, reprise d’une pièce de 2001 pour le Nederland Dans Theater I, a été pour la première fois dansée en 2012 puis reprise à Toulouse en 2015 dans le programme « Et bien dansez, maintenant ! » à la Halle aux Grains. A la revoyure, la pièce garde toute sa force initiale.

Commencé dans le silence, Walking Mad oppose d’abord, dans une scène déprimante du quotidien, un homme vêtu d’un imperméable et d’un chapeau melon et ce qui semble être sa compagne, triant du linge sale jonchant le sol. Dans le fond de scène, un grand mur traverse obliquement l’espace. Cette structure à géométrie variable, mouvante et occasionnellement bruyante devient le personnage principal du ballet tandis que s’égrène la partition obsédante de Ravel.

Au début de l’exécution du Boléro, l’atmosphère est légère et loufoque. Le jeu de séduction sensuel voulu par Ida Rubinstein, la commanditaire et interprète principale du ballet à défaut d’être souhaité par le compositeur, est ici présenté de manière parodique. Un garçon en teeshirt rouge (Lorenzo Misuri au soir du 24 octobre) se fait voler son chapeau alors qu’il est placé à l’autre extrémité du mûr par une nymphette (Juliette Itou). Il entreprend ensuite de la poursuivre et peine à la rattraper. Des garçons facétieux, coiffés de cotillons pointus, apparaissent par des portes ménagées dans le mur et entreprennent des danses de séduction outrées et ridicules (mention spéciale sur les différents soirs à Philippe Solano, à Kleber Rebello, à  Amaury Barreras Lapinet ou encore à Eneko Amoros Zaragoza). On pense à la version parodique du Sacre du Printemps par Paul Taylor, The Rehearsal, qui remplace le terrible sacrifice par une savoureusement stupide enquête policière.

On apprécie aussi que le mur remplace par sa verticalité l’horizontalité de la table des versions Nijinska et Béjart. Jusque à la mi-temps de la pièce, ce décor protéiforme joue le rôle de lampe merveilleuse ou de boite de Pandore, laissant s’échapper des danseurs et danseuses qui nous ébaubissent par des passes chorégraphiques subreptices et fuyantes. Une transe joyeuse avec des cris est la culmination de  cette partie.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Elle est stoppée net, comme l’orchestre, lorsque le mur se plie en deux pans, définissant l’angle concave d’une pièce en perspective cavalière. L’ambiance change alors du tout au tout, Une fille (Solène Monnereau le 24, Tiphaine Prevost le 25) se retrouve alors coincée dans l’angle de la pièce et trois gars, qui semblent être devenus des excroissances du mur, l’emprisonnent et la maltraitent. La musique du Boléro n’est d’abord plus qu’un vague grésillement qui sort de la coulisse. Mais, même lorsque l’orchestre recommence à jouer la partition lancinante, on comprend désormais qu’on est dans un asile de fous. Les escalades du mur, qui semblaient juste facétieuses au début, deviennent un enjeu de fuite. La transe est devenue démente. La scène de la fille qui batifolait, poursuivie par un garçon, se répète sur un tout autre registre. Elle est maintenant poursuivie par des prédateurs en trenchs-camisole.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Tout cela fait-il référence à la démence qui eut raison du compositeur ? Les cliquetis métalliques du mûr sont-ils la prise en compte tardive du souhait original du compositeur, qui voulait que le Boléro représente la sortie d’ouvriers d’une usine ? L’œuvre est assurément d’une grande richesse de sens possibles.

On reste bien un peu circonspect face au choix d’Inger de terminer sa pièce avec le Für Alina d’Arvo Pärt même si elle se justifie en termes de narration. Dans cette partie au style Ekien (rendu très évident le 24 par Ramiro Gómez Samón et Kayo Nakazato), le couple initial se retrouve dans ce quotidien gris et déprimant initial qui pourrait expliquer a posteriori la folie. On est particulièrement touché par le duo du 25 octobre. Aleksa Zikic a une palette expressive étendue, passant subtilement du facétieux à l’émouvant et Georgina Giovannoni, qu’on n’avait pas encore eu l’occasion de voir se distinguer, est une interprète qui passe très assurément la rampe.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Georgina Giovannoni et Aleksa Zikic. Photographie David Herrero.

*

 *                                         *

« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé vient plus tôt que Boléro dans la chronologie des partitions de ballet de Maurice Ravel : c’est en fait la toute première quand Boléro est la dernière. Dès 1909, Serge de Diaghilev avait commandé la partition au jeune compositeur pour la saison 1911. La chorégraphie était confiée à Michel Fokine qui avait souhaité travailler sur ce thème. En 1904, le jeune danseur, enthousiaste et iconoclaste, avait proposé un ballet sur ce thème à la direction des Théâtres impériaux accompagné d’un plan de réforme du ballet qui, entre-autres, proposait de jeter les tutus et les pointes à la corbeille. La direction n’avait pas donné suite à la mise en œuvre de ce Daphnis mais avait néanmoins initié une réforme des costumes. En termes d’avancées chorégraphiques, Fokine, qui entre-temps avait vu danser Isodora Duncan lors de la saison 1904, avait dû attendre 1907 pour créer un ballet sur un thème antique : Eunice, librement inspiré du roman « Quo Vadis ? » d’Henryk  Sienkiewicz. Ne pouvant obtenir des danseurs qu’ils dansassent pieds-nus, il avait fait peindre des doigts de pieds sur leurs chaussons afin de faire plus naturel.

Il n’y a pas de pointes non plus dans le ballet de Thierry Malandain qui rend hommage au chorégraphe d’origine de Daphnis en évoquant certains de ses principes mais en les fondant dans sa propre gestuelle. On retrouve les poses de profil harmonieuses et non anguleuses comme celles du Faune de Nijinsky, créé la même saison, en 1912. Les pas sont glissés plutôt qu’attaqués du talon. Les rondes ont la part belle, soulignant le côté tourbillonnant de la partition du ballet. Les lignes même ont une qualité ondulatoire : au début du ballet par exemple, nymphes et bergers, tous en jupes plissés soleil vert d’eau, avancent en ligne vers le proscenium. Chaque danseur partant des extrémités vers le centre opère un quart de tour en décalé. On est invité à une célébration panthéiste …

L’un des apports majeurs de Malandain à Daphnis et Chloé est d’avoir décidé d’attribuer à un danseur le rôle de Pan qui, aussi bien dans le ballet de Fokine que dans le plus récent Daphnis de Benjamin Millepied à l’Opéra, n’apparaissait pas alors que c’est lui qui délivre Chloé, enlevée par des pirates. Il y a au passage des similitudes dans les défauts de l’argument de Daphnis et celui du ballet Sylvia, tous deux inspirés de poèmes pastoraux : les bergers y sont des tendrons impuissants.

« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan), Kleber Rebello (Daphnis) et Solène Monnereau (Chloé). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Dans la version Malandain, c’est un trio et non un duo qui ouvre le ballet. Daphnis et Chloé sont protégés par le dieu Pan qui préside à leurs amours tout en recevant leur hommage (la ronde des deux protagonistes, les bras en couronne écartée, autour du dieu). Au soir du 24 octobre, Philippe Solano est un peu comme une statue animée d’Eros ; à la fois sensuel mais conscient de sa condition divine. Le mouvement est ample, contrôlé et serein. En Chloé, Solène Monnereau a quelque chose de Claire Lonchampt, la muse du chorégraphe à Biarritz ; elle distille ce même genre de retrait vibrant qui la fait aimer. Kleber Rebello, Daphnis, est particulièrement émouvant dans son duo des doutes avec Lycénion (Kayo Nakazato, concentré de sensualité affirmée qui cambre du bassin avec un chic très crâne). Les courses arrêtées, le cou rentré dans les épaules, les yeux au sol, créent tout le personnage.

« Daphnis et Chloé ». Kayo Nakazato (Lycénion) et Jeremy Leydier (Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Une autre qualité du Daphnis et Chloé de Thierry Malandain est qu’il offre une vraie progression dramatique au couple secondaire. Pan sert de pivot entre le couple qui s’est reconnu d’emblée et celui qui ne se satisfait pas de son lot. A la fin du ballet, Malandain a créé un charmant pas de deux, très Papageno-Papagena, pour Lycénion et Dorcon, le prétendant éconduit de Chloé. Jeremy Leydier (qui avait déjà exécuté une belle variation des biscotos aux maladresses étudiées) s’y montre absolument touchant : ses rapides pas courus, son dos courbé pour faire oublier ses grands abatis, ses baisers timides puis gourmands ; tout émeut.

« Daphnis et Chloé ». Natalia de Froberville (Chloé) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Le 25 octobre, on retrouve à peu près la distribution de la création en 2022. Alexandre de Oliveira Ferreira est plus charnel que Solano en Pan. C’est un faune plutôt qu’un dieu. En Daphnis, Ramiro Gomez Samon est un jeune homme idéal dans sa naïveté. La simplicité de sa variation du concours  séduit. C’est un parfait berger de Pastorale. Natalia de Froberville quant à elle, montre toute la beauté classique latente dans la chorégraphie de Malandain pour Chloé. Durant sa première variation, Rouslan Savdenov, Dorcon, pastiche savoureusement le style du ballet soviétique. Tiphaine Prévost est une capiteuse et primesautière Lycénion. Elle n’est pas sans évoquer la Sirène de Balanchine dans le Fils prodigue. Sa marche en pont avec développés ou encore ses gestes explicites sont exécutés avec sobriété et efficacité. Cela rend son pas de deux final de l’épanouissement avec Dorcon d’autant plus inattendu et émouvant.

"Daphnis et Chloé". Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

« Daphnis et Chloé ». Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé est une authentique réussite de Thierry Malandain.

Par rapport à 2022, on regrettera seulement que le changement de lieu ait fait perdre un effet scénique poétique. Dans l’arène de la Halle aux grains, les chœurs cachés par le cyclo en fond de scène, étaient placés sur un balcon en face du public. Lorsqu’ils chantaient, ils apparaissaient comme flottant au-dessus de la scène, tel une assemblée des Olympiens commentant l’action. La scène du Capitole n’est pas assez profonde pour reproduire cet effet. Les excellents chœurs sont toujours placés en hauteur mais au 3e balcon de côté à Jardin, ce qui créé un certain déséquilibre pour l’oreille selon le côté où l’on se trouve dans la salle. Espérons que Daphnis pourra être repris un jour dans son écrin d’origine pour bénéficier de nouveau de cet attrait supplémentaire.

« Daphnis et Chloé ». Alexandre Ferreira De Oliveira (Pan), Natalia de Froberville et Ramiro Gomez Samon (Daphnis et Chloé), Tiphaine Prevost et Ruslan Savdenov (Lycénion et Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

*

 *                                         *

Voilà donc un bien beau programme d’hommage à Ravel. Sous la baguette inspirée de Victorien Vanoosten et avec les chœurs du Capitole dirigés par Gabriel Bourgoin, le Ballet du Capitole se montre à la hauteur de sa renommée de compagnie classique et néoclassique nationale et internationale. On s’étonne donc d’autant plus de remarquer que, dans les espaces publiques du théâtre, la plupart des photographies qui les décorent soient désormais consacrées aux productions lyriques : une photographie du Chant de la Terre de Neumeier et tout serait dit ? La saison dernière, au moins deux programmes réussis ont donné lieu à de belles photographies de David Herrero : le programme Glück-Jordi Savall et la Coppélia de Jean-Guillaume Bart. Et que dire de Daphnis et Chloé ? On espère que cet oubli n’est que conjoncturel…

Commentaires fermés sur A Toulouse, Johan Inger et Thierry Malandain : hymnes à Ravel

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Coppélia de Jean-Guillaume Bart au Capitole de Toulouse : traditionnel augmenté

Coppélia (Musique Léo Delibes. Chorégraphie Jean-Guillaume Bart. Ballet du Capitole de Toulouse. Représentations du 22, 23 et 24 avril 2025).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Photographie David Herrero

Coppélia est l’unique ballet français qui a connu une transmission sans interruption dans sa compagnie d’origine. Tous les autres grands classiques nés en France et surtout à Paris aux XVIIIe ou au XIXe siècle, tels La Sylphide ou Giselle, pour ne parler que des plus mythiques, sont soit des reconstructions soit des retours tardifs par le prisme russe.

En France, les professionnels de la danse ont tristement l’habitude de penser qu’un ballet, lorsque les créateurs et interprètes de transmission directe de l’œuvre ont tous disparu, ne vaut plus la peine d’être repris et qu’il faut repartir à zéro. Il y aussi une petite forme de condescendance qui les pousse souvent à penser que les danseurs d’aujourd’hui, plus avancés techniquement, vont s’ennuyer à danser les pas du passé. Fort heureusement, ni les russes ni les anglo-saxons n’appliquent ce théorème mortifère à leur propre répertoire.

Je suis bien conscient que l’ensemble d’une chorégraphie ne peut rester intacte avec le temps mais une approche à la Rudolf Noureev, conservant ce qui est devenu traditionnel dans une chorégraphie (même si tout n’est pas originel) et comblant les blancs (souvent des passages pantomimes) avec ses propres chorégraphies, me paraît la plus fructueuse.

Dans la Coppélia parisienne, les passages dansés de Swanilda chorégraphiés par Saint-Léon ont fait a priori l’objet d’une transmission ininterrompue. À l’acte 2, la scène de la poupée est un petit chef-d’œuvre avec la ballerine qui secoue les bras de manière cadencée tout en faisant des piétinés à reculons comme si son balancier régulateur d’automate s’était déréglé. Certes, les danses de caractère qui infusent le premier acte silésien du ballet sont un peu basiques pour un corps de ballet moderne. Quant à l’acte 3, il a disparu dans le sillage tourmenté de la guerre franco-prussienne de 1870. Cet acte, allégorique, n’apportant aucun développement à l’action, mettait en scène la discorde, la paix et la guerre : des thématiques quelque peu douloureuses après la défaite française, la perte de l’Alsace-Lorraine et les fractures civiles et sociales de la Commune.

Jean-Guillaume Bart, danseur et chorégraphe féru d’Histoire de la Danse, avait donc à mon sens un terrain de jeu suffisant pour mettre sa patte de chorégraphe sur Coppélia, tout en gardant une partie du texte original de Saint-Léon. On a été un peu déçu et circonspect au départ lorsqu’on s’est rendu compte que ce ne serait pas le cas.

Mais trêve d’esprit gâte-sauce. Ces préventions ont été vite balayées au vu de l’authentique réussite que représente cette nouvelle production de Coppélia.

*

 *                                              *

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et le corps de ballet masculin à l’acte 1. Photographie David Herrero

La Coppélia de Jean-Guillaume Bart parvient en effet, sans jamais vraiment reprendre l’original, à l’évoquer tout en l’actualisant subtilement. Les décors d’Antoine Fontaine pour l’acte 1 et 3 (la place d’un village en Silésie) sont directement inspirés des décorateurs à toiles peintes du XIXe siècle mais la jolie perspective forcée d’escaliers extérieurs très Europe centrale donne tout autant au décor une profondeur réaliste qu’une impression de vertige bien venue pour illustrer cette histoire flirtant gentiment avec le fantastique. Pour la maison de Swanilda, l’impression d’intérieur-extérieur fort réussie est renforcée par les subtils éclairages de François Menou. On n’a pas ainsi l’impression d’être face à une bâtisse de toile peinte qui tremblote dès qu’on frappe à la porte comme dans Giselle. Il y a de la vie dans cette maison, on en est certain. À l’acte 2, l’atelier de Coppélius joue également habilement sur la ligne de démarcation entre réalisme et onirisme. La pièce paraît plausible ; la fenêtre par laquelle rentre Frantz par effraction semble vraiment déboucher sur un extérieur. Mais la présence d’escaliers et de galeries dans cet intérieur vient perturber cette vision de rassurante normalité tandis qu’un aéroplane à la Léonard de Vinci ou à la Jules Verne et un immense engrenage flottant en l’air réintroduisent la dimension inquiétante et fantastique. L’Histoire et l’Histoire de la Danse ne sont jamais bien loin non plus dans cette Coppélia. L’antre de Coppélius est encadrée par des images familières du ballet romantique (La Sylphide, Giselle, Paquita, le Corsaire) de même que les costumes de David Belugo semblent étonnamment proches de ceux portés par les danseurs de l’Opéra en mai 1870.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Dans l’atelier de Coppélius. Natalia de Froberville. Photographie David Herrero

Ce jeu de citation historique est particulièrement poussé durant la scène des automates. Chacune des poupées portant de discrets mais troublantes visières de plexiglas est une évocation d’un grand ballet de l’ère romantique (Conrad du Corsaire pour le Janissaire à cimeterre, Paquita pour l’espagnole, James de La Sylphide pour l’Ecossais et une Willi de Giselle qui exécute mécaniquement les sautillés du corps de ballet à l’acte 2) et la leçon de danse de Coppélius fait ressembler Swanilda-Coppélia à une succession de vignettes extraites d’un manuel de Carlo Blasis. Mais si on y regarde bien, l’acte 1 n’est pas exempt de citations actualisées de la tradition romantique : le petit banc posé à jardin semble se référer à celui de la première scène de Giselle. Mais dans cette version d’aujourd’hui, la danseuse n’avale pas le baratin floral du tendron et lui jette même son offrande à la figure.

D’un point de vue chorégraphique, Jean-Guillaume Bart parvient, sans reprendre d’enchaînements de l’original, à évoquer les spécificités du style Saint-Léon. Travaillant souvent sur des scenarios décousus (Coppélia, écrit par Charles Nuitter, fait figure d’exception), le chorégraphe savait soutenir l’attention du public en mêlant d’une manière subtile danse et pantomime – les Italiens avaient eux tendance à séparer clairement les deux. Dans la Coppélia de Pierre Lacotte, la version historique du Ballet de l’Opéra aujourd’hui uniquement dansée par l’École de Danse, la première entrée de Swanilda où elle explique au public son dilemme depuis l’arrivée d’une nouvelle venue dans le village, est un savant entremêlement de mime et de pas. Jean-Guillaume Bart utilise le même procédé pour sa Swanilda d’aujourd’hui mais il en avait usé dès le lever du rideau avec sa procession de jeunes agriculteurs matinaux (un clin d’œil encore au début de Giselle ?) qui rentrent en mode pantomime et passent sans rupture à la danse, comme s’ils continuaient leur conversation.

En termes de technique, Bart confronte ses danseurs à toutes les subtilités et à toutes les difficultés de la danse française. Les bas de jambes sont très sollicités (avec de multiples double-ronds de jambe), la batterie est reine et les épaulements sont ciselés. À l’acte 3, Frantz exécute une combinaison de tours arabesques et de pirouettes en dedans qu’on aurait pu trouver dans un des carnets de Léon Michel, père de Saint-Léon. Swanilda exécute de petits sautillés sur pointe en attitude à l’acte 1 et une diagonale sur pointe en reculant au dernier acte presque plus dans la veine de la version Petipa qui était second maître de ballet à l’époque du règne de Saint-Léon à Saint-Petersbourg. Pendant ce même acte, l’intermède des amies de Swanilda n’est pas sans évoquer le pas de six de La Vivandière, une chorégraphie préservée par le système de notation de Saint-Léon lui-même : la sténochorégraphie.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Acte 3. Photographie David Herrero

Réglés pour un corps de ballet moins pléthorique qu’au XIXe siècle (cinq couples pour la grande mazurka), les danses de caractère réglées par Jean-Guillaume Bart ont un peps extraordinaire. Les talons crépitent, le poids au sol des danseurs nécessaire dans la czardas ne se fait jamais au détriment de l’enlevé de l’exécution. Jean-Guillaume Bart a voulu représenter un petit bourg frappé de dansomanie. Pour ce faire, il a étoffé le rôle uniquement pantomime et anecdotique du bourgmestre pour en faire un personnage à part entière, lui adjoignant une épouse aussi balletomane que lui. Et monsieur le maire est un virulent adepte de Terpsichore ! En haut de forme, au milieu de ses administrés, il détonne et conduit à la fois.

*

 *                                              *

Alexandre De Oliveira Ferreira donne à ce personnage d’édile toute son énergie solaire (les 22 et 24 avril) aux côtés de Georgina Giovannoni tandis que le 23, Minoru Kaneko et Solène Monnereau nous transporteraient presque pendant l’acte du mariage au bal du Moulin rouge. Avec ses bottines, ses bas rouges et son énergie explosive, Monnereau évoque Jane Avril, la Mélinite, et Kaneko serait son Valentin le désossé survolté.

On apprécie cet enrichissement des rôles d’arrière-plan du ballet qui se sont affadis au XXe siècle avec la simplification parfois outrancière des rôles pantomimes. Bart donne du relief à la théorie des petites amies de Swanilda en développant l’interprétation d’au moins deux d’entre-elles. Sofia Caminiti est ainsi la meneuse qui donne les idées mais qui les fait exécuter par d’autres et Nina Queiroz est inénarrable en peureuse qui claque des genoux et tombe dans les pommes.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Rouslan Savdenov (Coppélius) et Natalia de Froberville (Swanilda). Photographie David Herrero

Le grand rôle secondaire du ballet, Coppélius, s’il reste principalement mimé est néanmoins développé par Jean Guillaume Bart. Dans le programme, Coppélius est désigné comme un « vieux maître de ballet exilé ». Des trois Coppélius qu’il nous a été donné de voir, c’est peut-être Rouslan Savdenov le 22 mars qui nous a semblé remplir le mieux ce cahier des charges spécifique. À l’acte 1, lorsqu’il sort la première fois de sa maison, Savdenov évoque avec sa posture un peu voutée et compacte le Jules Perrot des classes de danse de Degas. À l’acte 2, dans son antre, avec sa grande blouse et son bonnet vissé sur la tête, il évoquerait plutôt Arthur Saint-Léon.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Jérémy Leydier (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda) Photographie David Herrero

Jeremy Leydier est nécessairement très différent. Sa haute stature rend peu probable la scène où Coppelius est intimidé par les villageois. Avec sa perruque blanche, il ressemble plutôt à un élégant Frantz Liszt qu’à un maître de ballet déplumé. À l’acte deux, en revanche, Leydier sait se montrer à la fois effrayant et drôle. Lorsqu’il suit en catimini Frantz entré chez lui par effraction, il est à la fois le docteur Frankenstein et sa créature. Enfin, Jérémy-Coppélius rend totalement justice à la jolie trouvaille de Jean-Guillaume Bart pour donner de la profondeur à un acte 3 sans cela dramatiquement insipide : après la variation de Frantz sur l’Aurore, Coppélius entre avec la poupée Coppélia désarticulée sur la Prière. Leydier et sa partenaire Juliette Itou ménagent l’équilibre entre le sinistre (on ne sait pas très bien si cette Coppélia est un objet ou un corps privé de vie) et l’émouvant (le vieux savant semble faire une calme scène de la folie).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Simon Catonnet (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le 24 avril, dans ce passage, le Coppélius de Simon Catonnet, très Daddy Long Legs durant les deux premiers actes et fort amusant en Pygmalion effrayé qui hisse le drapeau blanc devant sa créature, évoque le mime Baptiste des Enfants du Paradis. Nino Gulordava est absolument une créature inanimée.

Ce passage explique que le début du pas de deux entre Frantz et Swanilda soit musicalement si joliment mélancolique.

*

 *                                              *

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) Photographie David Herrero

Ceci nous amène tout naturellement aux rôles principaux. En trois soirées et seulement quatre danseurs, on aura finalement vu trois couples Swanilda-Frantz très différents. Le premier est en fait le seul qui avait été initialement prévu de la sorte. La distribution de la première réunissait les deux étoiles maison, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón. Froberville, toujours d’une grande légèreté dans l’exécution technique, dépeint une Swanilda au tempérament explosif. Elle querelle son Frantz avec gusto et jette en l’air sa robe de mariée avec tant de conviction que les petites amies ont du mal à la rattraper au vol. À l’acte 2, Natalia-Swanilda articule bien les moments où elle imite la poupée et ceux où elle redevient elle-même. Elle semble lancer des petits regards de connivence au public. Ramiro Gómez Samón est un Franz plus camarade d’enfance qu’amoureux. C’est un concentré de charme et d’aisance (ses entrelacés développés sont roboratifs) qui le rapproche un peu de la conception initiale du rôle de Frantz où il était incarné par une femme ; beaucoup de vaudeville mais pas tant de sentiment.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) et Ramiro Gómez Samón (Frantz) Photographie David Herrero

Le 23, Kayo Nakazato remplaçait la nouvelle étoile de la compagnie, Marlen Fuerte Castro, aux côtés de Alexandre De Oliveira Ferreira. Là encore beaucoup de vaudeville. Mademoiselle Nakazato est moins volcanique dans sa colère mais plus rancunière. Dans la Czardas, elle continue à bouder son partenaire presque jusqu’à sa conclusion et durant le deuxième acte, à la réalisation de la non-humanité de Coppélia, elle est à la fois drôle et cruelle dans son imitation de la combinaison de cabrioles que faisait Frantz à l’acte 1 pour impressionner la belle lectrice installée au balcon. De Oliveira Ferreira, qui danse le Bourgmestre quand il n’est pas Frantz, tire son rôle du côté bouffon. Il n’hésite pas à montrer les côtés ridicules de son Frantz lorsque celui-ci échoue à amadouer Swanilda ou se fait prendre la main dans le sac. Sa scène narcotique à l’acte 2 est également très drôle. Il sourit béatement puis tombe raide comme une planche. Monsieur Ferreira a le don du timing comique d’un acteur du cinéma muet. Techniquement, il parcourt et bat bien. Il semble moins à son aise avec la redoutable combinaison de doubles tours arabesque suivis de pirouette en dedans de sa variation de l’acte 3. Mais, pour tout dire, Ramiro Gómez Samón l’avait quelque peu négociée aussi le 22 avant de parfaitement la réussir le 24.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse.
Alexandre De Oliveira Ferreira (Frantz). Photographie David Herrero

Car en ce soir du 24, c’est en effet Gómez Samón qui entre à Cour au premier acte. Ayant négligé de regarder la feuille de salle, on est surpris et déstabilisé. On attendait Philippe Solano qui l’avant-veille bondissait en compagnie de Gómez Samón et de Kleber Rebello dans une sorte trio-battle pour impressionner les filles. La surprise et la déception passée, on finit néanmoins par apprécier ce couple improvisé qui introduit une dimension affectueuse et romantique au couple Swanilda-Frantz.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gomez Samon (Frantz). Photographie David Herrero

Ramiro Gómez Samón est d’autant plus charmant en enfant penaud pris les doigts dans le pot de confiture. Kayo Nakazato, semble avoir complètement infléchi son interprétation face à son nouveau partenaire. Vraiment animée dans sa première variation (on admire la souplesse du cou et le moelleux des fouettés d’une position à l’autre), elle est touchante par les regards attristés qu’elle lance à l’épi pendant la balade du même nom. Kayo Nakazato parvient ainsi dans ce ballet si drôle à incarner une jeune fille romantique. Lorsqu’elle apparaît dans sa robe de mariée sur le perron au dernier acte, elle semble dire « eh bien vous voyez, finalement, je l’ai eu ! ». Lors du pas de deux final, on admire particulièrement ce porté discret où Frantz suspend un temps levé de Swanilda en la soutenant sous l’aisselle. Cette passe technique prend avec ce couple en particulier une signification plus profonde : il semble souligner l’état de ravissement de la jeune épousée.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le ballet peut se terminer ensuite dans l’euphorie de la musique (à la fois gaillardement et subtilement dirigée par Nicolas André) et de la danse de caractère menée par le couple principal, les bourgmestres et le corps de ballet tout entier du Ballet du Capitole dont on aimerait pouvoir citer chacun des interprètes tant ils nous soulèvent de notre siège.

*

 *                                              *

Ainsi, si je continue à appeler de mes vœux une version de Coppélia qui sertirait les gemmes préservées de Saint-Léon sur une monture moderne, force m’est de reconnaître que je courrai revoir cette réécriture à la fois traditionnelle et moderne de Jean-Guillaume Bart dès qu’elle sera reprise à Toulouse ou bien lorsqu’elle tournera en France.

Commentaires fermés sur Coppélia de Jean-Guillaume Bart au Capitole de Toulouse : traditionnel augmenté

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs, Hier pour aujourd'hui, Humeurs d'abonnés

Programme Feux d’artifice à Toulouse : des étoiles plein les yeux

0NC_0817

Suite en Blanc (Edouard Lalo – Serge Lifar). La Mazurka. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Dans la plaquette donnée au public pour la soirée Feux d’Artifice, trois photographies juxtaposées montraient les trois ballets présentés lors de cette soirée. On focalisait d’emblée sur le côté leur côté graphique : Suite en Blanc et sa pièce montée de danseurs, Sechs Tänze et son porté loufoque, la danseuse juchée dos à dos sur son partenaire avec les mains et les pieds flexes à la limite de la peinture égyptienne, et enfin les pas de 4 à 6 aux chapeaux du Concert où un des danseurs, bassin cambré au point de s’assoir sur le visage de la ballerine principale, semblait être au beau milieu d’agapes.

On ne pouvait s’empêcher de penser qu’associer deux ballets comiques au très sérieux Suite en Blanc de Lifar était en soi un commentaire désobligeant à l’égard du ballet d’ouverture. Pourtant, le programme montrait plutôt comment trois chorégraphes réagissaient à des musiques symphoniques tout en offrant une vision dépouillée des a priori sur leur compositeur et leur style.

*

 *                                              *

Pour le Lifar de Suite en blanc, c’est la transformation d’un ancien ballet d’action néo-mauresque en un ballet abstrait présenté dans l’attirail le plus académique qui soit : chemise et collants pour les garçons et tutus pour les filles. Lifar a voulu construire un monument à la danse française en plein milieu de l’Occupation. Dans un espace tout noir équipé d’une sorte de grand autel en fond de scène (le ballet s’appelait Noir et Blanc à la création), les danseurs principaux viennent présenter de petites œuvres d’art ciselées au milieu d’un corps de ballet traité comme une frise. Pendant la célèbre variation masculine de la Mazurka, par exemple, les comparses masculins placés sur l’estrade figurent un fronton de temple grec.

Suite en blanc développe le vocabulaire néo-classique propre à Lifar (notamment ses portés décalés), ne gardant de la couleur locale que quelques détails joliment incongrus dans les ports de bras. Ce style n’a pas fait école. Il est aujourd’hui marqué du sceau de son époque et il est délicat à remonter sans le muséifier (une tendance qu’à force de correction, l’Opéra de Paris a pu parfois incarner).

0NC_0445

Suite en Blanc. Pas de 5. Kayo Nakazato en soliste féminine. Photographie David Herrero.

À Toulouse, on est loin de la pièce de musée, cela vit et cela danse. Est-ce également le fait que l’orchestre de Capitole, sous la baguette experte de Philippe Béran, fait scintiller la partition de Lalo comme on ne l’entend jamais à l’Opéra de Paris ? Il n’empêche que ces deux soirées montraient des différences notables dans l’adoption du style lifarien par les danseurs. Il y avait ceux qui en embrassaient pleinement les particularités et d’autres qui avaient suivi la voie de l’adaptation. J’ai une préférence pour les premiers mais au final, toutes les propositions étaient recevables et intéressantes à regarder.

Dans la Sieste, qui ouvre le ballet, le trio féminin en tutu romantique montrait cette juxtaposition tout en dansant à l’unisson. Du côté des puristes, Sofia Caminiti, qui avait déjà dansé cette partie du ballet en 2019, était un plaisir des yeux tant elle mettait de drame dans ses bras. Kayo Nakazato, elle aussi une spécialiste du style, a la part belle dans le pas de cinq, une variation où la fille développe une technique saltatoire presque masculine aux côtés de 4 garçons survitaminés. Dans le Thème varié, le 29 décembre, Philippe Solano dansait Lifar tandis que son acolyte, Kleber Rebello, balanchinisait la chorégraphie. Cette opposition ne manquait pas de saveur, les deux chorégraphes se détestant dans la vie. Entre ces deux bondissant gaillards, Nancy Osbaldeston, pas exactement dans le style, séduisait néanmoins par son entrain. Le 30 décembre, Tiphaine Prevost, dans le même rôle, déclamait en revanche son Lifar mêlant la rigueur presque graphique des jambes à la fantaisie Art Déco des bras aux côtés de Minoru Kaneko et Aleksa Zikic. Prevost et Osbaldeston s’étaient d’ailleurs échangé les rôles. Nancy Osbaldeston dansait la Sérénade que Tiphaine Prévost avait magistralement défendue le soir précédent.

0NC_0221

Suite en Blanc. Thème varié Tiphaine Prevost, Minoru Kaneko et Aleksa Zikic.  Photographie David Herrero.

Philippe Solano, quant à lui, confirme dans la Mazurka (le 30 décembre) sa compréhension fine de la geste lifarienne déjà visible dans le Thème varié. Dans ce solo plein de bravura, il assume crânement les contrappostos statuaires et les pas de caractère qui mettent cette variation à part dans le ballet et justifient qu’elle soit, par exemple, tellement proposée au concours de promotion du corps de ballet de l’Opéra de Paris.

La veille,  son prédécesseur dans la variation, Ramiro Gómez Samón, avait un peu tendance à gommer toutes ces petites aspérités qui en font tout le sel. Le danseur étoile dansait le 30 l’Adage avec Natalia de Froberville, un joli moment plein de charme qui faisait passer de l’émotion dans les intrications techniques bourrés de décalés et de portés de ce pas de deux qui arrive à un moment où l’attention du public risque de s’étioler. La veille, Alexandra Surodeeva donnait de ce même passage une vision plus formelle aux bras de Rouslan Savdenov. Ce style lui va bien. Le côté fruité de sa danse ressort bien dans Lifar qui, à son époque, a réenchanté l’académisme français, y insufflant un peu de lyrisme expressionniste slave. Dans la Flûte, Froberville ou Surodeeva séduisaient chacune pour des raisons différentes ; la danseuse étoile par son naturel sans affectation tandis que la soliste le faisait par son artifice. Dans la Cigarette, autre monument au milieu du monument qu’est Suite en blanc, où la ballerine devient la volute de fumée qui était montrée littéralement dans le ballet d’origine puisque la danseuse y fumait la cigarette, Natalia de Froberville jouait également la carte du charme et de la légèreté. Le 30, Haruka Tonooka, déjà danseuse sur la Sieste, troquait sa corolle romantique pour le plateau académique et faisait dans ce même passage une belle démonstration de style.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Dans le style ou pas, comme tout cela était bien enlevé ! La coda, avec les manèges de d’Osbadelston ou de Prévost, ceux de Samoón ou de Solano et bien sûr les fouettés impeccables de Froberville, soulève la salle les deux soirs.

*

 *                                              *

0NC_4596

Sechs Tänze. Jiri Kylian. Photographie David Herrero.

Dans les lectures nouvelles d’un compositeur, Sechs Tänze est peut-être la moins inattendue. Il y a en effet dans cette pièce de Jiri Kylian de 1991 quelque chose du Mozart survolté popularisé par le film de Milos Forman (1984). Mais quel étourdissant exercice de haute voltige ! Dans Sechs Tänze, sur les célèbres Danses allemandes de Mozart, les gags se succèdent à une telle vitesse qu’on a du mal à les mémoriser. Les danseurs sont presque méconnaissables badigeonnés de blanc et affublés pour les garçons de perruques poudrés. Le 29 et le 30, c’est plutôt une distribution de danseurs « nouveaux » dans la compagnie qui monte sur scène et je dois renoncer à les identifier. Après les représentations, on a envie de se faire servir une coupe de champagne en hommage à ce feu d’artifice d’images subreptices dont on a été bombardé pendant 15 courtes minutes. Des duos, trios, solos à géométrie variable (oui, même les solos) où les danseurs sautillent en accéléré, roulent sur le dos les uns des autres avec des positions angulaires ou mignardes, se tirent par la robe, par la perruque, renversent les codes du ballet dans un nuage de poudre. Tout cela en présence des deux artistes « invités » que sont les façades de robe de cour montées sur roulettes que les hommes surtout s’arrachent.

La pièce fonctionne presque mieux à Toulouse qu’à Paris en raison de la taille de la scène toulousaine, plus intimiste. Sechs Tänze, qui à Paris semblait être un aimable développement loufoque de Petite Mort, prend ici une toute autre dimension. On y reconnaît désormais une évocation de la révolution baroque qui a dépoussiéré la musique de Mozart de l’interprétation romantique avec instruments modernes.

*

 *                                              *

0NC_5166

The Concert (Chopin-Robbins). Mistake Waltz. Photographie David Herrero.

Marchant décidément dans les pas du ballet de l’Opéra de Paris, la compagnie toulousaine faisait enfin entrer à son répertoire The Concert de Jerome Robbins (présenté à Paris en octobre dernier). En 1954, on a tendance à l’oublier, ce ballet bouffon a eu son rôle à jouer dans le dépoussiérage de la musique de Chopin en tant que musique de danse. Depuis qu’à l’orée du XXe siècle, Michel Fokine avait habillé de gaze vaporeuses les danseuses des Sylphides (le nom occidental pour Chopiniana), il semblait difficile de présenter le célèbre virtuose et compositeur pour piano d’une quelconque autre façon.  L’orchestration en fanfare des pièces pour piano était également un pied de nez aux puristes qui pensaient qu’avec Les Sylphides, l’outrage ultime avait été infligé au compositeur. Robbins y est allé au forceps en y faisant entrer dans Chopin le slapstick comique des théâtres de Broadway.

0NC_5403

The Concert (Chopin-Robbins). Nancy Osbaldeston (la ballerine). Photographie David Herrero.

Pour ces deux représentations, notre cœur balance entre les distributions, toute deux satisfaisantes. Qui choisir en ballerine évaporée, de Nancy Osbaldeston, fine et déliée, au ballon ébouriffant dans la scène des papillons, ou de Kayo Nakazato qui embrasse le piano comme personne et se ramollit irrésistiblement à la vue d’une rivale qui porte le même chapeau qu’elle ? Qui préférer entre le truculent et délicieusement terre à terre mari de Jérémy Leydier et le facétieux Ramiro Gómez Samón qui prête sa fibre aérienne aux petits hussards et aux papillons ? Les deux danseurs sont également surveillés d’un air suspicieux et autoritaire par l’épouse de Nina Queiroz. Alexandra Surodeeva est particulièrement drôle dans son  entrée de fille à lunettes atrabilaire tandis que Sofia Caminiti et Marie Varlet restaurent pour moi la scène du croisé de jambe pinup des deux amies que je n’avais pas vu ainsi servi depuis les années 1990,  quand Nathalie Riqué et Sandrine Marache l’exécutaient à l’Opéra de Paris. Le soir du 30, alors qu’il était déjà apparu dans les deux ballets précédents, Philippe Solano réitérait son excellent jeune homme timide, incomparable dans le pas de deux lorsque, courant après la ballerine, il a l’air de lui crier « Madame ! Mais Madaaame ! ».

On aura beaucoup ri.

*

 *                                              *

On passe encore des soirées bien agréables au Ballet du Capitole, en compagnie de danseurs à la personnalité marquée. On apprend que la direction a ouvert une audition externe pour recruter deux danseurs étoiles en remplacement de Julie Charlet et Davit Galstyan. C’est se donner bien du mal. Il y a bien quelques noms au sein de la compagnie qui émergent quand on pense à ce titre prestigieux et convoité.

Commentaires fermés sur Programme Feux d’artifice à Toulouse : des étoiles plein les yeux

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

La Sylphide in Toulouse : pick your team !

SYL2-7250

La Sylphide. Ballet du Capitole de Toulouse. Tiphaine Prevost. Photographie David Herrero

In Toulouse, one cast danced from the outside in, the other from the inside out. One was clean and sufficed for a Saturday night out, but the second cast on a Sunday matinée took us on a journey.

I’ve become so accustomed to the Paris  Opéra’s Taglioni/Lacotte Schneitzhoeffer score that I was refreshed by the way Lovenskiold’s music begins in a proto-Verdian fashion. A quick explosion of tutti brass and drums instantly gives way to the plangent tone of a solo cello and then crescendos begin again.

As dandelion puffballs waft across a scrim during the overture, we see the back-story: while walking along the heath, the little boy James exasperates his girl companion. Effie cannot see the delightful ageless fairy beckoning to him. The boy’s fate is sealed: he will always be chasing after what he cannot catch.

But that’s his choice. Are you, or will you be, Team Syphide or Team Effie, up in the air or feet planted on the ground?

To my surprise, be it Bournonville or Lacotte,, sometimes I find myself  rooting for Effie, the all too human girl. During both performances last weekend in Toulouse, I found myself solidly Team Effie, for very different reasons.

SYL2-7272

La Sylphide. Alexandra Surodeeva. Photographie, David Herrero.

Saturday, October 21

It’s really a matter of taste, but I have never been fond of the modern Russian classical ballet style. It’s too “top model.” There the point is to get from one camera-ready pose to the next rather than exploring danced-through phrases. A case in point: I cringed each time Alexandra Surodeeva  launched clearly and deliberately from flat-footed arabesque to, hop!, full-pointe. No full-footed juicy relevés initiated by plié and the toes, just a haul-up using the hamstrings and the butt muscles. The extended leg gets stuck up in the air like a salute. The snapshot will be gorgeous as Surodeeva has beautiful lines. Her fluffy ronds de jambe and batterie just after yet another pose then left me cold.  Her rather earthbound leaps in hard shoes led to noisy landings (in a pose). So for me, this Sylphide just didn’t happen. Surodeeva was just too much of a technically strong dancer, too healthy, too embodied. Her arms, both stiff and flappy, seemed more Balanchine than Bournonville. Each double pirouette turned out rather wobbly and approximate, which seemed odd for such a polished technician.

Instead, Nancy Osbaldeston’s feminine and elfin Effie won me over. Why was she not cast in the principal role?  She’s delicate and dancey, soft on the ground and fleet of foot, and her phrasing, and the way she shapes her steps… lets you hear the music. Just lovely.

On this Saturday, Alexandre De Oliviera Ferreira’s goofy and bouncy Gurn – his beautifully expansive explosion of a solo lifted the house — matched with Rouslan Savdenov’s equally unromantic James. Poor Effie, what a choice! Alas, Savdenov, who can reach out and stretch in the direction of his movements in the soli, sculpting beautiful shapes out of thin air, was just not believable as a dreamer. Indeed, he played the role from the outside. “I will now pretend to see a vision in white, I will now pretend to get mad, now I will now smile big, now my face will go blank as I manage the manège.” I felt sorry for him. He was like a light bulb with the switch awry. But he was dancing by himself, I guess.

Simon Catonnet’s Madge was strong and funny and crisp, but  — surprisingly for this gifted character dancer – his pantomime as the witch was emphatic without being effective and clear. A bit Sturm und Drang. Once the overture gets out of the way, the score becomes positively Rossinian in the way all the downbeats call for their match in mime. Catonnet’s Madge, beautifully limber down to her fingertips, seemed to be listening to her own music.

SYL2-7065

La Sylphide. Ballet du Capitole de Toulouse. Simon Catonnet (Madge) et Alexandre De Oliveira Ferreira (Gurn). Photographie David Herrero.

What made everything work at both performances was the really, really, together corps that often included soloists from the other day. The company is light and noiseless and together and without any stiff gestures or poses. The really charming Scottish reel in Act One brought the house down both times. The plethora of fairies filling the stage in perfect unison in Act Two brought sighs from the audience.

In Act Two, Savedanov’s James continued his aggressive pursuit of the sylph, who did those abrupt relevés again.  When Surodeeva-Syphide’s wings fell off, I was shocked for the wrong reason. I had never noticed that she had borne wings in the first place.

SYL3-1014

La Sylphide. Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

Sunday , October 22

Due to an injury, the third cast  Sylphide ended up dancing with the first cast James. As the fairy and human never partner but only touch each other once, this is do-able. But what about the mime, the connection? Will they pull off the drama, inhabit space so much together you imagine they actually have been touching throughout?

The answer became yes.

Kayo Nakazato’s Sylphide, as of the opening tableau, was pliant and in the music.  In the first scene, here you had feet rolling without a need to hop up, a body in movement between poses, a smooth and silky presence. She danced it all out soundlessly. Her smooth and un-posed movements and the supple and alive nape of the neck let that almost feline aspect of all fairies come out. “Catch me if you can! Pet me if you can! In the meantime, I will just perch up on a shelf, watching you, as I settle down my fluffy self. I know you want me.” Legs never higher up than needed, beautiful cupped-in and un-showy delicate lines. In Act Two, she caught a butterfly! I had seen simply two hands clap the night before, uncertain what that had meant. When she would die, in a final arc just like a butterfly pierced by a pin, the audience held its breath.

Her James, Ramiro Gómez Samón, was really talking to himself and to his vision throughout. He gazed at the women he was torn between and then tried to look into his heart. His smile was melancholy, distant. He even managed to remind us (through light mime) that he had been the little boy in the prologue. He was bigger than Savdenov, rounder with a softer plié.  In this role where you are supposed to be as fanciful as nut who chases after butterflies, Gómez Samón’s James was clearly more at ease with all the choreographic changes of direction and changes of heart. That this Sylphide looked into his eyes really helped.

SYL1-2227

La Sylphide. Ramiro Gomez Samón (James). Photographie David Herrero.

Kléber Rebello’s  Gurn proved to be an actor and dancer more “French” than yesterday’s, more subtle. “Oh, of course, I always loved you. And by the way, why exactly are we in this mess in the first place? Don’t forget – no stress — I’m here for you.”  But also, just who wouldn’t want to marry Rebello’s Gurn after his first act solo? What placement, uplifted ballon, épaulement, pliés that go somewhere! Seriously, girlfriend, this one is boyfriend material.

Rebello was definitely the more dignified spurned suitor. He eagerly responded to every mood of Tiphaine Prévost’s anxious and alive Effie, so clearly worried about her fiancé’s sanity from the start. He even managed to make gentle uplift out of the fact that the only girl available to dance the reel with him was a little one. Whereas De Oliviera Ferreira’s Gurn dutifully disappeared into the second row with his partner, Rebello’s Gurn kept presenting the girl to her advantage. A real gentleman.

Kudos go to Tiphaine Prévost’s Effie, too, who made her role as The Girl Next Door both beautiful and believable up to the end. Her bride on that walking diagonal at the finale had accepted a “marriage of reason” that will probably turn out well, but she was clearly not happy to be back in that accursed forest again.  Nor was the mother, Solène Monnnereau for both performances, who elegantly and subtly reacted in kind to each of her successive daughter’s moods.

SYL1-2248

La Sylphide. Ballet du Capitole. Tiphaine Prévost (Effie) et Ramiro Gomez Samón (James). Photographie David Herrero.

And what a witch! Jérémy Leydier’s scary and grumpier Madge seemed to almost snake out of the fireplace in Act One. His timing and force made me think of a gnarly wisteria carefully planning to take all the time it needed to rip apart an iron grille…his masterful mime made James’s doom all that more inevitable and preordained.  Maybe I’m Team Madge? Like mom, she’s an inventive cook and only wants to keep you from marrying Mr. Wrong.

SYL1-2313

La Sylphide. Jérémy Leydier (Madge). Photographie David Herrero.

Commentaires fermés sur La Sylphide in Toulouse : pick your team !

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

A Toulouse. La Sylphide de Bournonville : de la terre aux cieux

SYL1-2353

La Sylphide, Acte 2. Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Aujourd’hui considérée comme la plus authentique des versions de ce ballet, car représentée sans interruption depuis sa création, La Sylphide de Bournonville suscitait des sentiments plus que mitigés chez son créateur. Dans son autobiographie « Ma vie de Théâtre », August Bournonville ne lui fait même pas l’honneur d’un chapitre dédié. Le ballet apparaît comme une digression dans un chapitre sur un autre ballet qui pourtant fit un four, « Don Quichotte aux noces de Gamache » (deux représentations). Si dans l’espace de cette vingtaine de lignes Bournonville vante les mérites de son œuvre – notamment la place de James qui n’est pas qu’un « piédestal » pour la ballerine – et sa longévité au répertoire, il conclut en écrivant : « La Sylphide a été pour moi ce qu’elle a été pour James : un mauvais ange dont l’haleine empoisonnée a exercé son influence sur toute les plantes qui poussaient sur mon chemin, et qui ne marchait pas légèrement sur les feuilles qu’elle écrasait et détruisait ».

C’est que le chorégraphe s’était attiré en créant cette Sylphide une tenace réputation de plagiaire.  Créée en 1836 quand celle de Taglioni date de 1832, la Sylphide suit presque à l’identique le scénario original d’Adolphe Nourrit. Elle en diffère cependant substantiellement dès qu’il s’agit de la musique (le chorégraphe n’avait pu obtenir les droits de la musique de Schneitzhöffer et commanda donc une partition originale au jeune Løvenskiold), de la durée (beaucoup plus resserrée ; certains parleront de concision, car il y a moins de place pour le pur divertissement que dans la version parisienne) et bien sûr de la chorégraphie.

Telle qu’elle se présente aujourd’hui, justement car elle a été créée pour une compagnie qui, à l’époque, ne pouvait rivaliser avec la grande machine qu’était déjà l’Académie royale de Musique, La Sylphide de Bournonville est idéale pour des compagnies classiques de taille moyenne comme le ballet du Capitole qui compte aujourd’hui 35 danseurs avec les supplémentaires.

Le Capitole fait d’ailleurs entrer à son répertoire une production appartenant à sa parèdre bordelaise.

On n’avait vu cette version avec le ballet de Bordeaux que sur le petit écran, lors d’une retransmission à l’époque du second confinement. On avait apprécié alors le décor de l’acte 1, sorte de grange à clairevoie en perspective forcée laissant deviner la forêt, source de rêveries pour le héros principal James, la métaphore des pistils de pissenlits symbolisant la légèreté et la fragilité de la Sylphide (et remplaçant les vols à filins de productions plus dispendieuses) ainsi que la forêt un tantinet fantomatique de l’acte 2. Dans un théâtre, on réajuste parfois son jugement. La clairevoie rend les apparitions de la Sylphide un peu prosaïques puisqu’on voit par exemple la danseuse se placer sur son estrade avant de se matérialiser à la fenêtre. On se dit qu’un petit mécanisme simple pour que les huisseries s’ouvrent sans le concours des mains de l’elfe aurait favorisé l’illusion de l’immatérialité des interprètes du rôle-titre. À l’inverse, lors de la retransmission filmée, on avait été gêné par les rampes à décors posées au sol pendant la scène des sorcières qui ouvre l’acte 2 alors qu’ici cela ne nous a pas marqué et que la lente montée des toiles de la forêt qui s’ensuit nous a paru poétique.

*

 *                            *

Globalement, le ballet du Capitole fait honneur à cette Sylphide remontée par la danoise Dinna Bjorn Larsen, qui interpréta jadis le rôle-titre. À l’acte un, on apprécie les très jolies danses de caractère bien réglées et surtout bien accentués. La gigue à la fin de l’acte 1 recueille particulièrement les suffrages de la salle : les garçons y ont du feu et les filles de la grâce. Durant l’acte 2, le corps de ballet féminin, dont les évolutions sont moins développées que dans la version Lacotte-Taglioni, est ce qu’il faut mousseux tout en restant fidèle aux bras plus stéréotypés du style Bournonville.

SYL2-7128

La Sylphide. Nancy Osbaldeston dans le rôle d’Effie. Photographie David Herrero.

Lors de la soirée du 21 octobre, la seconde distribution des rôles principaux est néanmoins assez inégale. On est conquis par l’Effie de Nancy Osbaldeston qui a le bas de jambe alerte et spirituel et un ballon conséquent. Elle dépeint une fiancée vive et joyeuse chez qui les doutes sur l’attachement de son promis ne sont que subreptices. On est également séduit par le Gurn d’Alexandre De Oliveira Ferreira qui enlève son petit bout de variation de l’acte 1 avec gusto. Son jeu pourrait cependant être peaufiné. Sa pantomime est expressive mais son positionnement face à James et Effie – il aime la jeune fille mais doit organiser son mariage avec son rival – n’est pas toujours très lisible.

En James, Rouslan Savdenov développe une belle batterie et un haut de corps très Bournonville, surtout à l’acte 1, mais son jeu est quelque peu carton-pâte. Dommage, notamment lors de ses confrontations avec la Sorcière Madge de Simon Catonnet, au regard incandescent, aux colères véhémentes, incarnation à la fois sardonique et poignante du destin. Dans la scène de l’écharpe de l’acte 2, l’interprétation de la pantomime « oh mais j’ai des sous ! » frise même l’effet de comique involontaire.

Et la Sylphide ? Celle de Bournonville est essentiellement différente de celle de Taglioni. Le chorégraphe, formé par son père Antoine et par Auguste Vestris, dieu de la danse, venait d’un monde où les techniques masculines et féminines étaient de même nature avec, de fait, un avantage certain pour les hommes au ballon plus notable que celui de beaucoup de femmes. Filippo Taglioni avait créé la surprise à Paris en créant une danse essentiellement féminine. Il y avait les pointes bien sûr ; mais surtout, il y avait un accent mis sur la simplicité d’effets, sur les équilibres et la technique planée à laquelle Bournonville est resté globalement hermétique toute sa vie. Dans sa Sylphide, le vocabulaire féminin reste très proche de celui des hommes. Il y a de la petite et de la grande batterie : beaucoup de brisés, de cabrioles battues, des chassés-posés-jetés en attitude. Ce que la danseuse n’a pas en ballon, elle doit le compenser par la prestesse et la légèreté des réceptions. Interprété comme il faut, une sylphide  de Bournonville doit ressembler à un colibri insaisissable quand celle de Taglioni est un ange qui passe.

Or, dans le rôle de la Sylphide, Alexandra Surodeeva, qui minaude beaucoup (notamment dans la scène d’introduction avec James enfant), met trop l’accent sur la ligne (qui est belle) et pas assez sur la délicatesse technique. Sa danse est pesante et sonore. Ses remontées sur pointe sont trop sèches donnant une image trop charnelle de son personnage. Pour voir des sylphides, il fallait donc se concentrer sur le corps de ballet et particulièrement sur le duo formé par Tiphaine Prevost et Nina Queiroz : leurs sylphides étaient à la fois ciselées et vaporeuses.

SYL2-7272

La Sylphide. Alexandra Surodeeva. Photographie, David Herrero.

Lors de cette première soirée, on s’est donc plus concentré sur le drame bourgeois (Effie, Gurn, la sorcière), une spécialité de Bournonville, que sur la féérie et sur l’aspect métaphorique du ballet.

*

 *                            *

La matinée du 22 octobre fut d’un tout autre acabit. Elle commençait pourtant par une déconvenue puisque la nouvelle directrice de la compagnie, Beate Vollack, est venue annoncer avant le lever du rideau que Natalia de Froberville ne pourrait pas danser le rôle-titre. Quel dommage, pensait-on. Avec sa technique facettée, son ballon naturel et sa délicatesse, la danseuse étoile de la compagnie était la candidate idéale pour évoquer Lucile Grahn, la créatrice du rôle.

Mais sa remplaçante, Kayo Nakazato, prévue initialement en troisième distribution aux côtés de Philippe Solano (une autre source de regrets pour nous ; ne pas assister aux débuts de l’ardent interprète) a su nous conquérir. Toute en prestesse et en douceur, on sait, dès la scène d’ouverture derrière le rideau translucide que la ballerine saura trouver le bon ton. Les sauts de Kayo Nakazato sont silencieux et sa batterie est claire. Surtout, sa musicalité est impeccable ; elle semble littéralement dialoguer avec la musique, ce qui aide également à la compréhension de la pantomime : la scène des pleurs à l’acte 1, « Je suis triste… Je suis effondrée – tutti d’orchestre – Mais non ! C’était pour rire ! Viens jouer maintenant », est jouissive.

SYL3-1014

La Sylphide. Kayo Nakazato. Photographie David Herrero.

Le cou de la danseuse est libéré et sa tête oscille comme une fleur sur sa tige tandis qu’elle exécute les intriqués petits pas de batterie bournonvilliens. On se reconcentre sur le haut du corps tandis que la veille, on avait les yeux rivés au plateau. Les équilibres de la danseuse sont modulés, flottants, jamais plantés dans le sol.

En James, Ramiro Gómez Samón est à l’unisson. Sa pantomime enflammée rend dramatique sa confrontation avec la sorcière impressionnante de charisme de Jérémy Leydier. Ses variations sont pures comme le cristal et sous tendues d’une énergie fiévreuse.

La scène de l’anneau, à la fin de l’acte 1, dépeint à merveille les tergiversations et l’agitation amoureuse qui traversent James quand la Sylphide l’entraîne vers les bois.

SYL1-2461

La Sylphide. Ramiro Gómez Samón (James). Photographie, David Herrero.

Durant ce premier acte, les rôles secondaires viennent également soutenir l’intérêt de l’action. En Gurn, Kléber Rebello nous offre un Gurn tourmenté, qui essaie de faire bonne figure bien qu’écartelé entre les solidarités familiales et son amour pour Effie. Sa courte variation surtout est un plaisir des yeux. Ses posés-jetés en attitude sont aériens et ses réceptions sont d’un moelleux absolu. Sa musicalité est impeccable. Tiphaine Prévost est quant à elle absolument touchante en Effie. À la différence de Nancy Osbaldeston, son Effie semble avoir la prescience de son malheur. La petite pointe d’acidité de son bas de jambe dans ce rôle la distingue de la Sylphide. Son désespoir lorsqu’elle se voit délaissée laisse imaginer ce que pourrait être sa scène de la folie dans Giselle. On est captivé et ému.

SYL1-2215

La Sylphide. Kléber Rebello (Gurn). Photographie, David Herrero.

L’acte 2 est le juste prolongement de l’acte 1. Dans son royaume Sylphide-Nakazato, toujours aussi mousseuse, séduit. On note sa charmante pantomime du papillon avec James, chasseur ardent, qu’on n’avait pas comprise la veille. Marlen Fuerte, à qui on avait trouvé la veille une autorité plus digne de Myrtha que d’une première Sylphide, s’intègre désormais parfaitement, avec sa belle ligne noble, dans ce tableau des elfes. On remarque aussi que Nancy Osbaldeston serait finalement une bien jolie Sylphide, avec sa danse très onctueuse. On flotte littéralement dans le bonheur.

La rupture de cette félicité lors de la scène de l’écharpe n’en est que plus dramatique. Dès que James la noue autour des bras de la Sylphide, Kayo Nakazato fait ressentir la douleur de son personnage. Les ailes tombent du tutu. On avait regretté la veille l’absence d’interaction avec ces appendices perdus comme dans la version Lacotte-Taglioni. Ici, elles ne choient que lorsque la Sylphide est exactement au centre de la scène, sur le point de mourir ; il y a des jours où il est dit que tout doit tomber en place. La confrontation finale de James-Gómez Samón avec la vengeresse et implacable Madge-Leydier est saisissante. L’effondrement du héros évoque une crise cardiaque. On se prend à penser que la petite lumière vacillante qui grimpe dans les cintres n’est autre que l’amour conjugué des deux héros et non pas seulement l’âme de la Sylphide foudroyée.

4 Commentaires

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

img_2919

Don Quichotte de Kader Belarbi, Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Les couleurs des décors et des costumes éclatent comme celles d’un étal de fruits sur un marché du sud-ouest. Dans le corps de ballet, Sofia Caminiti, l’œil et le cheveu très noirs arbore crânement une robe d’un jaune pétant.

Le ballet du Capitole reprend le Don Quichotte de Kader Belarbi, une production gorgée de soleil qui vous met du baume au coeur.  Les murailles de cette ville d’Espagne ont pris les tons rosés et chauds des rues de Toulouse. La production elle-même (décors d’Emilio Carcano, costumes  de Joop Stokvis et lumières de Vinicio Cheli) n’est pourtant pas due à Kader Belarbi qui, dans un louable souci d’économie a repris l’ancienne production de la direction Glushak, ne demandant des nouveaux décors que pour la scène des dryades (ici des naïades) située dans une mystérieuse mangrove vert arsenic.

Et puis il y a la musique. Sous la baguette alerte et enjouée de Fayçal Karoui, l’orchestre de l’Opéra national du Capitole fait scintiller la partition de Minkus. L’ouverture de l’acte 3, avec ses castagnettes qui crépitent provoque un petit frisson dans le dos. Un don du ciel après quatre Lacs des cygnes à l’Opéra où le terne le disputait à la dissonance.

Enfin le découpage intelligent de l’action par Belarbi, condensant les personnages (Basilio et le Toréador, la Danseuse de rue et la Reine des gitans, Don Quichotte et Gamache) et allant droit au but, est magnifié par l’énergie sans cesse renouvelée de la compagnie. Elle embrasse avec panache les danses de caractère classiques, proches de celles de la version Noureev mais recentrées depuis 2019 sur l’authenticité des impulsions par l’intervention du chorégraphe Antonio Najarro.

  *

 *                                      *

Au soir du 28 décembre, la scène d’introduction, noyée dans la pénombre dans la production de l’Opéra de Paris, est au contraire lisible et palpitante. Ruslan Savdenov sait être un Don à la fois ridicule et touchant, sorte de pantin fantasque. Il s’effondre avec gusto sur son séant, les bras ballants. Dans les scènes suivantes, il sait être ridicule en vieux soupirant tout en gardant son côté hidalgo. Son Sancho Panza, Amaury Barreras Lapinet, méconnaissable, est truculent à souhait. Ce danseur, très beau mais habituellement très réservé révèle ici un vrai talent comique.

Sur la place de Séville, la pantomime est aussi énergique que les danses de caractère. Tiphaine Prévost et Kayo  Nakasato sont deux amies de Kitri avec du feu sous les pointes et la danseuse de rue-gitane de Marlen Fuerte est capiteuse à souhait.

Nancy Osbaldeston, une nouvelle venue dans la compagnie, interprète le rôle de Kitri. La jolie danseuse a un gabarit et une énergie à la Eléonore Guérineau. Elle danse avec une assurance bravache et possède un impressionnant temps de saut (notamment dans sa variation aux castagnettes). Elle reste toujours dans son rôle même hors des parties dansées. Minoru Kaneko, dont c’est décidément la saison, embrasse crânement le rôle du toréador Basilio. Il met de la puissance dans ses sauts et peaufine son partenariat.

Les deux danseurs dansent dans un bel unisson. À l’acte 2, leur pas de deux, sur des pages de Minkus peu souvent utilisées, est sensuel. Kitri-Osbaldeston fait des piétinés « tu m’attires-je te résiste » très convaincants.

Dans ce tableau gitan, Alexandre De Oliveira Ferreira est un roi dont la danse claque comme son fouet. Marlen Fuerte est à son affaire dans un pas de deux drolatique où sa danse de séduction à l’encontre de Don Quichotte, fortement accentuée, effraye le brave homme de la Mancha.

On sourit face aux bosquets mouvants sur pattes, croquignolets et poétiques, ainsi qu’à la carriole-moulin et aux masques de la scène du cauchemar qui précèdent la scène des naïades.

DHF_6518

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero

Dans la Mangrove, Jessica Fyfe, qui nous avait déjà séduit en Giselle aux cotés de Philippe Solano, incarne une Reine des naïades aux longues et belles lignes. L’arabesque est haute et les jetés aériens. Nancy Osbaldeston est peut-être moins convaincante dans le registre éthéré mais son côté charnel reste pertinent. Dulcinée n’est après tout que Kitri, la fille du tavernier promue vision dans l’esprit perturbé du chevalier à la triste figure. Conduites par Tiphaine Prévost et Kayo Nakasato, les naïades installent une atmosphère aquatique apaisante. Pour l’épilogue, Don Q et Sancho partent pour de nouvelles aventures ; un retour à la réalité dans la veine du ballet romantique.

DHF_7079

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Jessica Fyfe (la reine des naïades). Photographie David Herrero.

Tout l’acte 3 a lieu sur la grande place de la ville. La chorégraphie reste pourtant conforme à la scène de taverne des versions traditionnelles. Mercedes et Esteban se voient néanmoins attribuer un pas de deux capiteux.

Minoru Kaneko fait une variation aux gobelets spectaculaires et bravache à souhait. Sa scène du suicide est délicieusement loufoque. Tous les danseurs d’ailleurs s’en donnent à cœur joie, Jeremy Leydier, en père du Kitri, dans le genre bouffe, est à mettre en tête.

Le Fandango qui ouvre la scène du mariage à proprement parler a beaucoup de caractère. Il s’agit de celle de Noureev mais elle a été rendue plus terrienne et anguleuse par les bons soins d’Antonio Najarro. Le ballet se termine dans un crescendo de virtuosité. Le grand pas de deux est dominé par Kaneko et Osbaldeston. Le partenariat réglé au cordeau reste néanmoins vivant. Basilio-Kaneko se montre très à l’aise dans les doubles assemblés en l’air et dans sa diagonale de cabrioles. Kitri-Osbaldeston est très enjouée dans sa variation où elle met l’accent sur la tenue des équilibres.

C’était une bien belle soirée. On en redemande et on y retourne avec entrain le lendemain.

DHF_8080

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Nancy Osbaldeston (Kitri) et Minoru Kaneko (Basilio). Photographie David Herrero.

*

 *                                      *

Les hasards de ma présence toulousaine ont fait que j’ai vu la distribution 1 après la distribution 2. Au soir, du 29 décembre, c’est Simon Catonnet qui chausse les bottes orthopédiques de Don Quichotte. Déjà grand, il paraît désormais immense et titube de toute sa hauteur. Cette instabilité gravitatoire semble refléter sa fragilité psychique. Avec sa grande houppette qu’il agite avec esprit aux moments opportuns, il ressemble à un croisement entre Tintin et le professeur Tournesol. Sans atteindre la folie douce d’Amaury Barreras Lapinet, Lorenzo Misuri est un Sancho Pansa rempli d’humour.

Natalia de Froberville, que nous avions découverte dans ce rôle en 2017 quand elle n’était encore que soliste, tire Kitri du côté de la ballerine classique. C’est très poétique durant le prologue. À l’acte 1, ce n’est pas nécessairement capiteux mais c’est assurément léger et primesautier. La technique est suprêmement maîtrisée.

Philippe Solano continue à s’affirmer comme une des valeurs les plus sûres de la compagnie. Déjà Albrecht en tournée la saison dernière, il a également interprété le rôle-titre de Toulouse Lautrec. Arrivé en tant qu’artiste du corps de ballet, il a gravi tous les échelons. À ce stade de sa carrière et au vu de ses distributions, on commence à espérer pour lui une promotion au rang d’étoile. Quel beau signe de santé cela serait pour la compagnie !

À l’acte 1, Solano prend très au sérieux son rôle de toréador  et prend techniquement la commande du plateau. Son approche un tantinet mâle alpha gêne un peu la crédibilité du couple qu’il forme avec Froberville mais tout cela est vite oublié à l’acte 2, où dès le pas de deux de séduction avec Kitri, on retrouve son ouverture sans affectation, son charisme et sa chaleur naturelle.

DHF_0128

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Solène Monnereau (Mercédès) et Lorenzo Misuri (Sancho), Photographie David Herrero.

L’ensemble des comparses est à l’unisson. Solène Monnereau est une Mercédès très second degré qui, dans son duo drolatique avec le Don, joue moins sur le registre sensuel que végétal (une préfiguration de la mangrove des naïades ?) ; Monnereau ressemble en effet à une liane strangulatoire qui s’enroule autour du vieil hidalgo. Au contact d’Esteban, le chef gitan, ces mêmes enroulements sont soudain tout infusés de séduction. Il faut dire que le rôle est interprété par Kleber Rebello, une des sensations de la visite du Miami City Ballet en 2011 lors des Étés de la Danse, devenu entre-temps principal dans cette compagnie. Impressionnant techniquement, avec ses sauts hauts et propres et ses multiples pirouettes arrêtées en équilibre sur la demi pointe, Rebello enflamme la salle.

Dans la scène des naïades, l’équilibre s’inverse par rapport à la soirée précédente. Marlen Fuerte est en effet plus régalienne que divine tandis que Froberville incarne une poétique et mousseuse vision.

DHF_1721

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Scène des Naïades. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov (Kitri-Dulcinée et le Don), Marlen Fuerte (Reine des naïades). Photographie David Herrero.

L’acte 3 est enfin un bonheur pour les yeux et les oreilles. Durant la première scène, on remarque une sorte de gémellité entre Solano-Basilio et Rebello-Esteban lorsqu’ils dansent ensemble. Et s’ils étaient frères ? Cela expliquerait pourquoi Lorenzo -Leydier, le paternel de Kitri, ne verse du vin dans les gobelets de Basilio-Solano qu’à contrecœur contrairement à ce qu’il faisait la veille pour Basilio-Kaneko. Pensez ! Marier sa fille à un gitan !

Qu’on me pardonne cette interpolation. Il en est ainsi des représentations où tout fonctionne. Le public, tenu en alerte, s’invente sa propre histoire et étend les décors et le temps au-delà des limites étroites de la scène. Et ici tout coule de source. La drôlerie de la  scène du suicide de Solano, le grand pas de deux roboratif avec une émulation entre les deux partenaires qui dévorent leur partition avec gourmandise, tout concourt à vous porter vers le dénouement de l’intrigue dans l’allégresse. La salle enthousiaste réserve un triomphe aux deux héros et à toute la compagnie… C’est mérité.

DHF_2220

Don Quichotte, Ballet du Capitole. Philippe Solano (Basilio), Natalia de Froberville (Kitri). Photographie David Herrero.

*

 *                                      *

Décidément ce Don Quichotte est un authentique bijou qui mériterait d’être  montré en France et à l’étranger. Avis aux programmateurs curieux et avisés : vous avez ici de l’or en barre !

Parisiens et Franciliens, le ballet du Capitole sera :
à l’Opéra de Massy pour présenter son programme « Picasso et la Danse : Toiles-Etoiles » avec notamment une pièce d’Antonio Najarro les 21 et 22 janvier 2023 .
 au TCE pour présenter le Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi du 13 au 15 avril 2023.

Commentaires fermés sur Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Roméo et Juliette de Jean-Christophe Maillot au ballet du Capitole: Tragédie à Grande Vitesse

La saison 2022-2023 du ballet du Capitole a brillamment débuté avec l’entrée au répertoire, pour hélas seulement 5 petites dates, d’un monument du ballet d’action, Roméo et Juliette de Prokofiev, dans la très belle et très épurée version de Jean-Christophe Maillot. À la tête du ballet du Capitole, Kader Belarbi parvient encore à innover puisque c’est apparemment la première fois qu’une œuvre du célèbre chorégraphe français, à la tête du célébré ballet de Monte Carlo, est adoptée par une compagnie française. Ce Roméo et Juliette n’est pas une nouveauté – créé il y a déjà 25 ans, on avait pu le voir peu après sa création au théâtre des Champs Élysées – mais il garde pourtant à ce jour toute sa modernité.

DHP_9492

Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

La production tout d’abord n’a pas pris une ride. Exit les boursouflures dorées des décors et les kilomètres de velours des productions classiques. Le décor mouvant minimaliste d’Ernest Pignon-Ernest, fait de quatre grandes parois planes ou courbes, suffisent à suggérer une place écrasée de soleil ou la chambre d’un palais. Une grande chaussée en forme de virgule sera alternativement chemin de repli pour Roméo ou balcon toboggan pour Juliette. Les costumes médiévalisants de Jérôme Kaplan, réduits à l’épure, proposent une variation sur le noir et le blanc : blanc des Montaigu, allant du blanc cassé au crème,  noir des Capulet allant du gris taupe au noir solide (Tybalt) en passant par l’argent terni pour Rosaline. Juliette quant à elle porte une tunique dorée pour le bal. Le seul à porter ces deux non couleurs de manière tranchée est Frère Laurent qui essaye vainement d’agir et de s’interposer entre les deux familles ennemies. Les accessoires sont réduits au strict minimum. Il n’y a pas de duel à l’épée. Tybalt tue Mercutio à coup de masse et Roméo l’étrangle avec le drap ensanglanté de Mercutio. À la fin du ballet, il s’empale sur le lit catafalque triangulaire de Juliette. Cette dernière serre autour de son cou un foulard pourpre pour à son tour mettre fin à ses jours.

La chorégraphie de Jean-Christophe Maillot joue sur les oppositions de masse plutôt que sur le nombre de danseurs. Lors de la scène de rivalité qui ouvre le ballet, on a moins d’une dizaine de Capulets ou de Montaigus, pourtant le plateau semble submergé par le bruit et la fureur. Le bal des Capulets se recentre sur les interactions entre les différents protagonistes, l’assemblée des invités ne faisant que des traversées subreptices de la scène. À l’acte 2, les baladins sont remplacés par un facétieux jeu de guignol qui raconte l’histoire des héros, de leur rencontre au bal jusqu’au dénouement tragique. Ce format presque « de chambre » convient bien à la taille de la compagnie et on peut compter sur les danseurs du Capitole pour, comme toujours et bien que le corps de ballet ait été sérieusement renouvelé, enflammer le plateau.

La gestuelle de Maillot est fiévreuse. Les danseurs effectuent des mouvements sémaphoriques voire télégraphiques des bras qui semblent exprimer la vitalité débordante mais aussi la violence de ces sociétés où plus de la moitié de la population a moins de 15 ans. Les danseurs, bien que sur la musique, semblent toujours être dans « l’accéléré ». On glisse, on tombe parfois sur le postérieur.

Pendant la scène du balcon, Roméo s’élance vers Juliette, plonge et glisse sous ses jambes, se retrouvant au moins un mètre derrière elle. Les maladresses touchantes sont en effet inscrites dans la chorégraphie. Pendant la scène du bal, Juliette agite les mains comme une jeune fille un peu écervelée. Elle semble dire des riens à Roméo avant de lui voler un baiser (en effet, dans cette version, Roméo ne décide de pas grand chose). Mais dans une rencontre amoureuse, les propos n’ont-ils pas en général que peu d’importance? Ce qui se dit est souvent anodin, voire trivial. C’est finalement le sentiment de la connexion impalpable qui restera dans la mémoires des deux amants.

DHP_9375

Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Ramiro Gomez Samon (Mercutio), Alexandre de Oliveira Ferreira (Tybalt), Philippe Solano (Benvolio). Photographie David Herrero

Plus qu’expressionniste la chorégraphie est cartoonesque. Les protagonistes ressemblent à des personnages de dessin animé, soulignant leur grande jeunesse. Même dans le pas de deux du balcon, la gravité et le lyrisme ne s’introduisent qu’à la fin, comme par surprise.

En revanche, Jean-Christophe Maillot sait changer de rythme lorsque cela est nécessaire. La scène du double meurtre de l’acte 2 est ainsi traitée comme un ralenti cinématographique. Il utilise également les poses statuaires dans son traitement du personnage de frère Laurent qui observe l’histoire se dérouler comme a posteriori.

Ce personnage à la gestuelle particulièrement expressionniste (il apparaît dès le début de ballet, additionnant les poses de Pietà en compagnie de ses deux acolytes en blanc) prend une place de plus en plus prégnante dans le ballet au point de devenir presque encombrant à l’acte 3 lorsqu’il assiste au double suicide de Roméo et Juliette et semble converser avec l’héroïne.

Dans ce rôle, créé pour Gaëtan Morlotti, Ruslan Savdenov fait montre d’une grande puissance expressive. L’ensemble de la distribution ne lui cède en rien dans l’engagement. Ramiro Gomez Samon et Philippe Solano respectivement en Mercutio et Benvolio forment un tandem roboratif. Leurs étourdissantes pirouettes et leurs facéties saltatoires nous ont enthousiasmé. Leur connexion parait évidente. Dans le rôle du très noir Tybalt, Alexandre Ferreira séduit par son ballon et par le côté acéré de ses lignes. Néanmoins il n’efface pas le souvenir de Francesco Nappa que j’ai vu il y a bien longtemps dans ce même rôle. En effet, sa connexion avec ses lady Capulet en alternance n’a pas ce côté charnel et quasi incestueux qui m’avait frappé alors. Dans ce second rôle féminin, Alexandra Sudoreeva (le 28) cisèle en première distribution sa jolie ligne pour portraiturer une matriarche pleine de séduction, de morgue mais fort peu aimante. Pour l’amour, il faut regarder du côté de la nourrice (Nancy Osbaldeston, qui réussit à danser « adipeux » sans renoncer à la vivacité et au charme. Son désespoir à la mort de Juliette est d’une belle expressivité). Marlen Fuerte, en seconde distribution (le 30), tire sa lady Capulet du côté de la vamp’ au détriment de celui de la cheffe de famille. En revanche, son désespoir de lionne blessée à la mort de Tybalt est impressionnant. En première distribution, la danseuse interprète une très séductrice Rosaline que se disputent, à l’acte 1, Roméo et Tybalt. En seconde distribution, Juliette Itou, plus réservée, séduit par sa ligne réminiscente de celle de Bernice Coppieters, muse de Maillot, créatrice de Juliette et aujourd’hui répétitrice pour cette entrée du ballet au répertoire du Capitole.

DHP_0588

Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Alexandra Sudoreeva (Lady Capulet) et Natalia de Froberville (Juliette). Photographie David Herrero

Natalia de Froberville qui interprète Juliette est fort différente de Coppieters. Plus petite mais surtout moins androgyne, elle se coule néanmoins avec son habituelle efficience dans les pas de Juliette. Plus à l’aise le soir de la première dans l’exaltation juvénile que dans la passion ou le paroxysme du désespoir, elle progresse nettement dans ces derniers registres lors de la troisième représentation. On goûte alors particulièrement ce moment où, après s’être laissé glisser le long du balcon toboggan, elle s’assoit sur son bord, figurant une hirondelle sur un fil électrique. Minoru Kaneko, plus en retrait en Roméo le soir de la première, connaît aussi une belle progression lors de la troisième représentation du 30 octobre. Il portraiture merveilleusement le chien fou au moment de son entrée dans l’église lors de la scène du mariage, sous l’orbe textile actionnée par les deux acolytes de frère Laurent. Dans le duo qui ouvre l’acte, moment où le chorégraphe autorise enfin le lyrisme et l’abandon à ses interprètes, Kaneko et Froberville (laquelle danse tout l’acte pieds nus) parviennent à créer un moment de suspension et de plénitude amoureuse.

Souhaitons donc une très prochaine reprise de ce ballet qui va déjà si bien au Ballet du Capitole en dépit du peu de représentations qui lui ont été imparties.

hl-18187862015

Roméo et Juliette (Jean Christophe Maillot). Ballet du Capitole. Minoru Kaneko (Roméo) et Natalia de Froberville (Juliette). Photographie David Herrero

Commentaires fermés sur Roméo et Juliette de Jean-Christophe Maillot au ballet du Capitole: Tragédie à Grande Vitesse

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Daphnis et Chloé de Thierry Malandain au ballet du Capitole : la geste de Pan

Commentaires fermés sur Daphnis et Chloé de Thierry Malandain au ballet du Capitole : la geste de Pan

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

Ballet du Capitole : Giselle, retour aux sources du Romantisme

img_1547

Philippe Solano (Albrecht) et Jessica Fyfe (Giselle).

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Théâtre Paul Eluard de Bezons. 14/04/2022.

Bezons, une commune du Val d’Oise de   30 000  habitants n’est guère éloignée de Paris à vol d’oiseau ; à peine une dizaine de kilomètres. Pourtant, les tours minérales de La Défense, visibles depuis certaines rues de la ville, semblent la séparer de Paris comme, au XVe siècle, les châtelets verrouillaient certains ponts de la capitale. Sur le site internet du Théâtre Paul Eluard, qui propose une riche et diverse offre culturelle aux Bezonnais, le plan d’accès par les transports en commun parle d’un bus ou d’un tramway pris depuis la Défense. Lorsqu’on est motorisé, il faut compter une quarantaine de minutes pour atteindre le centre de Paris. Autant dire que, pour profiter de l’offre culturelle parisienne, il faut vraiment en prendre la décision. C’est en cela que des scènes conventionnées-Danse comme le théâtre Paul Eluard (qui fait également office de cinéma) ont un rôle majeur dans l’accès à la culture théâtrale pour les jeunes générations.

 Accueillir la Danse est une chose. Mais recevoir une compagnie de danse classique de plusieurs dizaines d’artistes avec toute l’infrastructure que nécessitent le transport, le montage et l’adaptation des nombreux décors d’un grand ballet narratif en est une autre. Au soir du 14 avril, avant la représentation de Giselle, le directeur du Théâtre remerciait gracieusement Kader Belarbi de la « démarche militante » qui a conduit le Ballet du désormais Opéra national de Toulouse dans sa commune. Il faut tout autant saluer son courage à lui qui a voulu et rendu possible cette visite. Dans la salle, on observe donc un nombre non négligeable de jeunes d’âge scolaire qui auront peut-être découvert le ballet par une compagnie située à 600 kilomètres de chez eux quand l’Opéra de Paris, tout proche, n’y envoie jamais ses danseurs.

*

 *                               *

Sur scène, on retrouve toutes les qualités de la production de Giselle de Kader Belarbi. Les décors et accessoires prennent certes plus de place et il faudra 30 bonnes minutes d’entracte entre le premier et le deuxième acte. Mais paradoxalement, dans cet espace plus resserré,  l’esthétique Brueghel l’Ancien voulue par Kader Belarbi et son décorateur et costumier Olivier Beriot est presque renforcée. Les danseurs semblent encore plus incarner les foules bruissantes et gesticulantes du maître flamand. Les couleurs tranchées des costumes, par exemple les rouges des chausses des garçons associés aux bleus-canard de leurs gilets, vous sautent à l’œil. Dans cette proximité renforcée, les détails expressionnistes bien dosés de la chorégraphie, telle cette danse des vignerons joliment rustiquée et gaillarde ou encore la danse des ivrognes particulièrement bien défendue par le duo de danseurs-acteurs Simon Catonnet et Jeremy Leydier, vous happent littéralement. Aléa désormais habituel de cette période troublée de pandémie, le pas de quatre des paysans devient un pas de trois. Minoru Kaneko y développe sa technique saltatoire impeccable et puissante. Tiphaine Prévost et Kayo Nakazato jouent leur partition dans un bel unisson.

Mais, l’un des intérêts premier de cette revoyure, au-delà de toutes les qualités de la production, était la découverte d’un nouvel Albrecht.

Philippe Solano est l’un des danseurs « carte de visite » de la compagnie. Entré au ballet du Capitole en 2015 après un passage par les rangs de surnuméraires de l’Opéra de Paris puis par feue la compagnie de Victor Ullate, il a gravi les échelons à Toulouse. Entré en tant que membre du corps de ballet, il est aujourd’hui soliste, le grade juste en dessous d’étoile (une distinction récente introduite par Kader Belarbi qui remplace le titre de premier soliste). Se voir confier un rôle aussi emblématique qu’Albrecht dans Giselle est une grande marque de confiance de la part de son directeur qui aurait pu, comme il l’a d’ailleurs fait pour le rôle-titre, recourir à un invité de l’extérieur.

Philippe Solano, qui s’est essayé déjà une fois au rôle à Béziers quelques jours auparavant, dépeint un Albrecht directement séducteur, insistant voire impérieux : le type même du joli prince qui passe. Ce bel Epiméthée traverse l’acte un sans penser plus loin que le moment présent. Cette interprétation convient bien à sa technique puissante, dense et directe, toujours sur le fil de la brusquerie. Une ligne qu’il ne franchit néanmoins jamais.

On aime détester cet Albrecht-Loïs lorsqu’il berne la jeune fille en arrachant des pétales à sa marguerite mais qui d’un regard enjôleur sait se faire pardonner. Cette approche « égoïste » du prince déguisé en paysan, est en fait plus romantique qu’on pourrait le penser. Elle met en effet en valeur la Giselle de Jessica Fyfe, soliste du Ballet de Stuttgart. Très romantique d’aspect (on croirait voir par moment un portrait d’une Rachel rousse), la Giselle de mademoiselle Fyfe l’est également de tempérament : naïve, enjouée et douce. Cette Giselle de type définitivement consomptif est d’ailleurs couvée par sa maman, une Laure Muret à la pantomime limpide, vraie matriarche bienveillante qui préfère définitivement Hilarion – le très touchant Rouslan Savdenov – . Jessica Fyfe, avec sa jolie ligne et ses mouvements déliés, séduit. Sa scène de la folie est saisissante. Elle module subtilement les moments introspectifs et violents. Sa répétition de la scène de la Marguerite est déchirante. Le crescendo de la désarticulation des sauts qui préfigure son effondrement est presque vériste.

Devant ce drame, Philippe-Albrecht est bouleversé mais ne se dépare pas de sa morgue princière. Agenouillé devant le corps de sa victime, il semble ne pas comprendre pourquoi tout le monde se détourne de lui et le repousse. Il quitte les lieux dans un grand mouvement de cape « offusqué ».

DHP_1945

Giselle de Kader Belarbi. Photographie David Herrero

A l’acte 2, les Willis du ballet du Capitole, menées par une Alexandra Sudoreeva plus marquée par la force que par l’élégie et la poésie, égrènent leur partition avec grâce. Les 16 danseuses du corps de ballet savent être à la fois disciplinées tout en restant mousseuses et fluides.  On apprécie également le joli duo des deux Willis : Sofia Caminiti altière-nostalgique et Solène Monnereau, moelleuse et comme « suspendue ». La traversée croisée en sautillé arabesque du corps de ballet, parfaitement posée sur la musique, figure à merveille les jeunes mortes glissant sur un lac au clair de lune. La ronde courue autour d’Hilarion (Savdenov qui meurt avec toute l’énergie du désespoir) est à la fois immatérielle et brutalement implacable.

Si Philippe Solano fait un peu trop d’effets de cape pour son entrée au risque de paraître affecté, il offre néanmoins une belle progression dramatique à son Albrecht. Apeuré par l’attaque initiale des Willis, déboussolé par les apparitions subreptices de sa défunte aimée, le danseur sait jouer au cours de l’acte de son réel épuisement physique (qui ne l’empêche pas d’accomplir une impeccable série d’entrechats 6) pour faire ressentir les affres de son personnage. Jessica Fyfe, qui a fait une très belle entrée (le tourbillon des sautillés arabesque), est parfaite en ombre rédemptrice avec ses bras ondoyants et ses arabesques planées.

Il y a de très beaux moments de partenariat dans cet acte 2. Les six portés flottés à la fin de l’adage sont chaque fois différents, ménageant une surprise et accentuant l’effet de volètement.

Au tintement de l’Angélus, Giselle-Fyfe est une ombre qui sourit à la paix éternelle retrouvée. Albrecht-Solano trace depuis la tombe de sa bien-aimée un chemin de lys comme on s’entaille les veines ; une conclusion presque violente qui nous laisse véritablement ému.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs

A Toulouse : Kader Belarbi recommence son cirque

img_9286

Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ruslan Savdenov au centre et la compagnie. Photographie David Herrero

À Toulouse, Kader Belarbi, peintre à ses heures, avait mis cette saison martyre 2020-21 sous le signe de l’art pictural. Si finalement Toulouse-Lautrec attendra le début de la saison prochaine, Les Saltimbanques, hommage aux toiles de Picasso sur le thème des gens du cirque et de l’Espagne a pu, on s’en réjouit, être représenté à La Halle aux Grains. Bâtiment circulaire, la Halle aux Grains est le plus souvent utilisée par le ballet du Capitole de manière frontale. Ici, le thème du chapiteau permettait de briser ce vieux code du théâtre occidental pour présenter un spectacle à presque 360° : dans cette œuvre hybride, à mi-chemin entre cirque, théâtre revue et danse, nos « bateleurs » (titre de la toile de 1905 inspiration première du spectacle) présentent certains numéros en trois groupes simultanés afin de contenter l’ensemble du public.

Comme toujours chez Belarbi, la scénographie (Coralie Lèguevaque), les lumières (Sylvain Chevallot) et les costumes, qui citent aussi bien l’œuvre de Picasso que les Ballets Russes de la grande époque (Elsa Pavanel), sont non seulement très beaux mais très « pensés ». Le Velum translucide à demi-suspendu qui vous accueille à votre entrée dans la salle deviendra successivement sol de danse, sac de camping collectif, rideau de scène, chapiteau, demi-orbe translucide comme un ciel étoilé ou encore manteau pour la statue du Commandeur. Il y a un jeu permanent entre l’ombre et la lumière, l’usé et le clinquant, le loufoque et le grave.

img_9290

Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Simon Catonnet (Arlequin). Photographie David Herrero

On peine à définir cette œuvre. Ce n’est pas un ballet à proprement parler : les danseurs dansent, certes, mais font aussi de l’acrobatie, déclament – mention spéciale à l’Arlequin de Simon Catonnet, meneur de revue omniprésent, à la diction impeccable et au coffre indéniable – chantent ou encore jouent de la musique (avec des cuillères, des casseroles et des plats en inox). Les Saltimbanques n’est pas une œuvre narrative en ce qu’on ne suit pas une histoire, mais chaque danseur incarne un personnage qui a un nom précis (ainsi Alexandra Sudoreeva, est Rosalia, l’acrobate toujours à la bourre et la larme à l’œil) et à même parfois une filiation.

La partition de Sergio Tomassi, qui joue de l’accordéon en compagnie de la troupe, est également sous le signe de l’hybridation, entre art forain et bruitages. Certaines ambiances musicales ne sont pas sans évoquer les œuvres de Nino Rota pour les films de Fellini.

La structure du spectacle ne se laisse pas appréhender facilement. La première impression – c’est sans doute voulu – est celle du foutraque. On alterne les séquences de groupe (l’entraînement des filles aux éventails tonitruants, la poétique scène des garçons aux ballons gonflés à l’hélium) et les passages plus individuels (impressionnant concours de pyrotechnie technique à pieds flexes entre « les Zanni », Amaury Barreras-Lapinet et Philippe Solano, gonflé à bloc). Les artistes soufflent également le chaud et le froid. Les scènes brillantes de revue sont suivies de passages plus introspectifs et graves. Le gros bouffon – un des personnages de la « famille de saltimbanques » de 1905 – , Ramiro Gomez Samon dans un costume rouge à bourrelets intégrés que ne renierait pas la Maguy Marin de Groosland, écrase ses chairs adipeuses en roulant sur un cube aux sons les plus rauques de l’accordéon. Il finit par éclater de rire nerveusement – ou sont-ce des sanglots ? – et se rouler derrière le rideau de scène. Ses collègues commencent alors une parade des plus joyeuses.

img_9289

Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Ramiro Gomez Samon. Photographie David Herrero

En fait, la première partie du spectacle additionne l’entraînement des artistes et la grande parade pour attirer le passant – Les Zanni interprètent par exemple leur numéro dans une arène improvisée figurée par une corde tenue par le reste de la troupe assemblée en cercle autour des deux danseurs. À un moment aussi, la troupe en cercle, tournée vers la salle, interprète une touchante pantomime d’invite à l’intention du public : les hasards du placement nous situent en face de Jérémy Leydier qui ravive le vif souvenir de son Kiki La Rose d’il y a deux ans dans cette même salle.

On en reçoit plein les mirettes. Cela ne va pas sans certaines longueurs. L’attention s’étiole un tantinet durant le duo entre Pierrot et l’écuyère et dans la scène d’entraînement suivante autour du brocs d’eau. Il faut ensuite se remobiliser pour le solo du gros bouffon puis son duo avec la Ballerine (Natalia de Froberville). La première partie s’achève par l’un des numéros les plus réussis de la pièce : le duo entre Achille le Clown (Alexandre Ferreira), à demi-caché par une chemise surmontée d’un cou surdimensionné et d’une tête grotesque et Gigi (Kayo Nakazato) clown à la robe-cerceau affublée pour l’occasion d’un masque cubiste. Le grand échalas et sa rotonde compagne ont toutes les peines du monde à imbriquer comme il faut leurs formes antithétiques. C’est tour à tour drôle, grotesque et touchant.

img_9284

Ballet du Capitole. Les Saltimbanques. Alexandre Ferreira et Kayo Nakazato. Photographie David Herrero

La deuxième partie, celle du spectacle sous chapiteau, est donc plus structurée en termes de numéros puisqu’on assiste au spectacle lui-même. L’alternance des scènes plus directement inspirées du cirque et celles s’appuyant davantage sur la technique classique est très équilibrée : Le trio d’Arlequin, du Vieux et de Pierrot appartient à la première veine ; le charmant passage de la ballerine qui couine (Natalia de Froberville) avec ses 4 acrobates-servants appartient à la seconde. La gestuelle, à la fois mécanique et charnelle, est captivante, et la petite musique qui l’accompagne vous reste dans l’oreille. Julie Charlet fait un charmant mais trop court numéro d’équilibriste sur estrade roulante puis « sur partenaires ». On en redemande. Les deux clowns (Ferreira et Nakazato) aux cœurs de baudruche font rire la salle. Marlen Fuerte, Vera, la dompteuse dominatrix, dans une arène de cordes lestées de ballons descendus des cintres, est presque plus animale que ses partenaires (Solano et Barreras-Lapinet en équidés) : qui essaye de dompter qui ? Portée par ses partenaires, Marlen-Vera semble manger l’espace avec des grands jetés « roquettes ». Même dans les gradins, on ne se sent pas en sécurité.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Une fois encore l’intimité de l’artiste se rappelle au public dans une scène dont on se demande si elle est disruptive dans le spectacle présenté ou un numéro supplémentaire prévu au programme. Le vieux saltimbanque, Pepe la Matrona (Rouslan Savdenov), une figure jusqu’ici prostrée et assez énigmatique qui convoque l’image de la hideuse statue de Petrouchka posée sur la tombe de Nijinsky au cimetière de Montmartre, ouvre les vannes de son costume et se vide de son sang (du sable rouge) sur scène avant d’être recyclé par ses collègues en statue du Commandeur pour la parade finale. N’est-ce pas cela qui fascine dans le cirque, cette porosité entre le monde des lumières et celui des misères ?

On ressort pourtant de la Halle aux grains non pas mélancolique mais heureux et groggy. Comme au cirque, on a entendu des enfants rire et commenter le spectacle dans la salle et, autour de la Halle aux grains, les adultes s’essayent à des petits ronds de jambe en chantonnant des passages de la musique.

Succès, s’il en est !

Commentaires fermés sur A Toulouse : Kader Belarbi recommence son cirque

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), France Soirs