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A Toulouse, Johan Inger et Thierry Malandain : hymnes à Ravel

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

« Hommage à Ravel ». Ballet, orchestre et chœur du Capitole de Toulouse. Johan Inger, « Walking Mad ». Thierry Malandain « Daphnis et Chloé ». Représentations des 24 et 25 octobre 2025.

Pour célébrer le cent-cinquantenaire de la naissance du compositeur Maurice Ravel, le Ballet du Capitole reprend deux œuvres entrées à son répertoire sous la direction de Kader Belarbi.

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Walking Mad. Johan Inger. Aleksa Zikic et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

Walking Mad de Johan Inger, reprise d’une pièce de 2001 pour le Nederland Dans Theater I, a été pour la première fois dansée en 2012 puis reprise à Toulouse en 2015 dans le programme « Et bien dansez, maintenant ! » à la Halle aux Grains. A la revoyure, la pièce garde toute sa force initiale.

Commencé dans le silence, Walking Mad oppose d’abord, dans une scène déprimante du quotidien, un homme vêtu d’un imperméable et d’un chapeau melon et ce qui semble être sa compagne, triant du linge sale jonchant le sol. Dans le fond de scène, un grand mur traverse obliquement l’espace. Cette structure à géométrie variable, mouvante et occasionnellement bruyante devient le personnage principal du ballet tandis que s’égrène la partition obsédante de Ravel.

Au début de l’exécution du Boléro, l’atmosphère est légère et loufoque. Le jeu de séduction sensuel voulu par Ida Rubinstein, la commanditaire et interprète principale du ballet à défaut d’être souhaité par le compositeur, est ici présenté de manière parodique. Un garçon en teeshirt rouge (Lorenzo Misuri au soir du 24 octobre) se fait voler son chapeau alors qu’il est placé à l’autre extrémité du mûr par une nymphette (Juliette Itou). Il entreprend ensuite de la poursuivre et peine à la rattraper. Des garçons facétieux, coiffés de cotillons pointus, apparaissent par des portes ménagées dans le mur et entreprennent des danses de séduction outrées et ridicules (mention spéciale sur les différents soirs à Philippe Solano, à Kleber Rebello, à  Amaury Barreras Lapinet ou encore à Eneko Amoros Zaragoza). On pense à la version parodique du Sacre du Printemps par Paul Taylor, The Rehearsal, qui remplace le terrible sacrifice par une savoureusement stupide enquête policière.

On apprécie aussi que le mur remplace par sa verticalité l’horizontalité de la table des versions Nijinska et Béjart. Jusque à la mi-temps de la pièce, ce décor protéiforme joue le rôle de lampe merveilleuse ou de boite de Pandore, laissant s’échapper des danseurs et danseuses qui nous ébaubissent par des passes chorégraphiques subreptices et fuyantes. Une transe joyeuse avec des cris est la culmination de  cette partie.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Elle est stoppée net, comme l’orchestre, lorsque le mur se plie en deux pans, définissant l’angle concave d’une pièce en perspective cavalière. L’ambiance change alors du tout au tout, Une fille (Solène Monnereau le 24, Tiphaine Prevost le 25) se retrouve alors coincée dans l’angle de la pièce et trois gars, qui semblent être devenus des excroissances du mur, l’emprisonnent et la maltraitent. La musique du Boléro n’est d’abord plus qu’un vague grésillement qui sort de la coulisse. Mais, même lorsque l’orchestre recommence à jouer la partition lancinante, on comprend désormais qu’on est dans un asile de fous. Les escalades du mur, qui semblaient juste facétieuses au début, deviennent un enjeu de fuite. La transe est devenue démente. La scène de la fille qui batifolait, poursuivie par un garçon, se répète sur un tout autre registre. Elle est maintenant poursuivie par des prédateurs en trenchs-camisole.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Tout cela fait-il référence à la démence qui eut raison du compositeur ? Les cliquetis métalliques du mûr sont-ils la prise en compte tardive du souhait original du compositeur, qui voulait que le Boléro représente la sortie d’ouvriers d’une usine ? L’œuvre est assurément d’une grande richesse de sens possibles.

On reste bien un peu circonspect face au choix d’Inger de terminer sa pièce avec le Für Alina d’Arvo Pärt même si elle se justifie en termes de narration. Dans cette partie au style Ekien (rendu très évident le 24 par Ramiro Gómez Samón et Kayo Nakazato), le couple initial se retrouve dans ce quotidien gris et déprimant initial qui pourrait expliquer a posteriori la folie. On est particulièrement touché par le duo du 25 octobre. Aleksa Zikic a une palette expressive étendue, passant subtilement du facétieux à l’émouvant et Georgina Giovannoni, qu’on n’avait pas encore eu l’occasion de voir se distinguer, est une interprète qui passe très assurément la rampe.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Georgina Giovannoni et Aleksa Zikic. Photographie David Herrero.

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« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé vient plus tôt que Boléro dans la chronologie des partitions de ballet de Maurice Ravel : c’est en fait la toute première quand Boléro est la dernière. Dès 1909, Serge de Diaghilev avait commandé la partition au jeune compositeur pour la saison 1911. La chorégraphie était confiée à Michel Fokine qui avait souhaité travailler sur ce thème. En 1904, le jeune danseur, enthousiaste et iconoclaste, avait proposé un ballet sur ce thème à la direction des Théâtres impériaux accompagné d’un plan de réforme du ballet qui, entre-autres, proposait de jeter les tutus et les pointes à la corbeille. La direction n’avait pas donné suite à la mise en œuvre de ce Daphnis mais avait néanmoins initié une réforme des costumes. En termes d’avancées chorégraphiques, Fokine, qui entre-temps avait vu danser Isodora Duncan lors de la saison 1904, avait dû attendre 1907 pour créer un ballet sur un thème antique : Eunice, librement inspiré du roman « Quo Vadis ? » d’Henryk  Sienkiewicz. Ne pouvant obtenir des danseurs qu’ils dansassent pieds-nus, il avait fait peindre des doigts de pieds sur leurs chaussons afin de faire plus naturel.

Il n’y a pas de pointes non plus dans le ballet de Thierry Malandain qui rend hommage au chorégraphe d’origine de Daphnis en évoquant certains de ses principes mais en les fondant dans sa propre gestuelle. On retrouve les poses de profil harmonieuses et non anguleuses comme celles du Faune de Nijinsky, créé la même saison, en 1912. Les pas sont glissés plutôt qu’attaqués du talon. Les rondes ont la part belle, soulignant le côté tourbillonnant de la partition du ballet. Les lignes même ont une qualité ondulatoire : au début du ballet par exemple, nymphes et bergers, tous en jupes plissés soleil vert d’eau, avancent en ligne vers le proscenium. Chaque danseur partant des extrémités vers le centre opère un quart de tour en décalé. On est invité à une célébration panthéiste …

L’un des apports majeurs de Malandain à Daphnis et Chloé est d’avoir décidé d’attribuer à un danseur le rôle de Pan qui, aussi bien dans le ballet de Fokine que dans le plus récent Daphnis de Benjamin Millepied à l’Opéra, n’apparaissait pas alors que c’est lui qui délivre Chloé, enlevée par des pirates. Il y a au passage des similitudes dans les défauts de l’argument de Daphnis et celui du ballet Sylvia, tous deux inspirés de poèmes pastoraux : les bergers y sont des tendrons impuissants.

« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan), Kleber Rebello (Daphnis) et Solène Monnereau (Chloé). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Dans la version Malandain, c’est un trio et non un duo qui ouvre le ballet. Daphnis et Chloé sont protégés par le dieu Pan qui préside à leurs amours tout en recevant leur hommage (la ronde des deux protagonistes, les bras en couronne écartée, autour du dieu). Au soir du 24 octobre, Philippe Solano est un peu comme une statue animée d’Eros ; à la fois sensuel mais conscient de sa condition divine. Le mouvement est ample, contrôlé et serein. En Chloé, Solène Monnereau a quelque chose de Claire Lonchampt, la muse du chorégraphe à Biarritz ; elle distille ce même genre de retrait vibrant qui la fait aimer. Kleber Rebello, Daphnis, est particulièrement émouvant dans son duo des doutes avec Lycénion (Kayo Nakazato, concentré de sensualité affirmée qui cambre du bassin avec un chic très crâne). Les courses arrêtées, le cou rentré dans les épaules, les yeux au sol, créent tout le personnage.

« Daphnis et Chloé ». Kayo Nakazato (Lycénion) et Jeremy Leydier (Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Une autre qualité du Daphnis et Chloé de Thierry Malandain est qu’il offre une vraie progression dramatique au couple secondaire. Pan sert de pivot entre le couple qui s’est reconnu d’emblée et celui qui ne se satisfait pas de son lot. A la fin du ballet, Malandain a créé un charmant pas de deux, très Papageno-Papagena, pour Lycénion et Dorcon, le prétendant éconduit de Chloé. Jeremy Leydier (qui avait déjà exécuté une belle variation des biscotos aux maladresses étudiées) s’y montre absolument touchant : ses rapides pas courus, son dos courbé pour faire oublier ses grands abatis, ses baisers timides puis gourmands ; tout émeut.

« Daphnis et Chloé ». Natalia de Froberville (Chloé) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Le 25 octobre, on retrouve à peu près la distribution de la création en 2022. Alexandre de Oliveira Ferreira est plus charnel que Solano en Pan. C’est un faune plutôt qu’un dieu. En Daphnis, Ramiro Gomez Samon est un jeune homme idéal dans sa naïveté. La simplicité de sa variation du concours  séduit. C’est un parfait berger de Pastorale. Natalia de Froberville quant à elle, montre toute la beauté classique latente dans la chorégraphie de Malandain pour Chloé. Durant sa première variation, Rouslan Savdenov, Dorcon, pastiche savoureusement le style du ballet soviétique. Tiphaine Prévost est une capiteuse et primesautière Lycénion. Elle n’est pas sans évoquer la Sirène de Balanchine dans le Fils prodigue. Sa marche en pont avec développés ou encore ses gestes explicites sont exécutés avec sobriété et efficacité. Cela rend son pas de deux final de l’épanouissement avec Dorcon d’autant plus inattendu et émouvant.

"Daphnis et Chloé". Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

« Daphnis et Chloé ». Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé est une authentique réussite de Thierry Malandain.

Par rapport à 2022, on regrettera seulement que le changement de lieu ait fait perdre un effet scénique poétique. Dans l’arène de la Halle aux grains, les chœurs cachés par le cyclo en fond de scène, étaient placés sur un balcon en face du public. Lorsqu’ils chantaient, ils apparaissaient comme flottant au-dessus de la scène, tel une assemblée des Olympiens commentant l’action. La scène du Capitole n’est pas assez profonde pour reproduire cet effet. Les excellents chœurs sont toujours placés en hauteur mais au 3e balcon de côté à Jardin, ce qui créé un certain déséquilibre pour l’oreille selon le côté où l’on se trouve dans la salle. Espérons que Daphnis pourra être repris un jour dans son écrin d’origine pour bénéficier de nouveau de cet attrait supplémentaire.

« Daphnis et Chloé ». Alexandre Ferreira De Oliveira (Pan), Natalia de Froberville et Ramiro Gomez Samon (Daphnis et Chloé), Tiphaine Prevost et Ruslan Savdenov (Lycénion et Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

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Voilà donc un bien beau programme d’hommage à Ravel. Sous la baguette inspirée de Victorien Vanoosten et avec les chœurs du Capitole dirigés par Gabriel Bourgoin, le Ballet du Capitole se montre à la hauteur de sa renommée de compagnie classique et néoclassique nationale et internationale. On s’étonne donc d’autant plus de remarquer que, dans les espaces publiques du théâtre, la plupart des photographies qui les décorent soient désormais consacrées aux productions lyriques : une photographie du Chant de la Terre de Neumeier et tout serait dit ? La saison dernière, au moins deux programmes réussis ont donné lieu à de belles photographies de David Herrero : le programme Glück-Jordi Savall et la Coppélia de Jean-Guillaume Bart. Et que dire de Daphnis et Chloé ? On espère que cet oubli n’est que conjoncturel…

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Coppélia de Jean-Guillaume Bart au Capitole de Toulouse : traditionnel augmenté

Coppélia (Musique Léo Delibes. Chorégraphie Jean-Guillaume Bart. Ballet du Capitole de Toulouse. Représentations du 22, 23 et 24 avril 2025).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Photographie David Herrero

Coppélia est l’unique ballet français qui a connu une transmission sans interruption dans sa compagnie d’origine. Tous les autres grands classiques nés en France et surtout à Paris aux XVIIIe ou au XIXe siècle, tels La Sylphide ou Giselle, pour ne parler que des plus mythiques, sont soit des reconstructions soit des retours tardifs par le prisme russe.

En France, les professionnels de la danse ont tristement l’habitude de penser qu’un ballet, lorsque les créateurs et interprètes de transmission directe de l’œuvre ont tous disparu, ne vaut plus la peine d’être repris et qu’il faut repartir à zéro. Il y aussi une petite forme de condescendance qui les pousse souvent à penser que les danseurs d’aujourd’hui, plus avancés techniquement, vont s’ennuyer à danser les pas du passé. Fort heureusement, ni les russes ni les anglo-saxons n’appliquent ce théorème mortifère à leur propre répertoire.

Je suis bien conscient que l’ensemble d’une chorégraphie ne peut rester intacte avec le temps mais une approche à la Rudolf Noureev, conservant ce qui est devenu traditionnel dans une chorégraphie (même si tout n’est pas originel) et comblant les blancs (souvent des passages pantomimes) avec ses propres chorégraphies, me paraît la plus fructueuse.

Dans la Coppélia parisienne, les passages dansés de Swanilda chorégraphiés par Saint-Léon ont fait a priori l’objet d’une transmission ininterrompue. À l’acte 2, la scène de la poupée est un petit chef-d’œuvre avec la ballerine qui secoue les bras de manière cadencée tout en faisant des piétinés à reculons comme si son balancier régulateur d’automate s’était déréglé. Certes, les danses de caractère qui infusent le premier acte silésien du ballet sont un peu basiques pour un corps de ballet moderne. Quant à l’acte 3, il a disparu dans le sillage tourmenté de la guerre franco-prussienne de 1870. Cet acte, allégorique, n’apportant aucun développement à l’action, mettait en scène la discorde, la paix et la guerre : des thématiques quelque peu douloureuses après la défaite française, la perte de l’Alsace-Lorraine et les fractures civiles et sociales de la Commune.

Jean-Guillaume Bart, danseur et chorégraphe féru d’Histoire de la Danse, avait donc à mon sens un terrain de jeu suffisant pour mettre sa patte de chorégraphe sur Coppélia, tout en gardant une partie du texte original de Saint-Léon. On a été un peu déçu et circonspect au départ lorsqu’on s’est rendu compte que ce ne serait pas le cas.

Mais trêve d’esprit gâte-sauce. Ces préventions ont été vite balayées au vu de l’authentique réussite que représente cette nouvelle production de Coppélia.

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Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gómez Samón et le corps de ballet masculin à l’acte 1. Photographie David Herrero

La Coppélia de Jean-Guillaume Bart parvient en effet, sans jamais vraiment reprendre l’original, à l’évoquer tout en l’actualisant subtilement. Les décors d’Antoine Fontaine pour l’acte 1 et 3 (la place d’un village en Silésie) sont directement inspirés des décorateurs à toiles peintes du XIXe siècle mais la jolie perspective forcée d’escaliers extérieurs très Europe centrale donne tout autant au décor une profondeur réaliste qu’une impression de vertige bien venue pour illustrer cette histoire flirtant gentiment avec le fantastique. Pour la maison de Swanilda, l’impression d’intérieur-extérieur fort réussie est renforcée par les subtils éclairages de François Menou. On n’a pas ainsi l’impression d’être face à une bâtisse de toile peinte qui tremblote dès qu’on frappe à la porte comme dans Giselle. Il y a de la vie dans cette maison, on en est certain. À l’acte 2, l’atelier de Coppélius joue également habilement sur la ligne de démarcation entre réalisme et onirisme. La pièce paraît plausible ; la fenêtre par laquelle rentre Frantz par effraction semble vraiment déboucher sur un extérieur. Mais la présence d’escaliers et de galeries dans cet intérieur vient perturber cette vision de rassurante normalité tandis qu’un aéroplane à la Léonard de Vinci ou à la Jules Verne et un immense engrenage flottant en l’air réintroduisent la dimension inquiétante et fantastique. L’Histoire et l’Histoire de la Danse ne sont jamais bien loin non plus dans cette Coppélia. L’antre de Coppélius est encadrée par des images familières du ballet romantique (La Sylphide, Giselle, Paquita, le Corsaire) de même que les costumes de David Belugo semblent étonnamment proches de ceux portés par les danseurs de l’Opéra en mai 1870.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Dans l’atelier de Coppélius. Natalia de Froberville. Photographie David Herrero

Ce jeu de citation historique est particulièrement poussé durant la scène des automates. Chacune des poupées portant de discrets mais troublantes visières de plexiglas est une évocation d’un grand ballet de l’ère romantique (Conrad du Corsaire pour le Janissaire à cimeterre, Paquita pour l’espagnole, James de La Sylphide pour l’Ecossais et une Willi de Giselle qui exécute mécaniquement les sautillés du corps de ballet à l’acte 2) et la leçon de danse de Coppélius fait ressembler Swanilda-Coppélia à une succession de vignettes extraites d’un manuel de Carlo Blasis. Mais si on y regarde bien, l’acte 1 n’est pas exempt de citations actualisées de la tradition romantique : le petit banc posé à jardin semble se référer à celui de la première scène de Giselle. Mais dans cette version d’aujourd’hui, la danseuse n’avale pas le baratin floral du tendron et lui jette même son offrande à la figure.

D’un point de vue chorégraphique, Jean-Guillaume Bart parvient, sans reprendre d’enchaînements de l’original, à évoquer les spécificités du style Saint-Léon. Travaillant souvent sur des scenarios décousus (Coppélia, écrit par Charles Nuitter, fait figure d’exception), le chorégraphe savait soutenir l’attention du public en mêlant d’une manière subtile danse et pantomime – les Italiens avaient eux tendance à séparer clairement les deux. Dans la Coppélia de Pierre Lacotte, la version historique du Ballet de l’Opéra aujourd’hui uniquement dansée par l’École de Danse, la première entrée de Swanilda où elle explique au public son dilemme depuis l’arrivée d’une nouvelle venue dans le village, est un savant entremêlement de mime et de pas. Jean-Guillaume Bart utilise le même procédé pour sa Swanilda d’aujourd’hui mais il en avait usé dès le lever du rideau avec sa procession de jeunes agriculteurs matinaux (un clin d’œil encore au début de Giselle ?) qui rentrent en mode pantomime et passent sans rupture à la danse, comme s’ils continuaient leur conversation.

En termes de technique, Bart confronte ses danseurs à toutes les subtilités et à toutes les difficultés de la danse française. Les bas de jambes sont très sollicités (avec de multiples double-ronds de jambe), la batterie est reine et les épaulements sont ciselés. À l’acte 3, Frantz exécute une combinaison de tours arabesques et de pirouettes en dedans qu’on aurait pu trouver dans un des carnets de Léon Michel, père de Saint-Léon. Swanilda exécute de petits sautillés sur pointe en attitude à l’acte 1 et une diagonale sur pointe en reculant au dernier acte presque plus dans la veine de la version Petipa qui était second maître de ballet à l’époque du règne de Saint-Léon à Saint-Petersbourg. Pendant ce même acte, l’intermède des amies de Swanilda n’est pas sans évoquer le pas de six de La Vivandière, une chorégraphie préservée par le système de notation de Saint-Léon lui-même : la sténochorégraphie.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Acte 3. Photographie David Herrero

Réglés pour un corps de ballet moins pléthorique qu’au XIXe siècle (cinq couples pour la grande mazurka), les danses de caractère réglées par Jean-Guillaume Bart ont un peps extraordinaire. Les talons crépitent, le poids au sol des danseurs nécessaire dans la czardas ne se fait jamais au détriment de l’enlevé de l’exécution. Jean-Guillaume Bart a voulu représenter un petit bourg frappé de dansomanie. Pour ce faire, il a étoffé le rôle uniquement pantomime et anecdotique du bourgmestre pour en faire un personnage à part entière, lui adjoignant une épouse aussi balletomane que lui. Et monsieur le maire est un virulent adepte de Terpsichore ! En haut de forme, au milieu de ses administrés, il détonne et conduit à la fois.

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Alexandre De Oliveira Ferreira donne à ce personnage d’édile toute son énergie solaire (les 22 et 24 avril) aux côtés de Georgina Giovannoni tandis que le 23, Minoru Kaneko et Solène Monnereau nous transporteraient presque pendant l’acte du mariage au bal du Moulin rouge. Avec ses bottines, ses bas rouges et son énergie explosive, Monnereau évoque Jane Avril, la Mélinite, et Kaneko serait son Valentin le désossé survolté.

On apprécie cet enrichissement des rôles d’arrière-plan du ballet qui se sont affadis au XXe siècle avec la simplification parfois outrancière des rôles pantomimes. Bart donne du relief à la théorie des petites amies de Swanilda en développant l’interprétation d’au moins deux d’entre-elles. Sofia Caminiti est ainsi la meneuse qui donne les idées mais qui les fait exécuter par d’autres et Nina Queiroz est inénarrable en peureuse qui claque des genoux et tombe dans les pommes.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Rouslan Savdenov (Coppélius) et Natalia de Froberville (Swanilda). Photographie David Herrero

Le grand rôle secondaire du ballet, Coppélius, s’il reste principalement mimé est néanmoins développé par Jean Guillaume Bart. Dans le programme, Coppélius est désigné comme un « vieux maître de ballet exilé ». Des trois Coppélius qu’il nous a été donné de voir, c’est peut-être Rouslan Savdenov le 22 mars qui nous a semblé remplir le mieux ce cahier des charges spécifique. À l’acte 1, lorsqu’il sort la première fois de sa maison, Savdenov évoque avec sa posture un peu voutée et compacte le Jules Perrot des classes de danse de Degas. À l’acte 2, dans son antre, avec sa grande blouse et son bonnet vissé sur la tête, il évoquerait plutôt Arthur Saint-Léon.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Jérémy Leydier (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda) Photographie David Herrero

Jeremy Leydier est nécessairement très différent. Sa haute stature rend peu probable la scène où Coppelius est intimidé par les villageois. Avec sa perruque blanche, il ressemble plutôt à un élégant Frantz Liszt qu’à un maître de ballet déplumé. À l’acte deux, en revanche, Leydier sait se montrer à la fois effrayant et drôle. Lorsqu’il suit en catimini Frantz entré chez lui par effraction, il est à la fois le docteur Frankenstein et sa créature. Enfin, Jérémy-Coppélius rend totalement justice à la jolie trouvaille de Jean-Guillaume Bart pour donner de la profondeur à un acte 3 sans cela dramatiquement insipide : après la variation de Frantz sur l’Aurore, Coppélius entre avec la poupée Coppélia désarticulée sur la Prière. Leydier et sa partenaire Juliette Itou ménagent l’équilibre entre le sinistre (on ne sait pas très bien si cette Coppélia est un objet ou un corps privé de vie) et l’émouvant (le vieux savant semble faire une calme scène de la folie).

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Simon Catonnet (Coppélius) et Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le 24 avril, dans ce passage, le Coppélius de Simon Catonnet, très Daddy Long Legs durant les deux premiers actes et fort amusant en Pygmalion effrayé qui hisse le drapeau blanc devant sa créature, évoque le mime Baptiste des Enfants du Paradis. Nino Gulordava est absolument une créature inanimée.

Ce passage explique que le début du pas de deux entre Frantz et Swanilda soit musicalement si joliment mélancolique.

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Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) Photographie David Herrero

Ceci nous amène tout naturellement aux rôles principaux. En trois soirées et seulement quatre danseurs, on aura finalement vu trois couples Swanilda-Frantz très différents. Le premier est en fait le seul qui avait été initialement prévu de la sorte. La distribution de la première réunissait les deux étoiles maison, Natalia de Froberville et Ramiro Gómez Samón. Froberville, toujours d’une grande légèreté dans l’exécution technique, dépeint une Swanilda au tempérament explosif. Elle querelle son Frantz avec gusto et jette en l’air sa robe de mariée avec tant de conviction que les petites amies ont du mal à la rattraper au vol. À l’acte 2, Natalia-Swanilda articule bien les moments où elle imite la poupée et ceux où elle redevient elle-même. Elle semble lancer des petits regards de connivence au public. Ramiro Gómez Samón est un Franz plus camarade d’enfance qu’amoureux. C’est un concentré de charme et d’aisance (ses entrelacés développés sont roboratifs) qui le rapproche un peu de la conception initiale du rôle de Frantz où il était incarné par une femme ; beaucoup de vaudeville mais pas tant de sentiment.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Natalia de Froberville (Swanilda) et Ramiro Gómez Samón (Frantz) Photographie David Herrero

Le 23, Kayo Nakazato remplaçait la nouvelle étoile de la compagnie, Marlen Fuerte Castro, aux côtés de Alexandre De Oliveira Ferreira. Là encore beaucoup de vaudeville. Mademoiselle Nakazato est moins volcanique dans sa colère mais plus rancunière. Dans la Czardas, elle continue à bouder son partenaire presque jusqu’à sa conclusion et durant le deuxième acte, à la réalisation de la non-humanité de Coppélia, elle est à la fois drôle et cruelle dans son imitation de la combinaison de cabrioles que faisait Frantz à l’acte 1 pour impressionner la belle lectrice installée au balcon. De Oliveira Ferreira, qui danse le Bourgmestre quand il n’est pas Frantz, tire son rôle du côté bouffon. Il n’hésite pas à montrer les côtés ridicules de son Frantz lorsque celui-ci échoue à amadouer Swanilda ou se fait prendre la main dans le sac. Sa scène narcotique à l’acte 2 est également très drôle. Il sourit béatement puis tombe raide comme une planche. Monsieur Ferreira a le don du timing comique d’un acteur du cinéma muet. Techniquement, il parcourt et bat bien. Il semble moins à son aise avec la redoutable combinaison de doubles tours arabesque suivis de pirouette en dedans de sa variation de l’acte 3. Mais, pour tout dire, Ramiro Gómez Samón l’avait quelque peu négociée aussi le 22 avant de parfaitement la réussir le 24.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse.
Alexandre De Oliveira Ferreira (Frantz). Photographie David Herrero

Car en ce soir du 24, c’est en effet Gómez Samón qui entre à Cour au premier acte. Ayant négligé de regarder la feuille de salle, on est surpris et déstabilisé. On attendait Philippe Solano qui l’avant-veille bondissait en compagnie de Gómez Samón et de Kleber Rebello dans une sorte trio-battle pour impressionner les filles. La surprise et la déception passée, on finit néanmoins par apprécier ce couple improvisé qui introduit une dimension affectueuse et romantique au couple Swanilda-Frantz.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Ramiro Gomez Samon (Frantz). Photographie David Herrero

Ramiro Gómez Samón est d’autant plus charmant en enfant penaud pris les doigts dans le pot de confiture. Kayo Nakazato, semble avoir complètement infléchi son interprétation face à son nouveau partenaire. Vraiment animée dans sa première variation (on admire la souplesse du cou et le moelleux des fouettés d’une position à l’autre), elle est touchante par les regards attristés qu’elle lance à l’épi pendant la balade du même nom. Kayo Nakazato parvient ainsi dans ce ballet si drôle à incarner une jeune fille romantique. Lorsqu’elle apparaît dans sa robe de mariée sur le perron au dernier acte, elle semble dire « eh bien vous voyez, finalement, je l’ai eu ! ». Lors du pas de deux final, on admire particulièrement ce porté discret où Frantz suspend un temps levé de Swanilda en la soutenant sous l’aisselle. Cette passe technique prend avec ce couple en particulier une signification plus profonde : il semble souligner l’état de ravissement de la jeune épousée.

Coppélia. Ballet du Capitole de Toulouse. Kayo Nakazato (Swanilda). Photographie David Herrero

Le ballet peut se terminer ensuite dans l’euphorie de la musique (à la fois gaillardement et subtilement dirigée par Nicolas André) et de la danse de caractère menée par le couple principal, les bourgmestres et le corps de ballet tout entier du Ballet du Capitole dont on aimerait pouvoir citer chacun des interprètes tant ils nous soulèvent de notre siège.

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Ainsi, si je continue à appeler de mes vœux une version de Coppélia qui sertirait les gemmes préservées de Saint-Léon sur une monture moderne, force m’est de reconnaître que je courrai revoir cette réécriture à la fois traditionnelle et moderne de Jean-Guillaume Bart dès qu’elle sera reprise à Toulouse ou bien lorsqu’elle tournera en France.

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Ballet du Capitole : Balanchine en Grand

Programme Magie Balanchine. Ballet national du Capitole. Représentations du 28 et du 29 décembre 2024.

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. Thème et variations. Natalia de Froberville et Kleber Rebello. Photographie David Herrero.

Avec ce programme de fête, le ballet du Capitole renouait avec l’œuvre de Georges Balanchine dont elle avait été sevrée pendant la direction de Kader Belarbi. Le talentueux chorégraphe et directeur avait en effet mis fin au long règne de Nanette Glushak (vingt ans) qui avait placé le grand maître du néoclassique américain au cœur de sa programmation. Pour nous, spectateur parisien, c’est surtout l’occasion de renouer avec du Grand Balanchine. La dernière décennie, depuis la direction Millepied, a été en effet caractérisée par l’entrée au répertoire d’œuvres très secondaires du maître dans des programmes souvent mal agencés.

C’est donc un bonheur de retrouver Thème et variations après avoir dû s’enfiler à Paris l’indigeste, l’interminable Ballet impérial.

Pourtant, comme dans Ballet impérial, Balanchine joue sur la corde nostalgique pétersbourgeoise. Mais il introduit dans ses citations de la Belle au bois dormant de Petipa (la guirlande des fées qui s’enroule et se déroule au prologue) des références jazzy, des déséquilibres dynamiques, tout en imposant aux solistes une vitesse d’exécution digne de celle des Legnani ou des Brianza des années 1890, l’amplitude de mouvement et l’en-dehors de la période contemporaine en plus. Pour finir, la structure du ballet colle à son sujet du thème et variations. La combinaison initiale énoncée par les deux solistes – marche en dégagés avec opposition des bras, petit chassé en reculant, doubles dégagés en remontant – se trouve développée au cours de ballet et culmine avec les grands battements développés devant puis arabesque qui clôturent la pièce. L’enchaînement de pirouettes depuis la 5e du garçon sur sa première variation est reprise à la fin mais pimentée de double-tours en l’air.

Lors de la matinée du 28, Kleber Rebello renoue avec ses racines balanchiniennes acquises au Miami City Ballet où il fut Principal, dans un premier temps sous la direction du légendaire fondateur de la compagnie Edward Villella. Le rebond de Rebello sur les coupés-jetés en remontant est d’ailleurs réminiscent des classes de Villella à Miami. Les temps-levés double rond de jambe piqués arabesque ont du peps et le fini des pirouettes est impeccable. Rebello est de surcroît un partenaire élégant et attentif. Il permet à Natalia de Froberville (qui caresse le sol de la pointe, est d’une l’absolue légèreté et dans la prestesse d’exécution) de briller encore plus si cela est possible.

BNC_2606 - Thèmes et Variations - crédit David Herrero

Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. Thème et variations. Ramiro Gómez Samón et Nina Queiroz. Photographie David Herrero.

Pour la matinée du 29 décembre, le rendu est tout différent. Le couple Nina Queiroz-Ramiro Gómez Samón se distingue par le crémeux de sa danse. Queiroz a de jolis épaulements et toute sa batterie est claire. On lui pardonnera aisément quelques petits déséquilibres sur la vitesse dans la première variation au vu de l’intimité qui se dégage du pas de deux central. Gómez Samón est à la fois élégant et réservé. Son partenariat est tout soie et velours. Sa coda de leading man avec les grandes sissonnes est roborative. On passe deux excellents moments d’autant que le corps de ballet féminin se montre à la fois discipliné et vibrant dans leurs scintillants costumes vert d’eau (Joop Stokvis) infiniment préférables aux fades tutus bleu-layette de la version parisienne de Thème et variations. Le quatuor des demi-solistes (dont Sofia Camininti et Solène Monnereau) danse avec beaucoup d’esprit et les garçons, qui arrivent sur le tard, exécutent une polonaise bien réglée.

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Magie Balanchine. Ballet Nationale du Capitole. Tchaïkovski Pas de deux. Lian Sanchez Castro et Philippe Solano. Saluts.

Peut-on avoir trop de bonnes choses ? Crée en 1960 sur des pages retrouvés du Lac pour un pas de deux du Cygne noir alternatif, Tchaïkovski Pas de deux est un autre authentique chef-d’œuvre de George Balanchine. Peut-être, si on veut absolument faire la fine bouche, trouvera-t-on que l’enchaînement de Tchaïkovski Pas de deux à Thèmes et Variations, après un simple précipité, est un peu monotone. Il y a en effet de grandes similarités dans les deux pas de deux et même dans la technique des variations (la célérité pour la fille, les assemblés battus en remontant pour le garçon…). Sans doute présenter Tarentella aurait été plus pertinent. On aurait eu le feu d’artifice technique, la musique de Gottschalk aurait contrasté avec celle de Tchaïkovski et le loufoque du pas de deux nous aurait préparé à l’ambiance Broadway de Who Cares ? .

Peut-être ce Tarentella aurait d’ailleurs mieux convenu à la nouvelle recrue Lian Sanchez Castro. La danseuse coche pourtant toutes les cases techniques pour le Tchaïkovski Pas de deux. Elle fait preuve d’une belle célérité et a un sens certain de la scène. Mais elle oublie d’installer une complicité avec son partenaire. Elle en a pourtant un de tout premier ordre. Philippe Solano peaufine en effet chaque détail de ses interactions avec elle, par la présentation des mains ou les regards portés sur elle. Le danseur trouve de son côté le bon équilibre entre l’humilité du partenaire qui cherche à présenter sa ballerine sous son meilleur jour et la bravura technique où il peut se permettre d’exprimer sa propre personnalité. Son grand manège final mange l’espace et ses tours à la seconde plein de d’énergie suscitent l’enthousiasme. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer le même couple dans Tarentella avec sa base de cabotinage facétieux et de concurrence drolatique.

Le 29, on retrouve le couple de Thème et variations de la veille dans Tchaïkovski pas de deux. Natalia de Froberville y joue d’emblée la connexion avec son partenaire Kleber Rebello. Elle n’a même pas besoin de le regarder. Dans l’adage, on se dit que son dos a des yeux… Ce partenariat très fluide et évident (le poisson final de l’adage est plein d’esprit) provoque l’adhésion alors même que Rebello se montre finalement plus en retrait que Solano.

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. Tchaïkovski Pas de deux. Natalia de Froberville et Kleber Rebello. Photographie David Herrero.

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Lors de la première matinée, on pensait qu’on avait mangé son pain blanc avant l’entracte.

Who Cares ?  n’est en effet pas exactement dans mon Panthéon balanchinien. Le ballet fait partie du corpus d’œuvres où le fondateur du New York City Ballet caressait son public américain dans le sens du poil. Quoi de mieux en effet que de faire se dandiner des ballerines classiques dans des tenues à paillettes, sur des musiques populaires lourdement réorchestrées, afin de désennuyer les maris qui accompagnent leur légitime au ballet ? Bien entendu, un génie chorégraphique tel que Balanchine ne peut commettre un mauvais ballet sans insérer quelques jolies perles en plein milieu du torchon. Mais globalement, cette suite de danses me laisse le plus souvent froid. Ce fut particulièrement le cas lors de la soirée Balanchine à l’Opéra où les évolutions des danseurs, trop uniformément correctes, semblaient se noyer dans l’immensité du plateau.

Mais à Toulouse, dans l’écrin plus intime du Théâtre du Capitole, sous la baguette spirituelle de Fayçal Karoui et porté par l’énergie roborative du ballet du Capitole, on parvient à gouter aux charmes de surface de Who Cares ?

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. « Who Cares? ». Jeremy Leydier, Aleksa Zikic, Minoru Kaneko, Simon Catonnet et Eneko Amoros Zaragoza. Photographie David Herrero.

Le décor, beaucoup moins bling bling que celui de l’Opéra, représente un skyline depuis Battery Park et les pendrillons figurent des immeubles de bureau. Pour le double quintette, le défaut d’homogénéité des interprètes est en fait un atout. Les individualités ressortent et la succession des scénettes n’est jamais fastidieuse. Les cinq couples du 28 gagnent l’adhésion. Le premier duo est assez charmant sur ‘S Wonderful. Haruka Tanonooka a du chic et Eneko Amoros Zaragoza du peps. Sur Do do do, Aleksa Zikic est touchant et drôle en séducteur à râteaux aux côtés de Giorgina Giovannoni. Le 29, le quintette de garçons, très divers physiquement (les grands gabarits comme Jérémy Leydier ou Minoru Kaneko voisinent avec les physiques plus compacts comme celui d’Amaury Barreras Lapinet) retient l’attention par son déploiement de compétition amicale. Eneko Amoros Zaragoza trace décidément un inénarrable portrait de Groucho Marx dans le premier pas de deux. Jérémy Leydier fait un peu bookmaker facétieux aux côtés de la primesautière Sofia Camininti. Moins émouvant que Zikic sur Do do do, Amaury Barreras Lapinet roule des biscottos avec gusto.

Who Cares ? semble avoir été le médium par lequel la directrice, Beate Vollack a voulu introniser les deux nouvelles étoiles de la compagnie. Jacopo Bellussi, recruté à l’extérieur de la compagnie, un long danseur aux lignes harmonieuses et au physique avantageux, est donc le Leading Man à cœur d’artichaut de ce ballet. Il s’acquitte de sa tâche avec élégance. On regrette qu’il n’ait pas été distribué plutôt dans les vraies pièces de résistance du programme, Thème ou Tchaïkovski, où il eut été plus aisé de jauger ses qualités d’étoile.

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. « Who Cares? ». Tiphaine Prévost. Photographie David Herrero.

Dans les trois dames, objet de l’attention du Principal masculin, on est gratifié le 28 de la présence de Kayo Nakazato dans le petit bijou de pas de deux qu’est The Man I Love. La danseuse, promue soliste après sa très belle saison dernière, installe une vraie atmosphère sensuelle et intime à la fois. Ses tours attitude continués en promenade attitude au bras de son partenaire sont d’une grande fluidité. En soliste mauve, Tiphaine Prévost est une superbe bacchante, à la fois primesautière et sans peur (ses sauts de basque et sa batterie sur Stairway To Paradise nous soulèvent littéralement de notre siège).

En vert, Marlen Fuerte Castro, l’autre nouvelle étoile, choisie, elle, parmi les solistes de la compagnie, est une danseuse en vert pleine d’autorité et d’aisance. Fuerte Castro a une communauté de taille et de ligne avec la nouvelle recrue masculine.

On est désormais familier de son rôle de beauté sculpturale dont Kader Belarbi avait su maintes fois tirer parti dans ses créations (la dompteuse dans Les Saltimbanques ou Suzanne Valadon dans Toulouse-Lautrec). À la fin de son pas de deux avec le Leading Man sur Embraceable You, elle concède un baiser à son partenaire. Le 29, les solistes féminines échangent les rôles. Tandis que Tiphaine Prévost reprend son rôle en mauve, Kayo Nakazato se met au vert avec grâce. Son pas de deux avec Jacopo Bellussi a la grâce du pas de deux final de Funny Face entre Fred Astaire et Audrey Hepburn. Le baiser final semble être donné et reçu d’un commun accord. À l’inverse, Marlen Fuerte Castro reste hélas univoque dans son The Man I Love. Elle est et reste une déesse chasseresse, belle mais froide, qui reçoit avec indifférence l’hommage de son partenaire.

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. « Who Cares? ». Marlen Fuerte Castro et Jacopo Bellusi. Photographie David Herrero.

La question risque donc de se poser au moment des distributions si le Ballet du Capitole devait remonter La Sylphide, une nouvelle production de Giselle ou de La Belle à son répertoire. La nouvelle étoile féminine saura-t-elle se montrer assez éthérée, fragile ou subtile pour embrasser chacun de ces rôles? Ou faudra-t-il avoir recours à de talentueuses ballerines placées plus bas dans la hiérarchie pour endosser ces personnages iconiques? 

Mais peut-être aurons-nous une réponse plus optimiste à donner à l’occasion de la nouvelle Coppélia que Jean-Guillaume Bart va monter à Toulouse en avril prochain.

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Magie Balanchine. Ballet National du Capitole. « Who Cares? ». Kayo Nakazato et Jacopo Bellusi. Photographie David Herrero.

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In Toulouse : Does Gluck Make Me Feel Like Dancing ?

Gluck’s Sémiramis/Don Juan. Ballet du Capitole. October 26th and 27th, 2024.

I once sat next to an annoying frat boy at an Upper East Side dinner party who thought a clever conversation starter was “I adore Berlioz. What kind of music do you like?” I sighed. “Oh, anything that I feel I could dance to, so I’m not into Berlioz.” Eyebrows pointed in alarm, he sneered, “so you like disco?!” and then talked to other people for the rest of the night. OK, I still do have fond memories of dancing like a demon to disco. But I with hindsight I realize what else I could have said: “I’m into dance, yes, but most of all I love it when I can watch bodies find a story and their own truth in music.”

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Settled back in my seat in Toulouse in October, that long forgotten exchange popped up while I listened to Jordi Savall conduct the dance suite from Christoph Willibald Glück’s Iphigenia. The audience is treated to an extended overture before even one dancer will set a foot on the stage. As the straight-backed and craggy Savall elegantly led his brilliantly cheery Orchestre Le Concert des Nations into the final rousing chaconne, I definitely felt I had heard a story displayed through music. I felt like dancing.

I was really intitrigued by the fact that what followed would be re-imaginings of the first ever story ballets, revisited. Of course the choreographies have been lost, but here you would have authentic 18th century scores, neither intended as intermezzi in a larger opera (think Les Indes galantes, for example) nor bits of hit songs squished together in the typical patchwork ballet scores of that time (think Ivo Kramer’s subtly re-invented La Fille mal gardée, in the Ballet du Capitole’s repertoire/archives). In its time, “real” music for a ballet was revolutionary. Can this music still make us feel?

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

Ángel Rodriguez’s ballet to the music for Glück’s ballet Sémiramis followed apace. As there was no plot summary in the program, odd, hummm, I’d read up about the original play by Voltaire and was ready for anything…except to be served up something rather abstract. A divertissement, after all that?

Of course, silly, I don’t think I would have wanted to witness a dancing Semiramis waving around a vial of poison or being stabbed to death in slow-motion mime either, but here we ended up from the start back to the plotless dance interlude. Rodriguez’s piece, albeit a quite skilful and visually absorbing “divertissement,” was exactly the genre that Glück and the long-forgotten choreographer Gaspare Angiolini were trying to get away from in the first place.

We start – in silence, odd, as we have a lot of Glück to get through– with a giant lump/tumulus center stage that begins to winkle out some women.

The lump turns out to be a mass of iridescent fabric that will spend its time slowly spooling itself up to the rafters (until its inevitable swoosh back down in order recreate the tumulus from before).

The women squeak like birds as they rise up from the lump as if lofted by strings. They wiggle arms and waggle fingers, rise and swoon, swoop and then bend their knees, trace some kind of semaphoric language in the air. Later they will form circles. Men next emerge from the fabric lump. The music does start at some point and from then on these seven men and seven women continue to spiral around each other, touch and go, bodies hang off bodies and are carefully placed back on the ground in various configurations. There’s a duet for two who cup their hands for some reason.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Sémiramis. Kayo Nakazato & Jeremy Leydier. Photographie David Herrero.

The lifts are almost always horizontal, with bent knees and flexed feet, gently Kylian in feeling. At some point, random lone women successively meander straight across the back of the stage just in front of the ever-rising backcloth. This visual distraction was not the best of ideas because: at just about the same moment during both matinees my eyes hooked onto the cloth (ooh it’s gone from gold to blue!) and my mind drifted towards memories of those poignant moments when Thierry Malandain takes fabric and makes it a real partner in the story.

Even if I found my mind channelling too many other choreographers who do all this better, I can’t say I was bored. Sémiramis was pleasantly soothing. The dancers were utterly committed (and in the case of Philippe Solano, explosive). But by the time we got to the troupe all running forward in slow motion — oh Lord, that gimmick — I felt a bit stuck.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Much later, I ran across a really touching text by Ángel Rodríguez in the Capitole’s magazine. The choreographer dedicates this piece to his mother and all the other women who hold up at least half of the sky. Did I see happening onstage? Not really. But it’s a lovely idea.

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Don Juan

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

Edward Clug found a better balance between plot and abstraction in his Don Juan. As Molière is mother’s milk to the French – everybody here is forced to study his plays in high school – light references were all this audience needed in order to situate themselves in the goings on.

Could this piece travel outside of France? Most possibly: the tragedy of Semiramis is niche. The Latin Lover, for better or worse, is a universal cliché.

We begin and end with the vivid image of the dancers hovering (glowering?) in a semi-circle around a man on the ground in an upside-down Christ pose, only to smother and then extract him from a mosh pit of arms and legs. In this piece, too, arms and knees get bent, feet get flexed, but here all these limbs serve to push the idea of a story into the foreground.

The set and props by Marko Japelj, and costumes by Leo Kulas, are minimal yet perfectly evocative. Moveable semi-transparent dark partitions pierced by Neo-Mauresque arabesques were wheeled around to create spaces you could recognize (a convent, a secluded garden, the dinner party). A giant “stone” horse gets rolled in to advance the action, along with a stiff red skirt that was inhabited and incarnated in multiple and specifically recognisable ways.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

Yes, this is very hard to describe, but it works.

During the October 26th Saturday matinee, Alexandre De Oliveira Ferreira’s Don was a peacock from the start, emerging from the puddle with flounce and go, ready for the sighs and air kisses that were his due: a cheery Teflon Narcissus, chillingly incapable of feelings or regrets right down to the moment he meets his sorry end. On Sunday, Ramiro Gómez Samón’s shaped a more sensual, sexually-ambiguous, and more ambivalent Don. His interpretation proved perhaps more compelling and seductive, to me.

On Saturday, Marlen Fuerte Castro’s Donna Elvira was implacable and forceful from start to stop. She seemed to incarnate The Commander (whom we never see) more than his confused child. To me, Solène Monnereau’s alternately soft and sharp and more womanly Elvira seemed more true to Molière (and later Da Ponte): she used her body to trace a theatrical (albeit abstracted) arc from confused woman in love, to woman disappointed in love, to Fury bent upon revenge.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Kleber Rebello et Solène Monnereau. Photographie David Herrero.

My only real quibble is the lack of “screen time” devoted to that trope – the scheming lovable rascal who speaks power to power (or at least to the audience) – the manservant Sganarelle (Leporello to some of you). He’s the audience’s ally. Dinner party trash-talking Don Juans may seem handsome at first but, boy, those Sganarelle-types always turn out to be so much more fun once you get them out there on the dance floor.

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Don Juan. Philippe Solano (Sganarelle). Photographie David Herrero

Philippe Solano’s version of Sganarelle – a speedy, elastic, and sarcastic presence — had the snarky wit of a court jester. Kleber Rebello a day later, differently delicate and perhaps even more sarcastic, also spoke to me. What a pity the choreographer did think to give them the last word. Both times, when it was all over during the happy (and deserved) applause, my mind flew back to the way Paul Taylor gives his “little girl” a pause and a sweeping arms-out bow at the very end of Esplanade, a moment that the dancer can choose to execute either with reverence or with sass. I would have loved have seen that done here.

If you are in Barcelona in March, or Paris in May, snap up tickets to see the Ballet du Capitole dance to the music of a fabulous tiny orchestra. You won’t regret it, and may even find you may feel like dancing. Why not ?

 

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Ballet du Capitole de Toulouse : regards sur la modernité baroque

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

Ballet du Capitole. Suite et Ballets. Sémiramis & Don Juan. Ángel Rodríguez / Edward Clug. Jordi Savall et Le Concert des Nations. Samedi et Dimanche 26 et 27 octobre 2024.

Le Ballet du Capitole ouvrait sa saison avec un programme ambitieux. En effet, il se proposait de recréer deux ballets de Christoph Willibald Gluck, à la source du ballet d’action, créés à Vienne respectivement en 1761 et 1765 : Don Juan ou le festin de pierre, d’après Tirso de Molina et Molière, et Semiramis, d’après une tragédie en 5 actes de Voltaire. Au pupitre, on n’avait pas moins que Jordi Savall, grand maître du baroque s’il en est, qui a récemment enregistré au disque ces deux œuvres novatrices en leur temps.

Le ballet d’action est souvent associé au nom de Jean-Georges Noverre. Son traité, « Lettres sur la Danse et sur les ballets », rédigé à Lyon entre 1757 et 1760 mais dédié au duc de Wurtemberg, alors que le chorégraphe suisse de formation française servait ce prince à Stuttgart entre 1760 et 1766, est en effet une référence quand on pense à la naissance du ballet racontant une histoire. Pourtant, en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, Noverre n’était pas le seul à créer hors de France, alors bastion du ballet à entrées et de la danse noble, les conditions d’un renouveau du genre. A Vienne, le chorégraphe florentin Gasparo Angiolini créait en effet sa propre version du ballet d’action fort différente de celle proposée par Noverre.

En 1773, dans sa « Lettres à monsieur Noverre », le Florentin initie d’ailleurs la querelle de la Pantomime. Angiolini restait fidèle à la règle aristotélicienne des trois unités, celle du théâtre classique que Noverre rejetait, et ne croyait pas au ballet à programme. Selon Angiolini, l’action dansée devait être assez claire pour être intelligible sans le concours d’un livret explicatif alors que son concurrent commençait par cela, avant même d’avoir considéré sur quelle musique se poserait son action. Il résulte sans doute de cela qu’Angiolini était sans doute un choréauteur plus musical que Noverre. Alors qu’Angiolini avait collaboré avec Gluck à Vienne, Noverre, qui lui succéda en 1767, avait créé son célèbre « Jason et Médée » avec le concours du beaucoup plus obscur Jean-Joseph Rodolphe et fut qualifié de peu musical par Mozart qui créera pour lui les Petits riens à Paris en 1778. Il n’en reste pas moins que dans l’histoire commune du ballet, c’est surtout Jason et Médée de Noverre qui s’est imposée comme la pierre angulaire du ballet d’action tandis que les expérimentations d’Angiolini, sans être oubliées, sont assurément moins célèbres. Noverre, qui avait le don pour se créer de fidèles disciples, a vu Dauberval en France et Charles le Picq notamment à Saint Petersbourg prolonger son héritage.

Le sort « physique » des œuvres d’Angiolini et de Noverre fut pourtant le même. Il n’existe pas de tradition continue de représentations de celles-ci et les chorégraphies originales ont été entièrement perdues. Pour les remonter, deux options sont possibles : la voie de la recréation philologique, en utilisant la technique de la danse baroque (Jason et Médée en a bénéficié au moins deux fois avec une reconstitution par Ivo Cramer en 1992 pour le ballet du Rhin et en 2012 à Versailles dans la chorégraphie de Marie-Geneviève Massé) ou la voie de la création contemporaine.

C’est cette seconde option que le Ballet du Capitole défendait pour un court cycle de six représentations, en cette fin du mois d’Octobre.

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Après l’interprétation à la fois ciselée et fruitée de la Suite pour orchestre d’Iphigénie en Aulide par le Concert des Nations sous la baguette de Jordi Savall, c’est avec le plus récent des deux opus, Semiramis, que s’ouvre le programme dansé.

Le ballet du chorégraphe espagnol Ángel Rodríguez, qui avait déjà collaboré avec la compagnie en 2016, commence dans le silence avec sept filles dont les bustes émergent d’un grand tissu qui pourrait figurer un grand filet de pêche (Sémiramis, la mythique reine colombe était, selon la tradition, fille d’une déesse poisson). Elles exécutent des ports de bras sémaphoriques et poussent des soupirs. Cette image d’ouverture est saisissante et nous parait très baroque. Puis, alors que l’orchestre débute la Sinfonia maestoso, sept garçons sortent de sous la bâche qui s’élèvera ensuite lentement dans les cintres pendant toute la pièce, tantôt tenture persane à motifs abstraits, tantôt forêt au bord d’un lac de sang par le truchement des éclairages. La chorégraphie, avec sa gestuelle des bras dont les grands mouvement courbes semblent initier les mouvements du reste du corps, a pour nous un petit côté Jiri Kylian première manière (celui de la Symphonie des psaumes ou La Mer) mais fait plus certainement référence au style de Nacho Duato avec lequel le chorégraphe a travaillé entre 1990 et 1995. Les groupes évoluent d’une manière très géométrique et genrée au début avant de laisser la place à des duos, des trios. Des figures féminines énigmatiques traversent la scène au ralenti. C’est fort beau et très fluide.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

On remarque un roboratif pas de 5 dans lequel Tiphaine Prévost est lancée en l’air par quatre garçons (Moderato) ou encore un touchant pas de deux entre Kayo Nakazato et Jérémy Leydier qui entre en transportant sa partenaire comme une planche (Affetuoso I-II). Les mains des deux danseurs semblent mimer « je tiens le monde dans mes mains ».

A ce stade, l’attention s’émousse pourtant un peu. On n’attendait pas nécessairement qu’Angel Rodriguez s’appuyât sur l’argument inspiré de la tragédie de Voltaire, qui faisait de la reine guerrière et fondatrice de Babylone une meurtrière et une mère incestueuse, ni même qu’il attribue à l’une des interprètes le rôle de la reine.  Mais il nous semble que le chorégraphe dilue son sujet dans une suite de danses, certes agréables à l’œil mais au final un tantinet monotones. Dans sa déclaration d’intention, Rodriguez dit penser « aux femmes fortes, aux femmes mères, aux femmes filles […] à toutes les femmes du passé, du présent et de l’avenir ». Pourtant, ce n’est au final aucune des interprètes féminines qui retient particulièrement notre attention. C’est bien le solo explosif de Philippe Solano sur l’Adagio, avec ses sauts élastiques, ses arabesques penchées profondes, ses oscillations du cou et de la main qui, enfin, réveille cet ensemble somme toute un peu contemplatif et monotone dans sa joliesse.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Lorsque le ballet s’achève dans le silence sur une ultime et énième image esthétisante (une danseuse grimpée sur les dos amoncelés de ses camarades bascule en arrière dans le vide en poussant un soupir) on se demande si se confronter à une œuvre pionnière du ballet narratif et en faire une suite de numéros dansés dans la veine des genres hybrides (Opéra Ballet, pastorales héroïques) qui sévissait à Paris dans la deuxième moitié du XVIIIe était une approche bien pertinente. Présenter une énième suite de danses symphoniques sur un ballet d’action était-il d’ailleurs bien moderne ? Serge Lifar l’avait déjà fait lorsqu’il avait dépouillé Namouna de son argument mauresque pour en faire Suite en Blanc. C’était en 1943…

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Avec Don Juan, le chorégraphe roumain Edward Clug démontre à mon sens d’une bien meilleure compréhension du cahier des charges de ce programme. Sans renoncer à l’approche contemporaine du ballet – les péripéties de l’argument sont lissées, il n’y a pas de commandeur et seuls trois personnages ont une identité reconnaissable – il ne tourne pas le dos à l’histoire et encore moins à l’Histoire.

Le ballet commence ainsi avec Don Juan étendu au sol dans un demi-cercle très formel de danseurs en rouge des deux sexes qui font tous un petit développé 4e. Puis les danseurs s’agglutinent sur lui, hommes et femmes confondus pour exprimer d’une manière efficace la passion que suscite le personnage éponyme. A la fin du ballet, Don Juan sera même transformé en maki par un agrégat de danseuses évoluant agenouillées pour un effet volontairement humoristique. La chorégraphie, faite de courses avec changements de directions intempestifs est preste et primesautière. Le chorégraphe n’hésite pas à se poser sur la musique en la faisant scander par les danseurs. Dans cette œuvre encore transitionnelle, Glück avait cédé à la tradition des numéros dansés à la françaises du genre de « l’Europe Galante » ou des « Fêtes vénitiennes » de Campra. La scène de la réception chez Don Juan (acte II) est ainsi dotée de menuets, de gavottes de contredanse et même d’un fandango. Edward Clug, de son côté, n’élude pas les citations de pas de caractère et offre même une sorte de gigue aux filles du corps de ballet ainsi qu’une danse d’hidalgo pour Don Juan à l’acte 3.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Don Juan. Photographie David Herrero.

La scénographie de Marko Japelj, sans être entièrement nouvelle, sert parfaitement le propos. Un système de banc à hautes claustras montés sur roulettes permet de suggérer différents espaces avec en prime un clin d’œil aux changements à vue du théâtre baroque : ces sièges sont tour à tour mur de palais, salle de classe et, pourquoi pas, confessionnal. Dans la première partie du ballet, ces bancs nous transportent aussi dans un jardin français à treillages pour un charmant badinage entre l’anti-héros et deux damoiselles (Tiphaine Prévost, naïve, et Kayo Nakazato, capiteuse). Un grand cheval de pierre fait parfois ressembler Don Juan à un deus ex machina. Les costumes de Leo Kulaš, très minimalistes, ne sont également pas sans jouer sur les codes baroques. La jupe panier de Dona Elvira sera également corolle de fleur pour une scène de butinage ou muleta pour Don Juan. Les danseurs masculins en pantalons rouge portent des hauts couleur chair très adhérents qui font penser aux premières tentatives d’évoquer la nudité des personnages antiques au XVIIIe siècle. Ils ne les abandonneront que pour la scène des enfers à la fin du ballet sur les pages musicales que Gluck réutilisera intégralement dans son Orphée et Eurydice l’année suivante.

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Ballet du Capitole. Programme Gluck. Don Juan. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero.

Chez les personnages principaux, Edward Clug n’est pas sans évoquer les anciens emplois dans les ballets du XVIIIe siècle. Pour Don Juan et Donna Elvira, Alexandre De Oliveira Ferreira et Marlen Fuerte Castro comme Ramiro Gómez Samón et Solène Monnereau incarnent, par leur taille et leurs grands abattis, le registre noble que l’on employait pour les personnages héroïques. A l’inverse, pour Sganarelle, Philippe Solano ou Kleber Rebello, moins grands, évoquent le demi caractère imposé à la fin du XVIIIe siècle par Auguste Vestris. Le duo entre Sganarelle et Don Juan est très bien réglé et primesautier. Il se termine par une petite claque sur le postérieur du serviteur comme on le ferait à une pouliche.

D’une distribution à l’autre, les alchimies sont fort différentes. Alexandre De Oliveira Ferreira est un Don Juan très Dyonisiaque, acceptant avec une joie sans partage, presque naïve, les hommages de la gente féminine. Philippe Solano incarne donc en face de lui un Sganarelle preste, facétieux et un tantinet sans scrupules qu’on regrette de ne pas voir davantage, passé le premier duo avec son maître. Cet interprète intelligent aurait su être palpitant en spectateur de la damnation finale de Don Juan.

A l’inverse, Ramiro Gómez Samón est un hidalgo plus cynique que De Oliveira Ferreira, plus dans l’apparence. Cela rend la scène de « l’école du vice » (les filles assises sur des bancs reproduisent les gestes dictés par le Don, maître d’école) d’autant plus efficace. En face de lui, Kleber Rebello est moins un Sganarelle qu’un majordome à courbettes, discret et efficace, de comédie musicale américaine. Là encore, on regrette que le rapport maître-valet n’ait pas été plus fouillé.

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Programme Gluck. Don Juan. Marlen Fuerte Castro (Donna Elvira). Photographie David Herrero.

Les Donna Elvira sont également très contrastées. En première distribution, Marlen Fuerte Castro est une dominatrix à la beauté marmoréenne. On se dit pendant le ballet qu’elle est une synthèse entre l’amante trahie et l’incarnation du destin. C’est un peu elle la statue du commandeur. Et le Don Juan de Oliveira Ferreira parait condamné d’avance. Plus délicate, Solène Monnereau fait une entrée assez discrète dans le ballet. Sa fragilité émotionnelle contraste avec l’impitoyable séducteur incarné par Gómez Samón. Elle offre en revanche une progression dramatique à son personnage passant de l’éploré au détachement avant de se faire l’incarnation même de l’indifférence. Solène Monnereau nous présente à travers sa Donna Elvira une version éminemment personnelle de la carte du Tendre de mademoiselle de Scudéry.

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Programme Gluck. Don Juan. Ramiro Gomez Samon. Photographie David Hererro.

Voilà donc, en dépit des réserves exprimées sur Semiramis, un programme bien conçu qu’on conseille vivement aux spectateurs de la région parisienne qui pourront s’en faire leur propre idée lorsque le ballet du Capitole viendra à l’Opéra comique en mai prochain.

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Toulouse : le Ballet du Capitole en « Noir et Blanc » … et en couleur

Voici donc le premier programme du Ballet du Capitole de Toulouse sans directeur après que Kader Belarbi a été officiellement débarqué en février dernier. C’est une série de représentations substantiellement différente de celle originalement prévue. Dans les plans de Belarbi, les trois œuvres programmées devaient évoquer les Arts plastiques. No more Play de Kylian regarde en effet vers Giacometti, la création de Michel Kelemenis se proposait d’évoquer les noirs de Pierre Soulage et Entrelacs, le ballet de l’ancien directeur, la calligraphie et les œuvres du peintre chinois Shi Tao. Cela n’a pas été. Entrelacs, qui avait été dansé à Toulouse au tout début du mandat de Belarbi, en février 2013, n’était plus connu de personne dans la compagnie et il est difficile de remonter une pièce quand son chorégraphe ne peut s’adresser directement ni aux danseurs ni même aux maîtres de ballet. Il a fallu trouver une solution. La relation qui suit aura, du coup, un petit côté chronique analytique que, j’espère, on me pardonnera.

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No More Play. Philippe Solano, Jérémy Leydier, Solène Monnereau, Tiphaine Prevost et Baptise Claudon. Photographie David Herrero.

No more Play est une œuvre de la grande période de Jiri Kylian. Créé en 1986, le ballet débute de manière quelque peu énigmatique avec deux façades de robes baroques posée de part et d’autre de la scène. Un duo de garçons  se place derrière celle qui se trouve à jardin. Puis, les deux robes disparaissent pour ne plus reparaître. Commence alors une sorte de marathon acrobatique pour cinq danseurs (trois garçons, deux filles) sur la musique d’Anton Webern. La gestuelle est anguleuse, les passes chorégraphiques nerveuses. Les filles s’enroulent et se déroulent comme des rubans sous l’action des danseurs. Elles semblent voleter au-dessus de leur dos. Les lignes sur-étirées, les déséquilibres donnent le vertige. Parfois, les danseurs se figent dans des positions statuaires impressionnantes comme dans ce pas de trois où une danseuse au sol est surplombée par un danseur penché au-dessus d’elle portant sur son dos la troisième danseuse. Tous bras et jambes écartés, les interprètes figurent un vol de cormorans. Avec Kylian, même l’immobilité semble bouger. Beaucoup d’enchaînements reposent, unifiés par le génie de Kylian, sur des emprunts à la barre au sol et à l’acrosport ; comme ce moment où un danseur, sur le dos, porte sa partenaire en planche à la force de ses jambes repliées. Par instants, les danseurs se servent de la fosse d’orchestre vide en s’y penchant comme sur le bord d’un précipice.

Cette hyper-technique porte désormais le sceau des années 90. Elle a même été galvaudée à force d’être reprise par moult épigones. Mais cela reste tellement beau quand c’est un original !

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No More Play. Jérémy Leydier et Solène Monnereau. Photographie David Herrero.

Deux distributions se succédaient dans ce chef-d’œuvre du maître de La Haye. Le 25 mars, les deux garçons initiateurs sont Philippe Solano et Jeremy Leydier. On ne peut imaginer deux danseurs au gabarit plus opposé. Derrière la robe, Solano parait tout petit, couvert qu’il est par les grands abatis de Leydier. Pourtant, dès qu’ils se mettent à danser, les deux interprètes déploient une énergie similaire. Il y a de la densité dans les tours-arabesque de Solano comme dans les élévations de Leydier. Les deux filles, Tiphaine Prevost et Solène Monnereau, ont quant à elles une sorte de qualité gémellaire qui fascine. Dans un pas de deux, la paire Leydier-Monnereau a une qualité à la fois fluide et anguleuse. Baptiste Claudon est parfait en partenaire des deux filles au début du ballet. Le 26, le rapport s’inverse. Le premier à avancer vers la robe est Minoru Kaneko, très ronde-bosse à l’Antique tandis que le partenaire qui l’enserre ensuite de ses bras est le très filiforme Simon Catonnet. Les deux filles sont elles aussi physiquement contrastées. Marie Varlet est plus athlétique et Kayo Nakasato plus délicate. Amaury Barreras Lapinet prête sa plastique parfaite au partenaire du pas de trois. Les deux distributions, pourtant si différentes, portent cependant le ballet d’une manière également convaincante. Le ballet du Capitole a « un style ».

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Instars. Kléber Rebello et Jessica Fyfe

Instars, l’une des deux pièces de remplacement du programme, a été chorégraphiée en 2018 par Erico Montes, un ancien premier artiste du Royal Ballet aujourd’hui maître de ballet à Toulouse, dans une veine qui doit beaucoup en un sens au style de technique poussé par Kylian dans les années 80-90. La première influence qui viendrait à l’esprit devrait bien sûr être celle de Christopher Wheeldon mais ce dernier doit sans beaucoup plus au néoclassicisme germanique qu’à l’école anglaise (où il a été formé) ou américaine (où il a dansé en tant que membre du NYCB). Tel qu’il se présente, ce pas de deux sur la musique en ostinato de John Adams est plaisant. Une fois passé la surprise de voir la ballerine porter un justaucorps arc en ciel dans un programme appelé « Noir et Blanc », on peut prendre plaisir au enroulements-déroulements et au perpetuum mobile qu’exécutent des deux protagonistes. Le 25, Jessica Fyfe se montre lyrique mais sans excès accompagnée du très attentif Kleber Rebello. Mademoiselle Fyfe a tout ce qu’il faut du côté des jambes mais ce sont ses ports de bras (très anglais, avec la ligne de la main un peu au-dessus de la ligne d’épaules) qui ravissent. La liberté de son haut du corps créé une suspension dans la chorégraphie qui manquera un tantinet le 26 avec Alexandra Sudoreeva, pourtant charmante, mais dont on remarque surtout les jambes aux côtés du très solaire Alexandre De Oliveira Ferreira. Au soir du 25, le chorégraphe est monté sur scène pour offrir un bouquet à Jessica Fyfe dont c’était, hélas, la dernière représentation sur la scène du Capitole. On regrettera cette artiste qui nous avait conquis l’an dernier dans Giselle lorsque, sur invitation de Kader Belarbi, elle était venue danser aux côtés de Philippe Solano.

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Jessica Fyfe et Erico Montes. Saluts. Adieux.

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Libra est une autre addition d’urgence au répertoire de la compagnie. Le chorégraphe anglais George Williamson a créé ce duo pour l’occasion. Encore sur une musique en ostinato, cette fois-ci de Peter Gregson, deux danseuses aux justaucorps très maillot de plage, un noir, un bleu, entrent sur scène en déboulés. S’ensuit tout un jeu d’imbrication des corps rapides et bien réglé qui, au soir du 25 mars, finit par lasser. La musique nous parait tomber dans l’orchestration sirupeuse de même que la chorégraphie. Pourtant, les deux interprètes sont nos deux Kitri de décembre, Nancy Osbaldeston (en bleu) et Natalia de Froberville (en noir). On avait apprécié, lors de deux soirées séparées, le contraste entre la perfection classique teintée d’une pointe d’humour de Froberville, qui en faisait une authentique Kitri-Dulcinée de l’acte 2, et l’efficacité terrienne et premier degré d’Osbaldeston qui faisait merveille sur la place de Séville à l’acte 1. Mais présentés ensemble, les styles des deux danseuses ne communiquent pas. Aucun jeu ne naît de leur apposition.

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Libra. Nancy Osbaldeston et Natalia de Froberville. Photographie David Herrero.

L’impression est diamétralement opposée le 26. Là aussi les deux danseuses ne se ressemblent pas. Sofia Caminiti (en bleu) est une gracieuse liane et Marlen Fuerte (en noir) une belle statue. Mais ici, leurs différences introduisent une forme de dialectique dans leurs évolutions au fur et à mesure qu’avance le ballet. Caminiti est l’élément végétal tandis que Fuerte est l’animal. Et le jeu d’imbrications prend du corps.

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Libra. Sofia Caminiti et Marlen Fuerte. Photographie David Herrero.

La pièce reste certes d’occasion mais elle peut donc offrir un plaisant moment de danse.

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Loin Tain de Michel Kelemenis était la seule création de la soirée initialement prévue par Kader Belarbi. Sur le concerto pour violoncelle et orchestre d’Henri Dutilleux, « Tout un Monde lointain », le chorégraphe se proposait d’évoquer les noirs profonds de la peinture de Pierre Soulages, récemment disparu. La scénographie de Bruno de Lavenère, constituée de deux couches de rideaux de chaînettes qui montent et descendent dans les cintres sur un fond noir, n’est pas loin de donner l’impression des coups de brosse de l’artiste sur ses monochromes. Les garçons, habillés en blanc, portent des tee-shirts qui évoquent le bleu électrique qui incendie parfois les noirs du peintre. Leur lèvres sont carminées.

La pièce commence par une scène charmante, dans le silence, où Amaury Barreras Lapinet traverse la scène de cour à jardin avec une gestuelle cartoonesque : petits sauts avec jambes qui gigotent en l’air, prestes voltes-faces. Le danseur semble appelé-attiré par le bout de sa main puis par la danseuse Kayo Nakazato, parfaite tentatrice entrée à jardin. Le charmant Puck de Barreras sera l’acmé de la pièce.

Car avec l’introduction de la musique de Dutilleux, l’ambiance change du tout au tout et devient sombre et absconse.  Kayo Nakasato, la ligne acérée, fait une sorte de variation reprise à l’identique derrière le rideau de chaînes par une autre fille. L’effet de miroir et de transparence n’est pas abouti. Les éclairages de Rémi Colas auraient gagné à être plus tranchés et plus translucides. Puis Nakasato est lancée en toute droite en l’air par 4 garçons et pousse de petits cris. La salle rit une fois puis devient atone à la répétition de cette facétie.

La gestuelle de Kelemenis est « contemporaine ». Chacun reste enfermé dans sa kinésphère ; les sauts, initiés par des jambes en parallèle, sont ancrés dans le sol. Les portés, à l’inverse de ceux d’un Kylian, focalisent l’attention du spectateur sur les points de contacts entre les corps. La gestuelle est anguleuse comme lors de ces marches en parallèle où les bras très tendus font un va-et-vient avec des poignets cassés à l’inverse. Kelemenis connaît son affaire.

Mais Kayo Nakasato a beau prendre la position couchée de dos sensuelle d’une déesse de Bourdelle, on peine à voir émerger une quelconque intimité entre ces dix-sept corps qui se croisent et se touchent pourtant de près. L’interaction entre la danseuse et Minoru Kaneko est avortée et ce n’est pas comme si celle avec Simon Catonnet, pourtant listé comme interprète soliste, était plus aboutie. Au fond, Kayo Nakasato n’aura jamais autant communiqué qu’avec son premier partenaire, Barreras Lapinet, qui termine le ballet dans la pose de la déesse de Bourdelle.

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Loin Tain. Kayo Nakazato et Amaury Barreras Lapinet

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C’est la deuxième fois cette saison qu’Amaury Barreras Lapinet, longtemps discret au sein du corps de ballet, révèle son talent facétieux (déjà perceptible une première fois dans son duo de petits chevaux avec Philippe Solano dans Les Saltimbanques en 2021). C’est ce que j’ai aimé toutes ces années dans le ballet du Capitole de Toulouse : voir éclore des personnalités au sein d’un groupe cohérent dans sa diversité.

Espérons qu’il y aura encore beaucoup de jolies surprises comme celle-ci à l’avenir. Mais cela ne se fera assurément pas en l’absence d’une direction et d’un répertoire original, propre à la compagnie …

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A Toulouse. Paysages intérieurs (Malandain/Carlson) et un Temps du Bilan inattendu

Le programme Paysage intérieurs, présenté pour trois petites dates par le Ballet du Capitole dans le cadre du festival de danse « Ici & Là » réunissait deux chorégraphes étiquetés « néoclassiques », l’Américaine Carolyn Carlson, qui fut jadis étoile contemporaine de l’Opéra de Paris, et Thierry Malandain, le directeur du CCN de Biarritz. Ce programme avait été conçu pour la saison 2020-2021 et n’avait en conséquence pas été présenté au public même s’il avait été répété par les danseurs.

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Voir Nocturnes de Thierry Malandain, c’est donc découvrir à rebours un ballet qui était destiné à familiariser la compagnie toulousaine au travail du chorégraphe avant la création de Daphnis et Chloé, spécialement conçu par le chorégraphe pour le ballet du Capitole en juillet dernier.

Kader Belarbi est sans conteste un programmateur judicieux. Il a évité l’écueil sur lequel s’était abimé le ballet de l’Opéra en 2011 en commandant directement une création à Thierry Malandain, L’Envol d’Icare, sans avoir vraiment donné aux danseurs le temps d’assimiler son style.

J’ai déjà commenté deux fois Nocturnes, cette très belle pièce de Malandain qui parvient à évoquer le romantisme propre aux nocturnes de Chopin sans avoir recours au pas de deux romantique (magistralement exploré par Jerome Robbins) et la mort sans instiller de pathos. Nocturnes, avec son lino rectangulaire de cour à jardin, se présente comme une grande frise chorégraphique où les individus se suivent, se croisent, s’imbriquent et se séparent, comme on le fait dans la vie où l’intimité des destins ne dure qu’un temps.

DHF_9606 - Nocturnes - crédit D. Herrero

Nocturnes.Thierry Malandain. Philippe Solano – Photographie David Herrero

Les danseurs du Capitole, sans pouvoir être en symbiose avec le style du chorégraphe comme le sont les danseurs du Malandain Ballet Biarritz embrassent néanmoins vaillamment l’esthétique du chorégraphe.

S’ils négocient un peu les sauts réceptionnés en tailleur dans le duo d’ouverture, celui des « doubles galipettes », Jeremy Leydier et Alexandre de Oliveira Ferreira entretiennent néanmoins une vraie tension dans leurs interactions. Ils convainquent… Dans le deuxième pas de deux Minoru Kaneko et Tiphaine Prevost ont le mouvement plus délibéré, moins coulé que chez les danseurs de Malandain mais dégagent un beau lyrisme sans excès. Kayo Nakasato et Saki Isonaga font la partie « des Sylphides » illustrée à Biarritz par Claire Lonchampt et Irma Hoffren. Là aussi, le jeu des références est compris. On voit bien des sylphides (déhanchées, main sur la bouche) mais occasionnellement aussi des Willis ou encore des piétinés de cygnes.

Malandain dégenre souvent les références visuelles de la Danse. Dans un pas de trois, les garçons font des sauts qui évoquent ceux de Giselle à l’acte 2.

Dans le rôle mystérieux créé par Arnaud Mahouy, Philippe Solano développe une énergie plus tendue et nerveuse que son prédécesseur et modèle mais évoque tout à fait la Parque qui met fin au ballet en coupant le fil de la vie. Alexandra Sudoreeva et son partenaire Simon Catonnet mettent en valeur le seul moment du ballet où Thierry Malandain regarde vers le pas de deux romantique. Les deux danseurs s’éloignent et se rapprochent presque contre leur gré. Ils sont comme soumis à une loi d’attraction-répulsion. Le final avec les filles en attitude décalée et la grande chaîne « des chandelles »  au passage de la mort (Solano) est fort réussi. L’œuvre de Thierry Malandain apparaît clairement transposée sur d’autres corps mais la proposition des danseurs du ballet du Capitole est fructueuse.

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Autre personnalité du néoclassique moderne, Carolyn Carlson était honorée à travers deux pièces créées au XXIe siècle, Wind Women (2018) et If to leave is to Remember (2006). Je précise « du XXIe siècle » car la danseuse chorégraphe crée depuis les années 70 des œuvres qui ont été célébrées et ont marqué des générations de danseurs, notamment à l’Opéra de Paris où Carlson, interprète charismatique, a été étoile-chorégraphe entre 1974 et 1980. Kader Belarbi (entré dans le corps de ballet en 1980, l’année même du départ de Carlson), qui a eu toujours une fibre moderne, était de ceux-là. En 1997, aux côtés de Marie-Claude Pietragalla, il a d’ailleurs créé Signes qui sera repris en fin de saison à Paris. De mon côté, arrivé dans la balletomanie à un moment ou l’influence de Carlson s’estompait, je n’ai jamais encore été conquis par les œuvres de la chorégraphe américaine. Pendant longtemps, Carlson c’était pour moi le solo féminin de Density 21.5 (1972) présenté en variation libre par les danseuses au concours du corps de ballet. Signes, même avec le duo Pietra-Belarbi m’a laissé complètement sur le bord de la route. En 2015, j’ai lâchement laissé l’ami James en faire la revue. Pas plus conquis que moi, il a pondu un article vachard titré « 10 raisons d’aller voir Signes ». En 2017, je n’ai pas été emporté non plus par « Pneuma », présenté à Chaillot par le Ballet de Bordeaux. Si je notais en frontispice « il y a de bien jolies images dans Pneuma », je trouvai  aussi que la machine tournait à vide et se résumait souvent à une scénographie précieuse.

Alors, les danseurs du Capitole allaient-ils me convertir à Carlson ?

DZ7_0187 - Wind Women - crédit David Herrero

Wind Women. Carolyn Carlson. Ensemble. Photographie David Herrero

Pour Pneuma, j’avais perçu le style de Carlson comme une chorégraphie de facture « contemporaine traditionnelle », le classique l’emportant sur le contemporain. Avec Wind Women, sur une bande son planante et somme toute un peu convenue de Nicolas de Zorzi faite de tintements de clochettes, de halètements et flux et reflux de vagues, on se dirigerait plutôt vers une esthétique bauschienne saupoudrée de Trisha Brown. Marlen Fuerte, intense interprète, commence la pièce dans le silence, les cheveux lâchés, vêtue d’une grande tunique blanche. Son corps se lance dans des spirales entraînées par le mouvement des bras, souvent saccadé. La danseuse se retrouve parfois en position de deuil, le haut du dos et le cou recourbé, les cheveux recouvrant le visage. Elle est bientôt rejointe par tout un groupe de douze filles (parmi elles les deux Kitri de décembre dernier, Natalia de Froberville et Nancy Olbadeston) qui danse avec une gestuelle similaire (Jessica Fyfe, notre Giselle de la saison dernière s’y montre très à l’aise), en canon, créant une sorte de vague figurant bien l’action du vent sur les corps solides ; feuilles ou herbes folles.

C’est joli. Mais où cela va-t-il ?

DHF_0489 - If To Leave Is To Remember - crédit D. Herrero

If To Leave Is To Remember. Carolyn Carlson. – Photographie David Herrero

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« If to Leave Is to Remember » est réglé sur un quatuor de Philip Glass, un choix qui en 2006, était déjà un poncif musical, et dans une mise en scène très minimaliste-chic (rais de néons descendant des cintres sur plateau noir, là encore costumes épurés). Le ballet commence avec un groupe de dix garçons dans une chorégraphie très véloce usant beaucoup de la saltation sur jambes pliées, de pirouettes et d’occasionnelles reptations sur les mains. L’apparition d’une grande fenêtre à meneaux rouge sur le devant de scène à jardin signale l’entrée en scène de l’élément féminin. On apporte une table sur laquelle Marlen Fuerte gît en sous-vêtements, étendue comme un cadavre à la morgue. Les autres filles en robes noires et talons (encore une référence très Pina) entrent à cour. Jeremy Leydier, présence intense, rejoint la table. Est-il un amant éploré? Non, semble-t-il. Il commence à manipuler sa partenaire, ou plutôt à l’actionner comme une marionnette tandis qu’un autre couple danse une sorte de tango argentin à l’opposé du plateau. Assiste-t-on à la même histoire vue sous un angle plus « social » ?

Lorsqu’on apporte une autre table en fond de scène, cette fois-ci avec un corps masculin, le gars ne sera pas manipulé, lui. Les pas de deux et trios se succèdent ensuite. Minoru Kaneko retire et jette violemment les talons de Solène Monnereau avant de danser avec elle. Kayo Nakasato est une belle présence solitaire. Trois couples se métamorphosent en trios (2 garçons et une fille). Ils sortent à reculons, un couple debout, le troisième larron roulant entre leurs jambes ; une jolie image.

On remarque aussi un autre trio, dynamique, constitué de Philippe Solano, Minoru Kaneko et Kleber Rebello mais on note aussi une forme de poncif dans l’utilisation de la musique de Philip Glass ; cette danse en accéléré sur l’ostinato des cordes tandis qu’un autre groupe de danseurs se meut au ralenti pour souligner la répétition obsessionnelle des phrases musicales. Twila Tharp faisait déjà cela dans les années 80 dans In the Upper Room sur une partition directement commandée au compositeur.

La pièce, qui continue sans qu’on se sente en prise avec un quelconque sous-texte, s’achève avec une voix récitant un texte en anglais où il est question de pluie sur des carreaux de fenêtre (celle de la scénographie disparaît dans les cintres), de choix faits ou à faire… Les derniers mots « If to leave is to remember » clôturent la pièce tout en lui donnant son titre. Les danseurs finissent de dos en fond de scène. Deux néons descendent des cintres. Voilà…

Les danseurs du ballet du Capitole ne m’ont donc pas converti à Carlson, mais ils ont, encore une fois, su me captiver par moments individuellement ou en groupe.

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Triste épilogue

Les danseurs du Capitole…

J’ai été cueilli par la nouvelle tandis que j’attendais mon train de retour vers Paris… Faisant suite à une plainte d’un ancien danseur de la compagnie pour harcèlement et d’un audit interne, le Capitole met fin aux fonctions de Kader Belarbi.

Comme beaucoup, je m’étais inquiété du gros « turnover » dans la compagnie, qui s’était accéléré ces deux dernières années. Mais à chaque saison, la troupe du Capitole, même renouvelée, montrait toujours cette cohésion forte qui me rassurait. Je n’ai jamais senti ce genre d’automatisme presque mécanique qu’on sent chez les danseurs dans les compagnies classiques où la direction dysfonctionne. Qu’est-ce qui a pu conduire à cette annonce brutale qui ne peut qu’être dommageable pour la suite de la carrière de Kader Belarbi en tant que leader de compagnie?

Car il y a un bilan artistique Belarbi… Les Balletonautes ont suivi son Capitole depuis avril 2013 où nous étions allés découvrir le programme Bournonville/Cramér au Casino Barrière de Toulouse. Pendant cette fructueuse décennie, on a vu un public se construire. Les salles n’étaient pas toujours pleines au début, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Loin s’en faut. Il y a eu aussi la construction d’un répertoire original à la fois soucieux d’éduquer le public à la danse française (Kader Belarbi a par exemple exprimé ses doutes sur le génie chorégraphique de Serge Lifar mais a néanmoins fait entrer Suite en Blanc et Mirages au répertoire), de le familiariser avec la création classique-néoclassique et contemporaine à travers des entrées au répertoire et des créations. La programmation de Kader Belarbi n’a jamais été par exemple une réminiscence de sa carrière à l’Opéra comme ce que fait Manuel Legris (jadis à Vienne, aujourd’hui à Milan). Il y a surtout le fantastique travail du chorégraphe, particulièrement dans sa relecture des grands classiques (Corsaire, Giselle, Don Quichotte, Casse-Noisette) …

Et la question est, que va-t-il advenir de ce splendide répertoire après son départ ?

La mairie de Toulouse affiche sa sérénité. Dans un article de La Dépêche du 13 février, elle affirme : « Le Ballet du Capitole reste hautement désirable et attirera les meilleures candidatures.. ». Sauf que cet appel à candidature ne semble pas avoir de calendrier, alors que la dernière audition de monsieur Belarbi aurait eu lieu le 7 novembre dernier. La mairie se montre bien naïve (l’euphémisme est assumé) lorsqu’elle déclare : « La continuité de l’activité sera assurée », indique-t-on à la Mairie de Toulouse, qui « entend poursuivre l’ambition artistique de cette compagnie reconnue au niveau national et international. Les projets de tournée et la programmation sont maintenus tels que programmés […] La saison 2023-2024 du Ballet du Capitole étant déjà largement ébauchée, il n’y a pas d’urgence à recruter un remplaçant à Kader Belarbi. »

Qui peut penser qu’on pourra maintenir « l’ambition artistique » d’une compagnie « au niveau national et international » sans quelqu’un à sa tête pendant une saison et demie ? Les maisons d’Opéra sont en général des lieux où l’orchestre, le lyrique et le ballet cherchent à tirer la couverture à soi en termes de budget ; ce dernier sortant rarement vainqueur du combat… Alors avec personne à sa tête ?

Qu’on nous entende bien, nous ne minimisons pas la souffrance des danseurs, qui arrivent tout minots et souvent désarmés dans une profession où il faut exister vite avant de disparaître trop tôt. Dans un récent post sur les réseaux sociaux, le danseur de Bordeaux Guillaume Début, relayé par son collègue Marc-Emmanuel Zanoli, rappelait que « seuls les danseurs de l’Opéra peuvent toucher une partie de leur retraite à quarante-deux ans et demi. Les danseurs du reste de la France sont obligés d’être licenciés pour insuffisance professionnelle ou de faire une rupture conventionnelle et de se reconvertir ». À Toulouse, on trouve inacceptable « de[s] comportements […] de la part d’un responsable artistique détenteur d’une autorité sur des danseurs et danseuses souvent très jeunes et totalement soumis à ses décisions en matière de renouvellement de leurs contrats ». Ne serait-il pas temps donc de mettre fin au système de ces contrats « sièges éjectables » qu’on trouve dans la plupart des maisons d’Opéra et qui ne sont assurément pas une invention de Kader Belarbi ? On attend avec impatience les propositions de la mairie de Toulouse.

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Photo officielle du Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

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Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

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Don Quichotte de Kader Belarbi, Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Les couleurs des décors et des costumes éclatent comme celles d’un étal de fruits sur un marché du sud-ouest. Dans le corps de ballet, Sofia Caminiti, l’œil et le cheveu très noirs arbore crânement une robe d’un jaune pétant.

Le ballet du Capitole reprend le Don Quichotte de Kader Belarbi, une production gorgée de soleil qui vous met du baume au coeur.  Les murailles de cette ville d’Espagne ont pris les tons rosés et chauds des rues de Toulouse. La production elle-même (décors d’Emilio Carcano, costumes  de Joop Stokvis et lumières de Vinicio Cheli) n’est pourtant pas due à Kader Belarbi qui, dans un louable souci d’économie a repris l’ancienne production de la direction Glushak, ne demandant des nouveaux décors que pour la scène des dryades (ici des naïades) située dans une mystérieuse mangrove vert arsenic.

Et puis il y a la musique. Sous la baguette alerte et enjouée de Fayçal Karoui, l’orchestre de l’Opéra national du Capitole fait scintiller la partition de Minkus. L’ouverture de l’acte 3, avec ses castagnettes qui crépitent provoque un petit frisson dans le dos. Un don du ciel après quatre Lacs des cygnes à l’Opéra où le terne le disputait à la dissonance.

Enfin le découpage intelligent de l’action par Belarbi, condensant les personnages (Basilio et le Toréador, la Danseuse de rue et la Reine des gitans, Don Quichotte et Gamache) et allant droit au but, est magnifié par l’énergie sans cesse renouvelée de la compagnie. Elle embrasse avec panache les danses de caractère classiques, proches de celles de la version Noureev mais recentrées depuis 2019 sur l’authenticité des impulsions par l’intervention du chorégraphe Antonio Najarro.

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Au soir du 28 décembre, la scène d’introduction, noyée dans la pénombre dans la production de l’Opéra de Paris, est au contraire lisible et palpitante. Ruslan Savdenov sait être un Don à la fois ridicule et touchant, sorte de pantin fantasque. Il s’effondre avec gusto sur son séant, les bras ballants. Dans les scènes suivantes, il sait être ridicule en vieux soupirant tout en gardant son côté hidalgo. Son Sancho Panza, Amaury Barreras Lapinet, méconnaissable, est truculent à souhait. Ce danseur, très beau mais habituellement très réservé révèle ici un vrai talent comique.

Sur la place de Séville, la pantomime est aussi énergique que les danses de caractère. Tiphaine Prévost et Kayo  Nakasato sont deux amies de Kitri avec du feu sous les pointes et la danseuse de rue-gitane de Marlen Fuerte est capiteuse à souhait.

Nancy Osbaldeston, une nouvelle venue dans la compagnie, interprète le rôle de Kitri. La jolie danseuse a un gabarit et une énergie à la Eléonore Guérineau. Elle danse avec une assurance bravache et possède un impressionnant temps de saut (notamment dans sa variation aux castagnettes). Elle reste toujours dans son rôle même hors des parties dansées. Minoru Kaneko, dont c’est décidément la saison, embrasse crânement le rôle du toréador Basilio. Il met de la puissance dans ses sauts et peaufine son partenariat.

Les deux danseurs dansent dans un bel unisson. À l’acte 2, leur pas de deux, sur des pages de Minkus peu souvent utilisées, est sensuel. Kitri-Osbaldeston fait des piétinés « tu m’attires-je te résiste » très convaincants.

Dans ce tableau gitan, Alexandre De Oliveira Ferreira est un roi dont la danse claque comme son fouet. Marlen Fuerte est à son affaire dans un pas de deux drolatique où sa danse de séduction à l’encontre de Don Quichotte, fortement accentuée, effraye le brave homme de la Mancha.

On sourit face aux bosquets mouvants sur pattes, croquignolets et poétiques, ainsi qu’à la carriole-moulin et aux masques de la scène du cauchemar qui précèdent la scène des naïades.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero

Dans la Mangrove, Jessica Fyfe, qui nous avait déjà séduit en Giselle aux cotés de Philippe Solano, incarne une Reine des naïades aux longues et belles lignes. L’arabesque est haute et les jetés aériens. Nancy Osbaldeston est peut-être moins convaincante dans le registre éthéré mais son côté charnel reste pertinent. Dulcinée n’est après tout que Kitri, la fille du tavernier promue vision dans l’esprit perturbé du chevalier à la triste figure. Conduites par Tiphaine Prévost et Kayo Nakasato, les naïades installent une atmosphère aquatique apaisante. Pour l’épilogue, Don Q et Sancho partent pour de nouvelles aventures ; un retour à la réalité dans la veine du ballet romantique.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Jessica Fyfe (la reine des naïades). Photographie David Herrero.

Tout l’acte 3 a lieu sur la grande place de la ville. La chorégraphie reste pourtant conforme à la scène de taverne des versions traditionnelles. Mercedes et Esteban se voient néanmoins attribuer un pas de deux capiteux.

Minoru Kaneko fait une variation aux gobelets spectaculaires et bravache à souhait. Sa scène du suicide est délicieusement loufoque. Tous les danseurs d’ailleurs s’en donnent à cœur joie, Jeremy Leydier, en père du Kitri, dans le genre bouffe, est à mettre en tête.

Le Fandango qui ouvre la scène du mariage à proprement parler a beaucoup de caractère. Il s’agit de celle de Noureev mais elle a été rendue plus terrienne et anguleuse par les bons soins d’Antonio Najarro. Le ballet se termine dans un crescendo de virtuosité. Le grand pas de deux est dominé par Kaneko et Osbaldeston. Le partenariat réglé au cordeau reste néanmoins vivant. Basilio-Kaneko se montre très à l’aise dans les doubles assemblés en l’air et dans sa diagonale de cabrioles. Kitri-Osbaldeston est très enjouée dans sa variation où elle met l’accent sur la tenue des équilibres.

C’était une bien belle soirée. On en redemande et on y retourne avec entrain le lendemain.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Nancy Osbaldeston (Kitri) et Minoru Kaneko (Basilio). Photographie David Herrero.

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Les hasards de ma présence toulousaine ont fait que j’ai vu la distribution 1 après la distribution 2. Au soir, du 29 décembre, c’est Simon Catonnet qui chausse les bottes orthopédiques de Don Quichotte. Déjà grand, il paraît désormais immense et titube de toute sa hauteur. Cette instabilité gravitatoire semble refléter sa fragilité psychique. Avec sa grande houppette qu’il agite avec esprit aux moments opportuns, il ressemble à un croisement entre Tintin et le professeur Tournesol. Sans atteindre la folie douce d’Amaury Barreras Lapinet, Lorenzo Misuri est un Sancho Pansa rempli d’humour.

Natalia de Froberville, que nous avions découverte dans ce rôle en 2017 quand elle n’était encore que soliste, tire Kitri du côté de la ballerine classique. C’est très poétique durant le prologue. À l’acte 1, ce n’est pas nécessairement capiteux mais c’est assurément léger et primesautier. La technique est suprêmement maîtrisée.

Philippe Solano continue à s’affirmer comme une des valeurs les plus sûres de la compagnie. Déjà Albrecht en tournée la saison dernière, il a également interprété le rôle-titre de Toulouse Lautrec. Arrivé en tant qu’artiste du corps de ballet, il a gravi tous les échelons. À ce stade de sa carrière et au vu de ses distributions, on commence à espérer pour lui une promotion au rang d’étoile. Quel beau signe de santé cela serait pour la compagnie !

À l’acte 1, Solano prend très au sérieux son rôle de toréador  et prend techniquement la commande du plateau. Son approche un tantinet mâle alpha gêne un peu la crédibilité du couple qu’il forme avec Froberville mais tout cela est vite oublié à l’acte 2, où dès le pas de deux de séduction avec Kitri, on retrouve son ouverture sans affectation, son charisme et sa chaleur naturelle.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Solène Monnereau (Mercédès) et Lorenzo Misuri (Sancho), Photographie David Herrero.

L’ensemble des comparses est à l’unisson. Solène Monnereau est une Mercédès très second degré qui, dans son duo drolatique avec le Don, joue moins sur le registre sensuel que végétal (une préfiguration de la mangrove des naïades ?) ; Monnereau ressemble en effet à une liane strangulatoire qui s’enroule autour du vieil hidalgo. Au contact d’Esteban, le chef gitan, ces mêmes enroulements sont soudain tout infusés de séduction. Il faut dire que le rôle est interprété par Kleber Rebello, une des sensations de la visite du Miami City Ballet en 2011 lors des Étés de la Danse, devenu entre-temps principal dans cette compagnie. Impressionnant techniquement, avec ses sauts hauts et propres et ses multiples pirouettes arrêtées en équilibre sur la demi pointe, Rebello enflamme la salle.

Dans la scène des naïades, l’équilibre s’inverse par rapport à la soirée précédente. Marlen Fuerte est en effet plus régalienne que divine tandis que Froberville incarne une poétique et mousseuse vision.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Scène des Naïades. Natalia de Froberville et Rouslan Savdenov (Kitri-Dulcinée et le Don), Marlen Fuerte (Reine des naïades). Photographie David Herrero.

L’acte 3 est enfin un bonheur pour les yeux et les oreilles. Durant la première scène, on remarque une sorte de gémellité entre Solano-Basilio et Rebello-Esteban lorsqu’ils dansent ensemble. Et s’ils étaient frères ? Cela expliquerait pourquoi Lorenzo -Leydier, le paternel de Kitri, ne verse du vin dans les gobelets de Basilio-Solano qu’à contrecœur contrairement à ce qu’il faisait la veille pour Basilio-Kaneko. Pensez ! Marier sa fille à un gitan !

Qu’on me pardonne cette interpolation. Il en est ainsi des représentations où tout fonctionne. Le public, tenu en alerte, s’invente sa propre histoire et étend les décors et le temps au-delà des limites étroites de la scène. Et ici tout coule de source. La drôlerie de la  scène du suicide de Solano, le grand pas de deux roboratif avec une émulation entre les deux partenaires qui dévorent leur partition avec gourmandise, tout concourt à vous porter vers le dénouement de l’intrigue dans l’allégresse. La salle enthousiaste réserve un triomphe aux deux héros et à toute la compagnie… C’est mérité.

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Don Quichotte, Ballet du Capitole. Philippe Solano (Basilio), Natalia de Froberville (Kitri). Photographie David Herrero.

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Décidément ce Don Quichotte est un authentique bijou qui mériterait d’être  montré en France et à l’étranger. Avis aux programmateurs curieux et avisés : vous avez ici de l’or en barre !

Parisiens et Franciliens, le ballet du Capitole sera :
à l’Opéra de Massy pour présenter son programme « Picasso et la Danse : Toiles-Etoiles » avec notamment une pièce d’Antonio Najarro les 21 et 22 janvier 2023 .
 au TCE pour présenter le Toulouse-Lautrec de Kader Belarbi du 13 au 15 avril 2023.

Commentaires fermés sur Don Quichotte à Toulouse : Une cure de soleil en plein hiver

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Ballet du Capitole : Giselle, retour aux sources du Romantisme

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Philippe Solano (Albrecht) et Jessica Fyfe (Giselle).

Giselle. Ballet du Capitole de Toulouse. Théâtre Paul Eluard de Bezons. 14/04/2022.

Bezons, une commune du Val d’Oise de   30 000  habitants n’est guère éloignée de Paris à vol d’oiseau ; à peine une dizaine de kilomètres. Pourtant, les tours minérales de La Défense, visibles depuis certaines rues de la ville, semblent la séparer de Paris comme, au XVe siècle, les châtelets verrouillaient certains ponts de la capitale. Sur le site internet du Théâtre Paul Eluard, qui propose une riche et diverse offre culturelle aux Bezonnais, le plan d’accès par les transports en commun parle d’un bus ou d’un tramway pris depuis la Défense. Lorsqu’on est motorisé, il faut compter une quarantaine de minutes pour atteindre le centre de Paris. Autant dire que, pour profiter de l’offre culturelle parisienne, il faut vraiment en prendre la décision. C’est en cela que des scènes conventionnées-Danse comme le théâtre Paul Eluard (qui fait également office de cinéma) ont un rôle majeur dans l’accès à la culture théâtrale pour les jeunes générations.

 Accueillir la Danse est une chose. Mais recevoir une compagnie de danse classique de plusieurs dizaines d’artistes avec toute l’infrastructure que nécessitent le transport, le montage et l’adaptation des nombreux décors d’un grand ballet narratif en est une autre. Au soir du 14 avril, avant la représentation de Giselle, le directeur du Théâtre remerciait gracieusement Kader Belarbi de la « démarche militante » qui a conduit le Ballet du désormais Opéra national de Toulouse dans sa commune. Il faut tout autant saluer son courage à lui qui a voulu et rendu possible cette visite. Dans la salle, on observe donc un nombre non négligeable de jeunes d’âge scolaire qui auront peut-être découvert le ballet par une compagnie située à 600 kilomètres de chez eux quand l’Opéra de Paris, tout proche, n’y envoie jamais ses danseurs.

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Sur scène, on retrouve toutes les qualités de la production de Giselle de Kader Belarbi. Les décors et accessoires prennent certes plus de place et il faudra 30 bonnes minutes d’entracte entre le premier et le deuxième acte. Mais paradoxalement, dans cet espace plus resserré,  l’esthétique Brueghel l’Ancien voulue par Kader Belarbi et son décorateur et costumier Olivier Beriot est presque renforcée. Les danseurs semblent encore plus incarner les foules bruissantes et gesticulantes du maître flamand. Les couleurs tranchées des costumes, par exemple les rouges des chausses des garçons associés aux bleus-canard de leurs gilets, vous sautent à l’œil. Dans cette proximité renforcée, les détails expressionnistes bien dosés de la chorégraphie, telle cette danse des vignerons joliment rustiquée et gaillarde ou encore la danse des ivrognes particulièrement bien défendue par le duo de danseurs-acteurs Simon Catonnet et Jeremy Leydier, vous happent littéralement. Aléa désormais habituel de cette période troublée de pandémie, le pas de quatre des paysans devient un pas de trois. Minoru Kaneko y développe sa technique saltatoire impeccable et puissante. Tiphaine Prévost et Kayo Nakazato jouent leur partition dans un bel unisson.

Mais, l’un des intérêts premier de cette revoyure, au-delà de toutes les qualités de la production, était la découverte d’un nouvel Albrecht.

Philippe Solano est l’un des danseurs « carte de visite » de la compagnie. Entré au ballet du Capitole en 2015 après un passage par les rangs de surnuméraires de l’Opéra de Paris puis par feue la compagnie de Victor Ullate, il a gravi les échelons à Toulouse. Entré en tant que membre du corps de ballet, il est aujourd’hui soliste, le grade juste en dessous d’étoile (une distinction récente introduite par Kader Belarbi qui remplace le titre de premier soliste). Se voir confier un rôle aussi emblématique qu’Albrecht dans Giselle est une grande marque de confiance de la part de son directeur qui aurait pu, comme il l’a d’ailleurs fait pour le rôle-titre, recourir à un invité de l’extérieur.

Philippe Solano, qui s’est essayé déjà une fois au rôle à Béziers quelques jours auparavant, dépeint un Albrecht directement séducteur, insistant voire impérieux : le type même du joli prince qui passe. Ce bel Epiméthée traverse l’acte un sans penser plus loin que le moment présent. Cette interprétation convient bien à sa technique puissante, dense et directe, toujours sur le fil de la brusquerie. Une ligne qu’il ne franchit néanmoins jamais.

On aime détester cet Albrecht-Loïs lorsqu’il berne la jeune fille en arrachant des pétales à sa marguerite mais qui d’un regard enjôleur sait se faire pardonner. Cette approche « égoïste » du prince déguisé en paysan, est en fait plus romantique qu’on pourrait le penser. Elle met en effet en valeur la Giselle de Jessica Fyfe, soliste du Ballet de Stuttgart. Très romantique d’aspect (on croirait voir par moment un portrait d’une Rachel rousse), la Giselle de mademoiselle Fyfe l’est également de tempérament : naïve, enjouée et douce. Cette Giselle de type définitivement consomptif est d’ailleurs couvée par sa maman, une Laure Muret à la pantomime limpide, vraie matriarche bienveillante qui préfère définitivement Hilarion – le très touchant Rouslan Savdenov – . Jessica Fyfe, avec sa jolie ligne et ses mouvements déliés, séduit. Sa scène de la folie est saisissante. Elle module subtilement les moments introspectifs et violents. Sa répétition de la scène de la Marguerite est déchirante. Le crescendo de la désarticulation des sauts qui préfigure son effondrement est presque vériste.

Devant ce drame, Philippe-Albrecht est bouleversé mais ne se dépare pas de sa morgue princière. Agenouillé devant le corps de sa victime, il semble ne pas comprendre pourquoi tout le monde se détourne de lui et le repousse. Il quitte les lieux dans un grand mouvement de cape « offusqué ».

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Giselle de Kader Belarbi. Photographie David Herrero

A l’acte 2, les Willis du ballet du Capitole, menées par une Alexandra Sudoreeva plus marquée par la force que par l’élégie et la poésie, égrènent leur partition avec grâce. Les 16 danseuses du corps de ballet savent être à la fois disciplinées tout en restant mousseuses et fluides.  On apprécie également le joli duo des deux Willis : Sofia Caminiti altière-nostalgique et Solène Monnereau, moelleuse et comme « suspendue ». La traversée croisée en sautillé arabesque du corps de ballet, parfaitement posée sur la musique, figure à merveille les jeunes mortes glissant sur un lac au clair de lune. La ronde courue autour d’Hilarion (Savdenov qui meurt avec toute l’énergie du désespoir) est à la fois immatérielle et brutalement implacable.

Si Philippe Solano fait un peu trop d’effets de cape pour son entrée au risque de paraître affecté, il offre néanmoins une belle progression dramatique à son Albrecht. Apeuré par l’attaque initiale des Willis, déboussolé par les apparitions subreptices de sa défunte aimée, le danseur sait jouer au cours de l’acte de son réel épuisement physique (qui ne l’empêche pas d’accomplir une impeccable série d’entrechats 6) pour faire ressentir les affres de son personnage. Jessica Fyfe, qui a fait une très belle entrée (le tourbillon des sautillés arabesque), est parfaite en ombre rédemptrice avec ses bras ondoyants et ses arabesques planées.

Il y a de très beaux moments de partenariat dans cet acte 2. Les six portés flottés à la fin de l’adage sont chaque fois différents, ménageant une surprise et accentuant l’effet de volètement.

Au tintement de l’Angélus, Giselle-Fyfe est une ombre qui sourit à la paix éternelle retrouvée. Albrecht-Solano trace depuis la tombe de sa bien-aimée un chemin de lys comme on s’entaille les veines ; une conclusion presque violente qui nous laisse véritablement ému.

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Ballet du Capitole : la saison des peintres

L'Après-midi d'un faune - crédit David Herrero

L’Après-midi d’un faune (Solène Monnereau). Photographie David Herrero

À Toulouse, le ballet du Capitole de Kader Belarbi poursuit ce qu’on pourra appeler « sa saison des peintres ». En cette période troublée, on pourra bien faire une petite entorse à la notion habituelle de « saison » en intégrant le très réussi Les Saltimbanques, autour d’une toile de Pablo Picasso, rescapé de la saison martyre 2020-21, présenté en juillet dernier à la Halle aux Grains, suivi en octobre dernier du très attendu et multi-reporté Toulouse-Lautrec. En ce mois de février, Kader Belarbi passe la main en tant que chorégraphe mais poursuit le thème pictural. Toiles-Étoiles propose en effet des variations autour d’œuvres de Picasso réalisées pour le ballet, qu’il s’agisse de décor ou de rideaux de scène. Trois chorégraphies par quatre chorégraphes revisitent certaines œuvres commues ou moins connues des Ballets russes de Serge de Diaghilev.

Le cahier des charges est plus complexe qu’il n’y paraît. Il s’agit en effet tout d’abord  d’utiliser un élément de décor qui, parfois, n’a fait qu’une apparition subreptice dans l’œuvre d’origine (c’est souvent le cas des rideaux de scène) et le mettre au centre de sa création. Il convient ensuite de créer une œuvre personnelle et originale à partir d’un ballet d’origine connu et parfois déjà maintes fois réécrit par d’autres.

Avec quelle fortune, bonne ou mauvaise, Honji Wang et Sébastien Ramirez, Cayetano Soto ou Antonio Najarro ont-ils relevé le défi ?

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7e1edd7d-ed0a-4428-8e5d-81319e99c04aL’Après-midi d’un Faune (Honji Wang et Sébastien Ramirez / Claude Debussy et Clément Aubry, conception sonore)

Le tandem Wang-Ramirez, issu de la scène hip hop, débutait le programme avec ce qui pouvait s’apparenter à l’ascension de l’Everest par la face nord. On ne compte plus en effet les relectures de l’Après-midi d’un Faune depuis que Nijinski a décidé de chorégraphier la partition préexistante de Debussy. En fin de saison, le ballet du Capitole fera d’ailleurs rentrer à son répertoire le Faune de Thierry Malandain. Le rideau de scène de Picasso fut d’ailleurs produit pour une relecture du ballet de Nijinski par Serge Lifar où le célèbre danseur-chorégraphe évacuait les nymphes, grande ou petites, du ballet original pour se concentrer sur la personnalité du faune à l’érotisme auto-suggéré. Dans les années 60, à l’occasion d’une reprise de ses ballets désormais incarnés par Attilio Labis, Lifar avait obtenu du célèbre Pablo une production complète pour Icare et ce rideau de scène pour son Faune. Sur la toile, dans un style figuratif volontairement schématique avec une palette chromatique restreinte, un faune cornu tout rose poursuit une créature de la même couleur. Autour de la nymphe effrayée, on distingue des formes bleues ailées.

Pour mettre en scène cette œuvre, Honji Wang et Sébastien Ramirez optent pour une scénographie extrêmement léchée et un propos peut-être un peu abscons de premier abord mais qui installe une atmosphère mystérieuse. Sur une production sonore de Julien Aubry, un personnage en noir (Alexandre De Oliveira Ferreira) entre et se place en fond de scène à jardin sur une sorte de pupitre. Apparaît alors dans une douche de lumière une mystérieuse figure féminine effondrée sur ce qui semble être la corole d’une robe à panier. Le danseur sur le pupitre s’avère être une sorte de machiniste qui actionne avec des mouvements très chorégraphiés (plus visibles depuis les hauteurs du théâtre que depuis le parterre) des leviers qui tirent les pans de la « robe » de la créature dont le visage disparait sous une sorte de coiffure-paillote noir de geai. Cette robe s’avère être en fait la toile de scène de Picasso, reproduite sur un voile translucide qui s’élève dans les airs toujours actionné par le danseur-machiniste. Ce qui pourrait être le voile de la nymphe  du ballet d’origine tourne en l’air, se transforme en orbe, souligne et occulte la danseuse. Solène Monnereau servie par une chorégraphie finalement très néoclassique, dans une veine forsythienne, ondule de la colonne vertébrale et des bras avec un mélange de  grâce infinie mais aussi avec une troublante androgynie. Les mouvements, qui pourraient être mécaniques, exsudent la sensualité. Elle semble dialoguer avec le rideau de scène-écharpe. La nymphe est bientôt rejointe par une autre (Kayo Nakazato) puis par deux gaillards bergers (Jeremy Leydier et Simon Catonnet) alors que s’élèvent enfin les premiers accents de la partition de Debussy qui sera diffusée comme entrelardée par les additions sonores à base d’interviews de Picasso. Un double pas de deux presque bucolique s’engage. Les garçons, en reptation aux pieds des filles, semblent avancer sous leurs impulsions tant les mouvements des uns sont connectés à ceux de leurs partenaires.

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L’Après-midi d’un faune (Simon Catonnet, Jeremy Leydier et Rouslan Savdenov). Photographie David Herrero

Arrive alors une sorte de berger de l’enfer, perché sur des échasses prosthétiques qui donnent un angle caprin aux jambes du danseur (Rouslan Savdenov) et armé d’un grand bâton. Ce personnage, appelé le Minotaure dans le programme mais qu’on a préféré nommer le faune, met fin au quatuor amoureux et remet de l’ordre dans ce qui semble être son royaume. Cette intervention disruptive présente une violence certaine mais n’abandonne jamais vraiment le registre bucolique. Lorsque le « faunotaure » touche nymphes et berger de son bâton, par les vertus de la musique de Debussy, on pourrait imaginer qu’il est un jardinier entretenant depuis une barque un étang aux nymphéas.

Lorsque la toile-voile aérienne s’effondre finalement au sol, les danseurs semblent disparaître comme s’ils n’avaient été que mirage.

Voilà une bien belle relecture qui à la fois s’éloigne de l’original tout en en conservant son parfum et qui utilise pleinement l’élément imposé : la toile de scène de Picasso.

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8f89daf6-34e7-4bb7-9a74-f8c4ccc65dccLe Train bleu (Cayetano Soto / Georg Fredrich Händel)

Pour le Train Bleu original de Nijinska sur un livret de Jean Cocteau, une musique de Darius Milhaud, des costumes de Gabrielle Chanel et des décors du sculpteur cubiste Henri Laurens, Pablo Picasso n’avait fait qu’autoriser la reproduction d’une de ses toiles de 1922, La Course. Il s’était montré tellement satisfait du travail de transposition à grande échelle du prince Schervachidzé qu’il y avait apposé sa signature le soir de générale. Dans les déclarations d’intention, Jean Cocteau annonçait vouloir dresser un « monument de frivolité » qui incarnerait l’année 1924 et serait démodé en 1925. Ce fut mission accomplie. Le ballet qui révéla au monde le danseur britannique Anton Dolin ne dépassa pas les dix représentations à l’époque et ne fut recréé qu’à la fin des années 80 dans une version entrée au répertoire de l’Opéra en 1992. Dans le Train Bleu (un vocable qui désignait la ligne qui rejoignit Calais à la French Riviera destinée aux riches anglais en partance pour la villégiature), il n’y avait pas de train. Sur la plage cubiste de Laurens, on devinait juste la présence d’un avion depuis lequel étaient jetés des tracts. Tout était censé aller tellement vite dans le train bleu : le train – déjà reparti –, les sentiments – avec un méli-mélo amoureux entre des baigneurs, une tennis woman et un joueur de golfe – et ces deux femmes figées dans leur course du rideau de scène…

Cayetano Soto débute son ballet par huit danseurs et danseuses au torse nu et au bonnet de maillot de bain (peut-être la seule référence directe au ballet d’origine) affublés de robes à panier. Ces personnages évoluent avec des mouvements saccadés des bras et du buste.  À la faveur d’une extinction des feux, on les retrouve par terre dans des poses loufoques. On ne peut s’empêcher de penser à Petite mort de Jiri Kylian et, en général, aux scénographies sombres et grinçantes utilisées par le chorégraphe à partir des années 1990.

Le rideau du train bleu, roulé au proscenium, se soulève enfin une première fois dans les airs et … disparaît dans les cintres.

Toute cette partie de la pièce se déroule sur un montage malin d’extraits d’une bande-son pour une émission télévisée enregistrée lors d’une fête d’anniversaire de Picasso à donnée à Vallauris. Les questions très convenues du journaliste et les réponses du peintre sont mises en boucle ou encore passées à l’envers. Jean Cocteau, le librettiste du Train Bleu, présent, multiplie les protestations attendues d’amitié mondaine. Sur sa voix, les danseurs entrent en ligne tenant chacun une mini-locomotive bleu-Klein. Ils les lâchent au sol. Fin de la première partie.

DHF_0899 - Le Train bleu - crédit David Herrero

Le Train bleu (Solène Monnereau et Alexandre De Oliveira Ferreira). Photographie David Herrero

Sans transition, apparaît un second groupe de neuf danseurs en justaucorps argenté. Sur des pièces pour piano de Haendel (exit donc Darius Milhaud), ils égrènent en duo, en solo, en trios féminins ou en groupe la grammaire de William Forsythe faite de poses contournées, d’hyper-extensions, de départs de mouvements inhabituels. Le rideau de scène n’est réutilisé qu’une fois ou deux fois à la manière du rideau-couperet d’Artefact.

Cayetano Soto justifie ses choix en disant dans sa déclaration d’intention : « Le magnifique rideau de Picasso me donne la force et la liberté de m’exprimer, d’être courageux et de ne pas regarder en arrière ». Force nous est de constater que le rideau a été bien peu utilisé et que s’il ne regarde pas vers 1924, le chorégraphe semble coincé dans un espace-temps situé entre les années 80 et les années 90.

Reste que ce nouveau brillant pastiche forsythien (on aimerait que le maître lui-même remonte ses propres œuvres avec l’efficience de Cayetano Soto) met merveilleusement en valeur les qualités des danseurs de la troupe toulousaine. Davit Galstyan et Natalia Froberville font une trop brève apparition dans un pas de deux puissant, Philippe Solano est absolument époustouflant dans ses poses anguleuses. Il ondule du cou même en équilibre précaire sur demi-pointe. On retrouve aussi Jeremy Leydier, déjà remarqué à Montrouge dans une autre pièce du même type, AURA de Jacopo Godani, toujours impressionnant par le contraste qu’il offre entre son gabarit statuaire et la délicatesse de ses évolutions. Ramiro Gómes Samón met quant à lui l’accent sur la fluidité de même que le très talentueux et singulier Alexandre De Oliveira Ferreira tandis que Solène Monnereau et Kayo Nakasato (encore elles !) étirent leurs lignes mouvantes à l’infini.

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734c3fc4-2d5b-488e-9e23-95cc62b41309Tablao (Antonio Najarro / José Luis Montón)

La dernière pièce du programme, Tablao d’Antonio Najarro, était la seule à utiliser non pas un rideau de scène de Picasso mais un de ses décors.

En 1921 Diaghilev, qui s’était fâché avec Massine, le chorégraphe du Tricorne pour lequel Picasso avait signé toute la production, voulait un nouvel opus ibérique. Sans chorégraphe attitré, il décida d’avoir recours à de vrais danseurs andalous de flamenco (l’un d’entre eux, sans pieds, dansait sur ses moignons…) et, comme d’expérience il savait que ce types de danseurs ne comptaient pas la musique, il avait opté pour de la musique traditionnelle et non pour du Manuel de Falla. Pour les décors et costumes, Diaghilev avait d’abord pensé à Juan Gris en sa qualité d’Espagnol mais l’artiste, qui venait d’être très malade, n’était pas assez réactif. C’est alors que le célèbre impresario se tourna vers Picasso, connu pour sa rapidité d’exécution. Le peintre honora la commande plus pour obliger Diaghilev que par réel désir de création. Avec l’accord du maître des Ballets russes, il réutilisa des maquettes pour Pulcinella que celui-ci avait alors refusé. Il s’agissait d’une sorte de théâtre dans le théâtre où figuraient sur le côté, des couples XIXe siècle assis en loges. À la place de la baie de Naples qui ouvrait la perspective pour Pulcinella, Picasso peignit une pièce décorée d’une nature morte dans son cadre doré. L’artiste était censé créer les costumes mais se montra tellement peu inspiré que le ballet se fit finalement dans des habits de flamenco traditionnels. Ainsi fut présenté l’éphémère et très oubliable Cuadro flamenco.

Pour la version 2022 de ce ballet centenaire, Antonio Najarro, une grande figure du flamenco, s’écarte finalement peu de l’original : le décor est celui d’un café cantante (ou tablao) ; la musique jouée sur scène par un quatuor de musiciens – le compositeur et guitariste José Luis Monton, le percussionniste Odei Lizao, le violioniste Thomas Potiron et la cantaora flamenca Maria Mezcle – est typique ; la pièce ne raconte pas d’histoire mais présente une série de danses traditionnelles.

Les danseurs du ballet du Capitole se sont incontestablement prêtés au jeu. Dans la première scène, quatre garçons et quatre filles tournent autour de deux tables rondes en roulant gracieusement des poignets. Les palmas sur ces tables pallient la quasi absence de zapateado, une technique sans doute plus longue à assimiler avec un temps limité de répétitions. Tout le monde est fort beau dans ces piqués- attitudes déportés presque Art Deco. Philippe Solano, sanglé dans sa veste, s’en donne à cœur-joie.

Tablao - crédit David Herrero

Tablao -Ensemble. Photographie David Herrero

Mais le chorégraphe échoue un peu à fondre la chorégraphie classique académique avec sa technique classique flamenca. Du coup, les danseurs ressemblent toujours un peu à des danseurs de ballet dans des numéros de caractère. C’est ainsi que, dans la volera sevillana, Natalia de Froberville bat et brise de volée. Elle se montre charmante comme elle le serait dans Don Quichotte de Petipa. Plus tard, dans un pas de châle avec Ramiro Gomez Samón, Natalia de Froberville nous évoque la première scène des moulins du DQ de Noureev. C’est un peu le cas chez tous les danseurs. À un passage pour cinq filles aux éventails répond un passage pour 5 garçons qui claquent des mains et finissent en double pirouettes genoux.

On prend du plaisir cependant. La très belle Sofia Caminiti en justaucorps noir strié de rouge figure un taureau ensanglanté engageant un torride pas de deux avec son élégant torero, Ramiro Gómes Samón. La belle a des lignes ciselées et se montre sensuelle sans forcer la note. Alors qu’importe que le thème de la femme taureau d’arène ait déjà été imaginé et chorégraphié par Roland Petit à la fin des années 50…

DHF_1956 - Tablao - crédit David Herrero

Tablao. Ramiro Gómes Samón et Sofia Caminiti. Photographie David Herrero

Tablao est assurément un « crowd pleaser » et cela justifie amplement son déplacement de dernière minute du début à la fin de programme. Néanmoins, à la longue, on n’échappe pas à une certaine insipidité. Mais n’était-ce pas ce qui caractérisait déjà le Cuadro  flamenco en 1921 ?

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Reste que ce programme montre encore une fois la vitalité et l’énergie de la troupe de Kader Belarbi. Pensez ! Une saison complète constituée presque uniquement de créations (la seule pièce qui ne l’est pas est une entrée au répertoire) servies par des danseurs au talent protéiforme. À l’issue de ces représentations, la talentueuse Solène Monnereau qui illumine depuis longtemps le corps de ballet de sa présence a été promue au rang de demi-soliste. Et la période serait morose ? Pas à Toulouse en tous cas ; du moins quand le ballet du Capitole y danse.

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