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Forsythe-Inger à l’Opéra : presque…

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Impasse. Scénographie. La maison à géométrie décroissante de Johan Inger. Lumières de Tom Visser

La première partie du programme de gala avait été, si vous vous en souvenez, assez peu roborative. On se réjouissait donc, après un entracte, de retourner dans le vif des choses avec deux ballets du grand Billy (entendez William Forsythe).

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Las, il faudra attendre encore de longues minutes avant d’être emporté. En effet, je n’ai pas reconnu Rearray, cette pièce créée pour Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche en 2011 et vue au TCE en 2012. Certes, le pas de deux a été transformé en pas de trois, mais l’absence totale de réminiscences a sans doute d’autres raisons plus préoccupantes.

Lors de la répétition publique à l’amphithéâtre Bastille vue par Fenella, le répétiteur a en effet livré l’attitude de Forsythe lui-même face au remontage de ses œuvres. « Il n’y a pas de version définitive de ses ballets », « Les interprètes ne doivent pas reproduire ce qui a été fait par d’autres », « un ballet repris peut être transformé ». Tous ces principes, en eux-mêmes semblent fructueux. Forsythe est de cette génération qui a vu les ballets de Balanchine lentement se fossiliser après la mort du maître en 1983 (époque où Forsythe créait sa toute première pièce pour l’Opéra : France Dance).

La création du Balanchine Trust était une grande première. Elle consistait dans le legs des ballets du maître à certains de leurs interprètes, désormais seuls à être autorisés à les remonter dans d’autres compagnies. Le système a vite montré ses limites. Il y eut vite des luttes d’influences et certains imposèrent des règles qui n’étaient pas fixes du vivant du maître. Par exemple, le diktat du non-posé du talon au sol dans les enchaînements rapides s’est généralisé quand il n’avait été conçu par Balanchine que pour contourner le manque de longueur de tendon d’Achille de certains danseurs. Violette Verdy, créatrice de Tchaikovsky-Pas-de-deux, n’a jamais eu à utiliser cet expédient. Figer les règles n’a pas non plus empêché la dérive staccatiste qui à mon sens défigure les ballets du chorégraphe dans sa propre compagnie, le New York City Ballet.

Néanmoins, l’attitude de Forsythe face au remontage de ses ballets qui pourrait se résumer à « le style correct, c’est celui des danseurs qui sont en train de danser » rencontre aussi ses limites. Déjà à l’époque de Rearray avec Guillem-Leriche, je me montrais soulagé de retrouver le Forsythe qui m’avait fasciné depuis le début des années 90 et non une mouture chichiteuse du maître de Francfort. Car il y a le style (qui trop révéré peut scléroser) mais il y a aussi le Style (les spécificités chorégraphiques qui sont le cœur de l’œuvre du créateur).

En 2012, j’avais donc retrouvé les départs de mouvements à la Forsythe, c’est-à-dire de parties complètement inattendues du corps (un genou, une épaule). C’est ce qui justifiait l’accent mis par exemple sur les préparations, habituellement cachées dans le ballet académique et néoclassique mais hypertrophiées ici. Forsythe a ajouté au ballet une approche déconstructiviste, mettant l’accent sur le détail, ce qui rend également l’irruption de la danse et de la virtuosité inattendue et galvanisante pour le public. Les danseurs passent et repassent de l’attitude de ville au balletique sans crier gare. Mais devrait-on écrire « rend » ou bien « rendait » ? Aujourd’hui, de plus en plus, lorsqu’on voit les danseurs marcher sur scène, on a l’impression qu’ils sont sur le catwalk d’une énième Fashion Week. Les positions à poignets cassés ne sont plus déconstructivistes, elles sont tout bonnement maniéristes. La pièce d’occasion deMy’Kal Stromile en était la consternante preuve par l’exemple.

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Rearray. Roxane Stojanov.

Sans atteindre ce tréfonds, il nous faut reconnaître que Rearray mouture 2024 nous laisse complètement sur le bord de la route. Avec Roxane Stojanov, une subtile interprète qu’on ne peut accuser de maniérisme, tout part du centre attendu chez un danseur d’expression classique. La danseuse va piquer très loin ses pointes (Guillem dansait sur demi-pointes), jusqu’au point de déséquilibre, c’est fort beau, mais son mouvement reste continu quand les fulgurances post classiques devraient naître d’une préparation manquée ou d’une marche de rue. Dans ce Rearray, Roxane Stojanov demeure à chaque instant une danseuse.

En 2012, on s’était émerveillé aussi du mystère de la pièce : était-on face à un duo ou à un double solo ? Ici, la question ne se pose plus vraiment. Takeru Coste et Loup Marcault-Derrouard (qui parvient à se désarticuler d’une manière conforme à l’esthétique Forsythe) nous offrent ce jeu de nœuds trop léché avec leur partenaire qu’on a vu et revu partout. C’est la malédiction Forsythe en plein.

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Blake Works I, qui est fabriqué sur la joliesse inhérente à l’école française, ressort mieux. Ces badinages chorégraphiques sur les musiques suaves à paroles sombres de James Blake mettent la compagnie en valeur. Au soir du 9 octobre, beaucoup des créateurs du ballet en 2016 sont encore dans les rangs et ont, pour certains, monté dans la hiérarchie.

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Blake Works. Curtain calls

Léonore Baulac est toujours aussi lumineuse dans son rôle avec ses lignes pures, son mouvement continu et sa sensibilité à fleur de peau. Elle accomplit, une fois n’est pas coutume, un très beau duo avec Germain Louvet qui reprend le rôle de François Alu. Le pas de deux « The Color in Anything », qui à l’époque semblait teinté d’une charge « biographique » (on avait le sentiment d’assister à une scène de rupture amoureuse) ressemble aujourd’hui à ce qu’il était vraisemblablement dès le départ, l’évocation d’un travail de studio en cours qui résiste à devenir pas de deux. Les mains se croisent, les passes se tentent et avortent. On sent la frustration poindre chez l’interprète féminine face à son chorégraphe-partenaire à moins que ce ne soit elle la créatrice et lui le modèle rétif. Le trio « Put that Away » avec Pablo Legassa, Caroline Osmont et Inès McIntosh (nouvelle venue dans ce ballet), avec ses poignets cassés et ses poses de chat, fait penser à une version moderne du mouvement flegmatique des Quatre Tempéraments de Balanchine. On est fasciné. Hohyun Kang danse avec une jolie énergie et de belles lignes le rôle de Ludmila Pagliero même si on regrette les gargouillades ciselées de la créatrice. Le duo final avec Florent Mélac manque de recueillement intérieur. Hugo Marchand, qui a le mérite de montrer l’angularité de la chorégraphie, ressort moins que dans mon souvenir. Il me semble qu’il marque joliment. On est cependant satisfait de l’ensemble du ballet porté par sa vingtaine d’interprètes.

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Blake Works. Saluts

Le constat de cette section de la soirée reste néanmoins mitigé.

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Après un nouvel entracte, on va pouvoir enfin assister à la première pièce de Johan Inger entrée au répertoire du ballet de l’Opéra : Impasse.

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Impasse. Répétition publique à l’Amphithéâtre Bastille. Fernando Madagan (répétiteur), Ida Viikinkoski, Marc Moreau et Andrea Sarri.

J’avais pour ma part assisté à la répétition publique à l’Opéra Bastille, le 21 septembre. Le répétiteur Fernando Madagan avait choisi de présenter le trio central du ballet. L’ensemble était on ne peut plus prometteur. La chorégraphie, très fluide, avec ses marches et ses glissés au sol, ses corps qui dessinent des volutes, ses dos qui s’arquent vers le ciel et conduisent à des chutes rattrapées par les partenaires, sont dans la veine post classique. Il y a également une veine ekienne (Inger n’est pas Suédois pour rien) avec ses marches sur genoux pliés, ses poses assises jambes écartés et ses gestes du quotidien hypertrophiés, ses rires et des dandinements comiques. Le chorégraphe ajoute même une note folklorique en réaction à la bande son apposant Ibrahim Maalouf et Amos Ben-Tal.

Dans son solo, Ida Viikinkoski accomplit des sortes de sauts temps de flèche attitude en reculant qui sont une véritable déclaration d’innocence. Dans le duo, Andréa Sarri est lui aussi dans le charme et l’insouciance en dépit du gros patch qu’il porte à l’épaule gauche. Bien que le duo se transforme en trio, avec l’arrivée de Marc Moreau, on ne repère pas de rivalité entre les garçons pour la fille. Le répétiteur revient sur des nuances d’interprétation ou sur des dynamiques de mouvement qui vont changer le sens et le perception du passage. Viikinkoski est très réactive. Moreau se voit souvent reprocher de ne pas être assez dans le relâché au début mais se reprend bien. Il reste néanmoins plus sur le contrôle que les deux autres. On ne se refait pas. Fernando Madagan annonce qu’il y aura sur le plateau une puis deux puis trois maisons rétrécissant l’espace au fur et à mesure que les danseurs entreront en nombre toujours croissant. Trois groupes différents s’additionneront au final : le trio, les gens de la ville puis les royalties et autres excentriques. Le titre de la pièce, « Impasse » ferait référence au sentiment d’enfermement et d’inéluctable créé par le COVID. Comme pour la soirée Cherkaoui, Voelker, Kerkouche à l’Opéra en novembre 2020, Impasse fut finalement créé en ligne par les danseur junior du Nederlands Dans Theater (NDTII)…

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Impasse. Johan Inger. Saluts

Au soir du 9 octobre, le résultat final laisse pourtant un tantinet perplexe. Si on y retrouve les qualités des ballets de Johan Inger. Il y a d’abord son habileté à lier sa chorégraphie à la scénographie, à la différence de ce qu’a pu faire le duo Leon-Lightfoot au NDT. On apprécie la séquence des Oty People (les gens de la ville), presque music-hall, avec son drôle de va-et-vient ramenant toujours plus de danseurs qui s’ajoutent. On comprend enfin la symbolique de l’arrivée des personnages colorés et divers : d’abord tentés par le conformisme (le trio se change pour le costume unisexe noir des citadins), nos trois innocents d’hier sont confrontés aux sirènes de l’ultra individualisme. Ils échappent in extremis à cette apocalypse vociférante en se glissant sous le rideau couperet qui descend lentement sur le devant de la scène. Pourtant, cette dernière séquence avec ces gesticulations et ces cris nous perd un peu. On se remémore certaines pochades déjantées proposées par Kylian à la fin de sa direction à La Haye. On ne s’est pas ennuyé, non. Johan Inger sait composer un ballet. Mais on ne ressort pas aussi inspiré qu’on a pu l’être après certaines de ses productions. Le succès est d’estime et on espère que le directeur de la danse saura donner une autre chance au Suédois qui serait à même d’enrichir le répertoire du ballet de l’Opéra de Paris.

Au final, ce programme d’ouverture, celui de la première saison authentique de José Martinez à la direction de la Danse, aura été truffé d’occasions manquées.

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Programme Sugimoto-Forsythe : Nô Man’s Land

Programme Hiroshi Sugimoto – William Forsythe. Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. Dimanche 13 octobre 2019.

Les incursions de la danse classique occidentale dans la culture japonaise sont souvent hasardeuses. Le contemplatif hiératique sied mal à une forme d’art qui a souvent mis l’accent sur les déploiements de vitesse, les passages multiples d’une pose à une autre jusque dans l’adage, et sur une forme d’exaltation athlétique. Chez Georges Balanchine (Bukaku, 1963), cela donne une curiosité orientaliste très classique surtout mémorable pour les décors de David Hays et les costumes de Karinska. En 1972, Jerome Robbins offrait à un Edward Villella, très diminué après une opération de hanche, l’occasion de remonter sur scène. Plus documenté que Balanchine, Robbins tombe dans l’ennui le plus total : il faut quinze minutes au personnage principal pour tomber le peignoir et une comparse féminine passe de longues minutes étendue sur une serviette. Villella lui-même n’a pas gardé un bon souvenir de la création.

À l’Opéra de Paris, la grande incursion dans le théâtre Nô aura été Le Martyre de saint Sébastien (1988), mis en scène par Bob Wilson pour Mickaël Denard et Sylvie Guillem. Cette pièce fut l’occasion de belles photographies : Guillem en Saint Sébastien androgyne en contrapposto sur le poteau d’exécution ou Denard en petit marin. Le spectacle lui-même désarçonna ou ennuya prodigieusement une partie du public. À Bob Wilson qui lui proposait de faire un autre projet de ce genre, la jeune mais déjà très acerbe Guillem répondit : « Seulement si vous engagez un chorégraphe ». Il paraît que Bob Wilson n’avait pas apprécié.

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Avec At The Hawk’s Well, « Mise en scène, scénographie, lumières » du plasticien photographe Hiroshi Sugimoto, on navigue entre ces Charybde et Scylla. L’artiste est japonais, mais il met en images une pièce orientaliste de 1916 de l’écrivain anglais William Butler Yeats.

Visuellement, cette œuvre est déjà furieusement datée. On a vu traîner partout les planchers centraux avançant sur des fosses d’orchestre vides, et les cycloramas incurvés. Les danseurs sont rendus méconnaissables par des maquillages et des perruques qui feraient paraître presque sobres les costumes de Jean Cocteau pour le Phèdre de Serge Lifar. Les solistes sont affublés de capes en toile cirée irisée. Même Audric Bézard, affligé d’une barbe grise, a le sex appeal en berne. Un comble. Le costume d’Amandine Albisson est d’un rouge qui rappelle le toujours très troublant académique de l’Oiseau de feu de Béjart ; seulement on y a multiplié les trous sans démultiplier l’effet produit. Bien au contraire.

À la différence de Bob Wilson pour son « Martyre », Hiroshi Sugimoto s’est adjoint les services d’un chorégraphe pour meubler les compositions musicales planantes à basses forcées dans l’air du temps de Ryoji Ikeda. On a pu s’offusquer que le nom d’Alessio Silvestrin n’apparaissait pas sur l’affiche. C’était avant de voir sa chorégraphie. Le vocabulaire est en effet réduit à la portion congrue : beaucoup de grands développés, de piqués-arabesque et des détournés en veux-tu en-voilà. Les ensembles sans surprises pour six filles et six garçons se répartissant sagement des deux côtés du plancher sont gentiment foutraques. Quant au pas de deux entre Amandine Albisson (femme-épervier) et Axel Magliano (le Jeune Homme), il manque totalement d’énergie. Alessio Silvestrin, qui a passé trois ans chez Forsythe, a accouché d’une chorégraphie vieillotte qui fait plutôt penser à du mauvais Karole Armitage.

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Les deux-tiers du programme vendu sont consacrés à nous expliquer ce coûteux objet que vient d’acquérir l’Opéra. Ces publications qui, jadis, étaient une sorte d’oasis d’information dans un paysage éditorial sinistré, deviennent de plus en plus creuses et prétentieuses : on y lit des phrases inoubliables du genre : « À l’inverse de William Forsythe, Alessio Silvestrin ne renonce pas à la possibilité d’une narration »… Le fait que Silvestrin suive un « argument » ne fait pas de sa danse quelque chose de « narratif », même quand on s’abrite derrière le No et « l’abstraction subjective » (qui est plutôt l’apanage d’un Balanchine ou d’un Forsythe…). A mesure qu’on avance, les programmes de l’Opéra deviennent toujours plus épais et encombrants tandis que leur contenu frôle désormais l’indigence. On n’y compte plus le nombre de double-pages restées blanches aux deux-tiers ou imprimées de monochromes. Si l’Opéra veut produire des livres d’art, au moins pourrait-il soigner la qualité du papier…

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Blake Works I. Saluts

Après ce premier pensum de 40 minutes, on espérait retrouver espoir avec la reprise, très attendue, de Blake Works I qui avait enchanté notre année 2016.

Las ! Il semble que le maître ait décidé d’accorder les tonalités de son œuvre à l’ambiance générale du ballet d’ouverture. A la création et lors de la reprise la saison suivante, on avait été désarçonné puis conquis par l’ambiance presque solaire de la pièce. Mais ici, la tonalité des lumières nous a paru beaucoup plus sombre, plus conforme à la semi-pénombre d’autres pièces de pièces de Forsythe. L’éclairage en douche, prédominant au détriment de celui venant des coulisses, écrase les évolutions par vagues latérales des danseuses et danseurs dans « Forest Fire ». Dans le pas de trois sur « Put That Away », je me souvenais de plus de sauts et de tours planés. Dans cette ambiance crépusculaire, le pas de trois (sans la subtile entente que déployaient jadis mesdemoiselles Osmont et Gautier de Charnacé) ressemble à une sorte de « Flegmatique » new age ou aux « Castagnettes » d’Agon. Marion Barbeau qui remplace Ludmila Pagliero, réquisitionné en première distribution pour le Sugimoto et la création de Crystal Pite, est très musicale mais n’a pas la gargouillade jouissive de sa devancière. Du coup, on remarque surtout Léonore Baulac qui, elle, domine la partition créée sur elle en 2016. Son duo sur « Colors in Anything » avec Florent Melac en remplacement de François Alu est une bonne surprise. On regrette bien sûr le côté « Ours et la Poupée » de l’original, mais il se dégage une vraie élégie de ce pas de deux. La redistribution des rôles ne nous convainc pas non plus. En plus de la partie de Pagliero, Barbeau danse le pas de trois avec Legasa. Dans le pas-de-deux final, elle a Florian Melac pour partenaire en lieu et place de Germain Louvet. On aimait le contraste entre les deux pas de deux pour deux couples totalement différents. Ici, on ne sait pas trop quoi faire de ce final…

« Two men’s down », pourtant plongé dans la quasi-obscurité, est ainsi le seul moment de la soirée où on a pu se laisser emporter : Hugo Marchand virevoltant et fluide, Paul Marque, jusque-là invisible, accentuant joliment dans ce passage les syncopes de la musique, et Pablo Legasa accomplissant d’impressionnants tours à la seconde avec la jambe au-delà de la ligne des hanches.

Blake Works I : dans la pénombre

Littéralement assommée par la première partie, la salle reste, même pendant ce passage, désespérément atone.

Je comprends. Pour ma part, entre ce programme et les représentations du musée d’Orsay, je pense bien avoir assisté à la plus lugubre des ouvertures de saison de mes quelques trente années de balletomanie…

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Forsythe à l’Opéra : danses à rebours

Rideau GarnierSoirée William Forsythe. Ballet de l’Opéra de Paris. Palais Garnier. 5 juillet 2016.

La soirée Forsythe par l’Opéra Garnier représente un bien curieux voyage. Cela commence dans la veine, sinon la plus récente (la pièce date de 1995), du moins la plus éloignée apparemment des racines néo-classiques du chorégraphe.

Of Any If And, créé par deux danseurs iconiques de la compagnie, Dana Caspersen et Thomas MacManus (l’un des répétiteurs pour cette entrée au répertoire) est un pas de deux sans concession. Deux lecteurs, cachés l’un de l’autre par des sortes de cubes, murmurent un texte aux mots quasi inintelligibles. Des cintres descendent des guindes où sont accrochées des pancartes avec des mots sortis de leur contexte. Leur association ne fait aucun sens mais parfois, par une ellipse de l’esprit, le cerveau tente d’en constituer un et s’embarque dans des voyages poétiques. Ceci fait écho à la gestuelle des deux danseurs qui se contorsionnent et interagissent sans arrêt bien que leur langage soit étranger. Ils se frottent, se « claquent », s’entraînent mutuellement dans le mouvement comme on provoque les remous d’une eau calme en y lançant des cailloux. Et justement, la frondaison polysémique descendue des hauts du théâtre projette au sol de curieuses ombres comme celles que font les nuages en se reflétant dans un plan d’eau. Parfois, entre un effondrement entre les jambes du partenaire, un spasme du buste qui accouche d’une giration ou d’un saut, apparaît une position classique d’une grande pureté. Elle ressemble à ces mots qui pendent, tout bête, en l’air. Éléonore Guérineau est merveilleuse de densité et de relâché, d’étiré dans le développé. Vincent Chaillet a des tressautements musculeux qui donnent l’impression que des vibrations le détachent légèrement du sol, comme un coussin d’air. Les danseurs chez Forsythe ne sont jamais autant eux mêmes que lorsque le chorégraphe les entraîne dans la forêt absconse de sa chorégraphie.

Approximate Sonata, l’unique reprise de cette série, paraîtra plus familière à ceux qui connaissent Forsythe par le biais de ses chorégraphies au répertoire des grandes troupes classiques. La musique de Thom Willems, comme un cœur qui bat, commence à jouer pendant l’entracte. La scénographie reste très minimale et énigmatique (un rideau translucide qui se lève et se rabaisse devant un pied de projo orphelin). Puis, Alice Renavand et Adrien Couvez arrivent côté cour. Un badinage post-moderne s’engage au dessus de la fosse d’orchestre bouchée. On reconnait le style « Balanchine hard » qui a fait la célébrité de son créateur. Tours, portés arabesque, battements ; tout est décalé à l’extrême. Les autres couples de danseurs (ils sont quatre en tout) se succèdent, formant à un moment un double quatuor garçons-filles qui développe la grammaire post-classique avec de subtils contrepoints. On convoque le souvenir d’Artifact ou de In the Middle. Le ballet est l’occasion de retrouver des personnalités qu’on croyait disparues. Rassurez-vous donc, Mesdemoiselles Gillot et Abbagnato, Monsieur Carbone sont bien vivants et en grande santé technique.

Une petite pensée court bien dans la tête. La dernière décennie nous a gavé de cette veine chorégraphique acrobatique. Comparé aux autres chorégraphes suiveurs qui ont usé cette veine jusqu’à la corde et aux compagnies qui ont lessivé les chorégraphies originales du maître de Francfort, il y a pourtant quelque chose en plus. Mais quoi ? Sans doute la part de mystère. Il suffit de regarder Fabien Révillion, aux côtés d’Hannah O’Neill, belle même affublée d’un pantalon jaune surligneur. Leurs évolutions ont quelque chose d’à la fois moderne et historique. Car même en tee-shirt rose fuchsia et pantalon bleu pétrole soyeux, Fabien Révillion ne peut s’empêcher d’évoquer un jeune roi soleil  badinant avec une de ses muses pendant un ballet de cour.

Et puis on en vient à la création, Blake works 1. On se demande ce que le grand Billy nous a concocté. Aller voir un spectacle de Forsythe a toujours été une aventure. Dans les années 90, je ne savais jamais très bien à qu’elle sauce j’allais être mangé. Les installations mouvantes, la musique, l’absence de danse parfois… J’ai haï certaines premières parties de spectacle pour tomber amoureux de la seconde. L’inverse est aussi arrivé.

Et ce soir, je l’ai encore été. Pour tout dire, j’ai été de prime abord désarçonné. Par la musique de Blake, de l’électro douce avec des accents pop et soul familiers (cela dit, Forsythe avait déjà fait de telles incursions dans la musique soul, par exemple avec Love Songs  pour le Joffrey Ballet). Par les lumières sages, et, surtout, par la chorégraphie : petites cabrioles, sauts de biches (pour Hugo Marchand), sissonnes croisées (pour les garçons), arabesques penchées sur pointe et autres tours attitude planés pour les filles, des ports de bras fluides: un vrai catalogue de danse de l’école française.

Les spécificités de la technique Forsythe n’apparaissent pas d’emblée avec évidence. Pourtant, elles sont là. Dans la grande scène de groupe qui débute le ballet, les évolutions des danseurs sont subtilement décalées comme dans la scène des ports de bras d’Artifact, les interactions entre danseurs sont toutes « forsythiennes » : des moulinets de poignets entraînent le mouvement et le dégagé quatrième croisé avec ports de bras en ellipse pour faire apparaître le dos en torsion sont là. Mais c’est l’Histoire qui semble primer. Les danseurs, garçons comme filles, replient les bras à la manière des cygnes du Lac. Dans son pas de deux avec François Alu, Léonore Baulac se pose même au sol dans la pose iconique d’Odette, les deux bras repliés sur la jambe. À certains moments les danseurs sautillent en arabesque comme les Willis du 2ème acte de Giselle à moins que ce ne soit comme dans Serenade  de Balanchine.

On regarde tout cela en se demandant où cela peut bien prendre sa source. Les costumes (ceux des filles surtout) renforcent l’impression de se trouver à une Démonstration de l’école de danse. Et pourtant, le trouble vient de ce que l’ensemble est directement plaisant, agréable. On résiste à la pente, un moment, puis on cède à l’enthousiasme. Les danseurs semblent être chez eux en train de danser à moins qu’ils ne soient en boîte de nuit, épatant la galerie avec cette technique qui est leur première langue, la technique de l’école française, propre, contrôlée, avec des épaulements variés qu’il mâtinent d’un roulement d’épaule aguicheur ou d’une démarche de marlou.

Ce à quoi Forsythe nous convie, en fait, c’est au spectacle de la digestion de sa propre technique qui a bousculé la danse néo-classique, lui rajoutant de multiples inflexions, par la technique académique. Les danseurs du ballet de l’Opéra, tous plus ou moins nés après In The Middle Somewhat Elevated, parlent désormais Forsythe sans paraître y penser. Peut-être même ont-ils appris la danse la plus classique avec cet accent particulier.

Forsythe, dans ce voyage à rebours, nous convie au spectacle de la nouvelle danse classique. On pourrait y voir une régression vers le formalisme. Mais le vocabulaire est là ; augmenté.

Il attend patiemment qu’un nouveau génie lui ré-insuffle, encore une fois, la puissance et l’esprit.

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