Archives de Tag: Minkus

Un Don Quixote efficace

P1000939Le Don Quixote que signe Carlos Acosta pour le Royal Ballet – et qu’on peut voir au cinéma en direct le 16 octobre – a le charme et le parfum d’une bourgade portuaire. On y prend le frais au balcon de petites maisons en carton-pâte (facétieux décors mouvants de Tim Hatley), les pêcheurs apportent au marché leur panier de crabes, les amies de Kitri se coincent l’éventail dans le corsage pour avoir les mains libres, le chef des Gitans joue au méchant avec un couteau à peler les pommes, et Basilio le barbier commet son faux suicide avec un vrai coupe-chou.

Acosta ne cherche pas à réinventer le ballet de Petipa, plutôt à l’ancrer dans le réalisme et à en huiler les ressorts comiques, avec un sens du détail qui fait mouche. Il en fait aussi ressortir la discrète poésie, à travers de jolies idées pour insérer le personnage de Don Quichotte dans le récit, notamment le dédoublement de l’hidalgo pendant la scène du rêve, et le port de bras d’hommage que lui rendent tous les danseurs au final. Le cheval Rossinante est fait de paille et il est monté sur roulettes. Les costumes sont pittoresques mais sans façons, sauf au moment de la noce, pour laquelle on a, comme de juste, cassé la tirelire.

L’arrangement orchestral, mitonné avec humour par Martin Yates, est un des plaisirs de la soirée. La chorégraphie estampillée Acosta se signale plus par son efficacité que par sa sophistication. Sur scène, on danse, y compris sur charrette ou sur table, on tape dans ses mains (pas trop) et on crie (un peu trop). Tout cela marche assez bien dans l’ensemble, à l’exception d’un poussif deuxième acte. L’intermède gitan manque de mordant, même quand Bennet Gartside mène la danse (et pourtant il sait mettre du piment là où il faut), et les jeunes filles qui s’essaient au roulé de poignet sur un air de guitare ont la sensualité d’un bol de mayonnaise.

Et surtout, la scène des dryades n’a pas le bon ton. On peut admettre les grosses fleurs roses et les teintes multiples des tutus : après tout, nous sommes dans l’hallucination, et rien n’indique que Don Q. doive rêver en noir et blanc. Mais alors qu’il faudrait un peu de temps suspendu, l’orchestre enlève les variations à la hussarde. Dulcinée semble avoir un train à prendre, ce qui nous vaut des ronds de jambe sautillés sur pointe en accéléré et des arabesques qui n’ont pas le temps de se poser en l’air. C’est du gâchis (quelle que soit la ballerine, mais surtout pour Sarah Lamb, qui a le don des adages yeux mi-clos). La reine des dryades saute avec précaution et s’empêtre dans ses fouettés à l’italienne (Yuhui Choe s’y montre étonnamment décevante – soirée du 5 octobre et matinée du 6  – et Hayley Forskitt y est un peu verte). Le rôle de l’Amour est mieux servi, que ce soit par Meaghan Grace Hinkis (matinées du 5 et 6) ou Anna Rose O’Sullivan (soirée du 5), mais on regrette le grand frisson qu’offrent les bras des donzelles se répondant en volutes dans la version parisienne.

Le couple Kitri-Basilio incarné par Iana Salenko (venue du ballet de Berlin) et Steven McRae (soirée du 5) déclenche l’enthousiasme. Le rôle leur va à tous deux comme un gant : elle est charmante, vive et sensuelle, et a des équilibres très sûrs ; il prend toujours le temps d’un accent badin au cœur des enchaînements les plus difficiles. L’alliance du pince-sans-rire et de la maîtrise technique (avec, entre autres, une impeccable série de double-tours en l’air alternés avec un tour en retiré les doigts dans le nez) donne presque envie de crier « olé » (mais je me retiens, à Londres, je fais semblant d’être British).

Justement, les Anglais n’ont pas « dans leur ADN » les exagérations de DQ, estime Roslyn Sulcas, qui a vu la soirée de gala du 30 septembre (avec la distribution star Nuñez/Acosta), et a trouvé le corps de ballet et les solistes un peu inhibés. Peut-être l’étaient-ils le soir de la première, mais je ne partage pas vraiment l’analyse de la critique du New York Times : incidemment, parce que le Royal Ballet a un recrutement très international, et fondamentalement, parce qu’à mon sens, dans DQ, la virtuosité doit primer sur l’excès.

De ce point de vue, je reste un peu sur ma faim : le corps de ballet et les semi-solistes sont à fond, mais n’ont pas énormément d’occasions de briller, surtout dans les rôles féminins (en particulier, Mercedes, la copine d’Espada, est un peu sacrifiée par la chorégraphie), les passages comiques sont trop peu dansés (le duel Gamache/Don est en pantomime), et la réalisation n’est pas toujours aussi tirée au cordeau qu’on voudrait (quand les amies de Kitri ne sont pas en phase, ça tombe vraiment à plat).

Sarah Lamb (Kitri inattendue de la matinée du 6 octobre) surprend par des mimiques hilarantes, enchante par de jolis double-tours planés en attitude (à défaut d’équilibres souverains), aux côtés d’un Federico Bonelli blagueur et juvénile, mais pas aussi propre techniquement que McRae (matinée du 6). La matinée du 5 réunissait Alexander Campbell (avec des sauts qui veulent trop prouver) et Roberta Marquez (jolie mobilité du buste, mais concentrée sur la technique et du coup complètement fermée à l’émotion en Dulcinée).

La scène des dryades. Décors de Tim Hatley. photo Johan Persson, Courtesy of ROH.

La scène des dryades. Décors de Tim Hatley. photo Johan Persson, Courtesy of ROH.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

La Bayadère version Makarova : Joyaux étincelants dans écrin de pacotille

P1000939Matinée du 20 avril 2013.

Dans la Bayadère de Natalia Makarova, on agite beaucoup les mains : le fakir (Kenta Kura, bondissant en diable mais grimé comme un acteur de la Guerre du feu), le grand brahmane (Gary Avis qui n’arrive pas à insuffler son habituelle sobriété dans ce rôle) ou encore Aya, la servante de Gamzatti (Genesia Rosato, à l’aise dans tout le répertoire mimé, même le plus incertain). Ce très discutable leitmotiv est la seule concession de cette version expurgée à l’exotisme de pacotille ; car la plupart des danses de caractère ont été coupées pour restaurer un bien inutile quatrième acte disparu depuis 1917. Il n’y a donc ni danse Manou, ni danse indienne. Les filles du corps de ballet dansent une version allégée de la danse aux perroquets avec des éventails (un autre passage expurgé chez Makarova) tandis que, pour faire bonne mesure, les garçons égrènent des pas tout droit sortis de la salle de classe.

La production, qui date de 1989, mériterait d’être changée. Ses qualités visuelles ne justifient pas sa reconduction saison après saison. Le premier acte, le plus acceptable, regarderait du côté de la peinture de Gustave Moreau mais le reste ressemble plutôt à un chromo aux couleurs vulgaires où Nikiya aussi aussi bien que Gamzatti arborent le rouge tonitruant et où les amies de la princesse portent de la dentelle rose fuchsia. Au début de l’acte III, Solor fume l’opium sur un canapé à figure de paons d’un goût que ne renierait pas un dictateur du Proche-Orient. Le quatrième acte, enfin, a lieu dans un temple affligé d’un Bouddha tout droit sorti d’une boule à neige pour boutique touristique. L’idole dorée – à la bombe – de Marcelino Sambé, presque affranchie des lois de la gravité, nous console cependant…

Car heureusement, les artistes de la matinée du 20 avril ont su, occasionnellement, nous faire oublier la production, la chorégraphie rabotée ou enfin l’orchestration boursouflée des pages de Minkus par John Lanchbery.

Federico Bonelli tire son épingle du jeu en dépit du fait que la conception du rôle par Natalia Makarova dessert cruellement ses qualités juvéniles. Car il faut une certaine mâle assurance dans cette Bayadère, pour rester crédible avec un Solor qui quitte la scène au bras de Gamzatti tandis que Nikiya gît morte du fait de la piqûre du serpent, ou qui, après la scène des Ombres, accepte de se marier avec la meurtrière de sa défunte bien-aimée qui vient juste de lui pardonner. Mais lorsqu’on danse sobre, clair et vrai, comme le fait Bonelli, on ne peut jamais totalement paraître ni parjure ni faible. Sa Nikiya, Roberta Marquez, toute en rondeurs, très cambrée dans les actes « indiens » sait également adopter la ligne et l’aplomb classique dans l’acte blanc tout en gardant un côté charnel. Elle offre un contraste saisissant avec la ligne acérée de Marianela Nuñez dont les jetés claquent, implacables comme des coups de cravache (souplesse de cuir et précision de l’impact).

Le Royal Ballet et cette distribution méritaient assurément mieux que cette production vue partout et dont l’unique raison d’être est de réduire l’échelle petersbourgeoise du ballet afin de permettre à des compagnies de second rang de l’inclure dans leur répertoire avec vingt-quatre ombres au lieu de trente-deux.

2 Commentaires

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

A Chaillot : Encore Don Quichotte !

ChaillotPar le hasard des programmations, le Don Quichotte du Trocadéro prend le relais de celui de la Bastille. Ceux qui regrettent déjà l’invention mélodique de Minkus, la drôlerie comme la poésie du ballet de Petipa, peuvent utilement faire un détour par la colline de Chaillot, pour un jolie étape revigorante avant la désintoxication forcée.

José Montalvo mixe à sa sauce quelques épisodes de l’œuvre de Cervantès, réinvente les personnages, les décale dans un environnement métropolitain, triture la partition (arrangée et relue par Sayem), mélange chorégraphie historique et création contemporaine. On voit du hip hop, du flamenco, de la danse orientale, du jazz, des claquettes… Les variations historiques – transmises par Carole Arbo – s’emberlificotent toujours au bout d’un certain temps et se démultiplient parfois sur plusieurs personnages (la variation de l’éventail).

Parmi les quatorze interprètes de cette fantaisie urbaine, un as du mime : Patrick Thibaud, profil et sourcil pompidoliens, dit cent choses en trois mouvements de doigts. Tout son corps est au service du burlesque. Ce Don Quichotte rond joue les chefs d’orchestre, laisse les acrobaties aux autres – notamment à son maigre Sancho Pança, joué par le smurfer époustouflant qu’est Simhamed Benhalima, dit Seam Dancer – mais sait aussi danser avec style quand il faut.

À mi-parcours, alors qu’on se dit que le chorégraphe ne tiendra pas la distance – en 2010, son Orphée tournait pas mal en rond –, voilà qu’il organise la rencontre entre le taconeo, les claquettes et la mobilité du bas de jambe chez Petipa. C’est un télescopage jubilatoire, uniquement rythmé par le claquement des talons de Sharon Sultan et les fers de Jérémie Champagne, accompagnés pour la partie classique par Sandra Mercky (qui danse la plupart des variations de Kitri).

On peut aimer le spectacle naïvement, pour les pépites de danse et les bulles de rire ; on peut aussi, avoir le plaisir au second degré de la comparaison, sur un air qu’on reconnaît, entre chorégraphie classique et invention du jour : c’est souvent musical, malin, bien vu et bien fait.

Don Quichotte du Trocadéro met en vedette les passages les plus enlevés de la partition (la danse des Matadors, les passages gitans, la variation des castagnettes), mais sait créer des ambiances plus poétiques ou intérieures, que ce soit en vidéo – avec le personnage solitaire du métro – ou en danse, par exemple avec le krump – danse d’inspiration africaine qui nous vient de Los Angeles – dansé colérique par Warenne Adien dit Desty Wa.

En Alsace, le ballet de l’Opéra national du Rhin, dont Ivan Cavallari a pris la direction cette saison, présente Don Quichotte ou l’illusion perdue, qui rassemble des chorégraphies de Rui Lopes Graça pour le contemporain, Marius Petipa pour la partie classique et Deanna Blacher pour quelques minutes de fandango. L’atmosphère, plantée par The Impossible Dream chanté par Elvis Presley, est résolument sombre. Une vidéo réalisée par André Godinho est projetée sur un grand écran qui pivote progressivement à l’horizontale, biaisant la perception. C’est l’Homme de la Manche version pieds dans le sable et tête dans les étoiles, rêves inaccessibles et folie au bout du chemin.

Alors que – et c’est la clef de sa réussite – Montalvo mélange les styles, la création de Rui Lopes Graça les juxtapose platement. Une dramaturgie enfumée fait évoluer les danseurs avec des morceaux d’armure (sur des musiques de Locke, Biber, Purcell, Massenet, Simon), jusqu’à ce que Don Quichotte s’en revête entièrement et soit gagné par l’immobilité. « Vivre dans le passé empêche de vivre », explique le chorégraphe portugais dans le programme. Et d’ajouter : « La danse classique surgit alors, une émanation d’un autre temps ». Arrivent ainsi, sans solution de continuité, les trois variations solistes de l’acte blanc et le grand pas du mariage. Faire danser les passages parmi les plus difficiles du répertoire classique à des danseurs qui n’en ont pas une pratique régulière revient à les envoyer au casse-pipe. C’est une épreuve cruelle infligée à de vaillants interprètes contemporains, et une punition pour les spectateurs. Comme toujours, les capricieux généraux responsables de ce massacre resteront impunis.

– Don Quichotte du Trocadéro  – Théâtre national de Chaillot – jusqu’au 8 février 2013.
– Don Quichotte ou l’illusion perdue – Ballet de l’opéra national du Rhin – en février à Colmar (2 et 3) et Mulhouse (9, 10 et 12)

Ce diaporama nécessite JavaScript.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Paris

Don Quichotte, le temps du bilan (Stats./Arts)

P1030132Pour fêter la nouvelle année (et grâce à Brigitte Lefèvre qui a subventionné l’achat d’un logiciel surpuissant), les Balletonautes ont décidé de faire entrer leur commentaire dans l’âge scientifique, en enrichissant leur habituel bilan artistique d’un roboratif aperçu statistique.

Les chiffres en folie

Les programmateurs ont dû s’arracher les cheveux à plusieurs reprises : à raison de vingt-six représentations en tout, et sachant que la distribution de sept rôles (Kitri, Basilio, la reine des Dryades, Cupidon, Espada, la Danseuse des rues et le Gitan) faisait l’objet d’une annonce préalable, il fallait donc remplir 182 cases sans se couper, ni distribuer à Bastille quelqu’un dansant déjà Forsythe à Garnier. En ce début janvier, et après 149 permutations au total, ils ont bien mérité quelques jours de vacances, ou au moins, quelques moments de distraction avec nos amusants ratios :

Une information tardive et instable : le premier tableau de distribution a été publié le 18 octobre, environ un mois avant la première, mais deux jours après la mise en vente des places aux guichets de l’Opéra. La première mise à jour officielle est intervenue le 14 novembre, deux jours avant la première, et par la suite, il y aura eu sept actualisations. Parfois, on s’y perd un peu (d’ailleurs, le 21 novembre, il y a toujours deux danseuses annoncées pour un même rôle) ;

Même pas fiable : tous rôles confondus, le taux de fiabilité des distributions initiales s’établit à 36% pour le premier tableau et à 62% pour la première mise à jour. Certains jours, ce sont les danseurs eux-mêmes qui, via les réseaux sociaux, ont averti le public de leur emploi du temps dans les prochaines heures. L’Opéra de Paris avait pourtant promis une info « en temps réel »… ;

– Tes préférés en pochette-surprise : si vous aviez choisi votre date pour voir un Basilio en particulier, il y a 65% de chances qu’il ait changé d’ici le jour J (écart entre première distribution et réalité). Vous aviez plus de chances avec Kitri (dans 54% des cas, c’est la même que prévu). Par rapport à la mise à jour du 14 novembre, il y aura tout de même 7 changements au final (soit 27% de surprises, pour Kitri comme pour Basilio) ;

– Blessés et déserteurs : certains danseurs ont été retirés du tableau – généralement pour partir à l’infirmerie – dès la première grande mise à jour. Parmi eux, on compte Stéphane Bullion, Stéphanie Romberg, Yann Saïz, mais aussi les bien regrettés Emmanuel Thibault et Myriam Ould-Braham, cette dernière faisant figure d’étoile filante de la série. D’autres se sont éclipsés plus tardivement (Florian Magnenet), voire à la dernière minute (Svetlana Zakharova).  Marie-Agnès Gillot gagne la palme de l’évanescence progressive, avec une participation en reine des Dryades se réduisant discrètement au rythme des changements de distribution (5, puis 4 pendant quelque temps, puis 2, puis rien…). C’est l’étoile fuyante ;

– Renforts et réticences : pour compenser tous ces départs, il fallait bien des renforts : les principaux, sur les grands rôles, auront été Denys Cherevychko et Maria Yakovleva (venus de Vienne), ainsi que Matthieu Ganio, qui n’était pas de l’aventure dès l’origine, et qui n’aura malheureusement dansé que 4 fois, alors que Vincent Chaillet et Muriel Zusperreguy ont eu 5 soirs (au lieu des trois initialement prévus). La tendance lourde de cette reprise est d’ailleurs la diminution régulière de son taux d’étoilat (autrement dit, la proportion d’étoiles – y compris invitées, y compris sur des rôles courts – présentes sur scène): 23% à l’origine (42 passages), et 17% in fine (31). Il faut croire qu’à Paris, les étoiles ne se battent plus pour briller dans Don Quichotte. ¡Qué lástima !, dirait Miguel de Cervantes ;

– Les omniprésents : jusqu’au 28 décembre, Héloïse Bourdon était en passe de l’emporter en matière de débordement quantitatif (distribuée 8 fois, à parité en danseuse des rues et en reine des dryades, elle interprète finalement 6 danseuses et 11 reines, +113%). Mais au finish, le forfait de François Alu sur le rôle du Gitan pour les trois dernières représentations fait passer Matthieu Botto de 5 à 11 soirées (+113%) et Allister Madin de 7 à 15 prestations (+120%). Repos, soldats !

– Quand les roues du moulin s’emballent : la soirée du 30 novembre 2012 a été la plus bousculée avec 5 rôles changeant de titulaire, dont certains plusieurs fois, pour un total de 9 changements. Record à battre. Moins drôle, les permutations de dates pour la Kitri de Mathilde Froustey ont donné le tournis à plus d’un.

Les arts en scène

Cherchant à meubler comme à attiser l’attente avant le début des représentations, Cléopold a analysé l’œuvre dans son hispanité, sa petipatitude et son nouréevisme. Puis Fenella a raconté l’histoire avec esprit et en deux langues (une première dont la répétition n’est pas garantie). Puis, les musiciens sont entrés en fosse et les danseurs en piste. Lumières !

Les Balletonautes ont vu, en vrai, toutes les distributions du couple-vedette Kitri/Basilio, sauf celle avec Mathilde Froustey (qui a dansé avec Pierre-Arthur Raveau le 5 décembre, et avec François Alu en dernière minute lors de la matinée du 9 ; on en pleure encore, car les extraits vidéo ne remplacent pas l’expérience de la scène).

Au soir de la première on a cherché en vain le style Noureev chez Ludmila Pagliero et Karl Paquette (C’est loin l’Espagne, nous dit Cléopold). Même chose après l’arrivée des étoiles du Ballet de Vienne que James a trouvés trop passe-partout et Cléopold honnêtes mais hors-style (représentations des 24 et 27 novembre), mais Fenella a apprécié leur troisième prestation (3 décembre). À croire qu’il fallait un peu de temps pour acquérir la French Touch

En fait, le Don Quichotte de Noureev enchante quand jeu et danse sont interconnectés, et quand l’interaction entre les deux amoureux fonctionne. Ces deux conditions sont enfin remplies avec la prise de rôle de Vincent Chaillet et Muriel Zusperreguy, sans conteste le couple le plus attachant et équilibré que nous ayons vu, et dont Cléopold vante la clarté des lignes et des intentions.

Alice Renavand et François Alu ont chacun des qualités indéniables, mais la ballerine oublie d’investir son partenariat, et notre auteur attrape un chaud-froid. Quant à James, il aime la féminité et l’assurance de Dorothée Gilbert le soir du 31 décembre, mais déplore le déséquilibre avec Karl Paquette (qui, pour reprendre la métaphore employée par Cléopold, n’articule pas vraiment). Et au final, la parité dans l’aisance lui paraît mieux assurée par le couple formé par Mathieu Ganio et Ludmila Pagliero.

Chaque soir, en tout cas, le corps de ballet a tenu son rang et son rôle, et les pantomimes de Gamache, Lorenzo, du Don et de son acolyte ont été livrées avec esprit. Parmi les rôles semi-solistes, les Balletonautes ont notamment remarqué l’Espada de Christophe Duquenne (aux pieds et à la cape d’une précision grisante), la danseuse des rues capiteuse de Sarah Kora Dayanova, le Gitan parfois altier, parfois sauvage, d’Allister Madin, ainsi que les prestations d’Héloïse Bourdon et Amandine Albisson en reine des Dryades. Les Cupidons se partagent les cœurs : entre la danse minérale de Mélanie Hurel, les douceurs de Marine Ganio et Charline Giezendanner, et enfin la précision de Mathilde Froustey, il y en a eu pour tous les goûts.

5 Commentaires

Classé dans Humeurs d'abonnés, Retours de la Grande boutique

Don Quichotte, Marius Petipa dans le texte?

Nous avions laissé Marius Petipa aux prémices de sa carrière russe, chassé de Paris par la gloire sans partage de son bien aimé frère Lucien, remontant le ballet Paquita dans lequel ce dernier avait triomphé à Paris. Curieux retour des choses, la seule partie encore authentique de ce ballet de Mazilier est le grand pas nuptial créé par Marius pour une reprise du ballet en Russie en 1881. Dans ce divertissement, le style de Marius Petipa s’est quelque peu affranchi de l’esprit couleur locale propre au romantisme. Les pas comme la musique ont bien peu d’ingrédients espagnols. Cette interpolation a pris le dessus, telle un gourmand de rosier supplantant la souche. C’est le destin des ballets de subir des mutations parfois irréversibles au point qu’on se demande à quoi pouvait ressembler l’original.

Au soir de sa longue vie, après une éviction dorée des théâtres impériaux, le grand Marius décida d’écrire ses Mémoires pour prouver qu’il avait bien toute sa tête contrairement aux déclarations du directeur des théâtres impériaux d’alors, L. Teliakovski. Plus que toute autre chose, c’est le destin de son œuvre qui le préoccupait. Certaines d’entre-elles continuaient d’être présentées mais dans des versions qui ne satisfaisaient pas le maître.

« Je suis indigné par la déformation de ballets classiques où l’on insère inutilement des polkas et des danses modernes. Pourquoi un ballet classique ne bénéficie-t-il pas de la même protection qu’un opéra ou un drame connu ? Essayez d’introduire une valse quelconque dans un opéra et tout le monde vous éreintera, mais sur la scène moscovite, de tels attentats à l’intégrité des œuvres de ballets sont facilement admis »

La Gazette de Saint-Petersbourg, 8 janvier 1897

Petipa oublie opportunément que la pratique existait avant lui et qu’il l’a souvent lui-même utilisée. L’interpolation de Minkus dans la partition de Giselle pour la fameuse diagonale sur pointe, la Mazurka de Paquita ou encore la scène du jardin enchanté dans le Corsaire devenu une macédoine de compositeurs divers et laissant très peu de choses de la partition originale d’Adolphe Adam sont les exemples les plus connus des interventions de Petipa dans les ballets de ses collègues.

En 1861, le chorégraphe avait lui-même connu une querelle judiciaire assez retentissante à Paris lors de sa venue pour monter un ballet en un acte, Le Marché des Innocents, afin de mettre en valeur les qualités de sa femme. Lors de la soirée à bénéfice de Marie, il avait décidé de varier les plaisirs en interpolant un pas, La Cosmopolitana, créé par son collègue Jules Perrot pour le ballet Gazelda ou les Tziganes. Perrot avait refusé de lui donner la permission d’utiliser son œuvre et Petipa était passé outre. S’ensuivit ce que l’historien de la danse Ivor Guest qualifie de première affaire de « copyright » (droits d’auteur) concernant une chorégraphie. Les avocats tentèrent en effet à cette occasion de définir à qui appartenait une œuvre chorégraphique, tâche difficile dans ce cas car ni l’avocat de Perrot ni le public parisien n’avaient jamais vu la Cosmopolitana et l’artiste ne notait pas ses chorégraphies. Arthur Saint Léon dut donc témoigner en faveur de son collègue et attester qu’il s’agissait bien du même pas. L’avocat de Petipa, maître Chaix d’Est-Ange, un habitué des coulisses de l’Opéra, plaida que ce n’était pas tant le maître de ballet mais l’interprète qui faisait le pas par « sa grâce, sa force, son expression, tout les jeux de son corps et de sa physionomie » (sic).

Finalement, Perrot ne tira que 300 francs de dommages et intérêts des 10000 que son avocat réclamait et la soirée à bénéfice des Petipa eut un succès retentissant en raison de la publicité donnée dans la presse à l’occasion du procès.

Par un juste mais tout de même cruel retour des choses, Marius Petipa subit de telles trahisons à la fin de sa longue vie. À vrai dire, presque plus que les changements opérés dans ses ballets, c’étaient les reprises de ses chefs d’œuvre où les maîtres de ballets effaçaient son nom de l’affiche qui le mettaient hors de lui. Lors de son conflit avec Perrot, si l’on en croit ses Mémoires, il avait cité le nom de son collègue.

La scène des Dryades, Saint Petersbourg. Gravure russe.

Que reste-t-il donc du Don Quichotte de Petipa dans les productions actuelles ? La réponse à cette question est compliquée par le fait que Petipa fit lui-même deux versions très différentes de son ballet. La première pour le Bolshoï de Moscou en 1869 donnait une place plus importante au personnage éponyme et ne comportait pas de scènes des dryades. Dans la scène des moulins, assommé, Don Quichotte confondait la lune (de papier) avec sa bien-aimée. La lune pleurait puis riait pour la plus grande joie du public. L’œuvre était dans la tradition du romantisme avec de nombreuses scènes pantomimes et de multiples danses de caractère. Cette version était celle qui devait le plus à l’expérience de jeunesse de Petipa en Espagne. En 1871, pour la version petersbourgeoise, il inventa la scène fantastique des dryades mais ne connecta jamais ce moment de poésie à la scène des gitans et des moulins comme nous le voyons aujourd’hui (Don Quichotte envoyé dans les airs par ses ennemis de toile et de bois fait un rêve où Kitri, entourée de Cupidon et de la reine des Dryades apparaît sous la forme de Dulcinée). Elles étaient séparées par la scène de la place de Barcelone. Ce schéma moins dynamique donnait cependant plus de place au récit picaresque et au personnage éponyme quand aujourd’hui il n’est plus guère qu’un prétexte à raconter une histoire d’amour entre deux héros dotés de toutes les grâces de la nature.

Le premier à avoir changé substantiellement le ballet fut un élève de Petipa et ce fut du vivant du maître, en 1900. Petipa est tellement furieux contre son ancien élève qu’il rechigne à le nommer dans ses mémoires.

« Ce n’est nullement de ma faute si M. Gorski, pour faire plaisir à son protecteur [Teliakovsky], prit un autre chemin, et, me volant mes propres œuvres, commença à y introduire des innovations [à Moscou] qui ne témoignent guère en sa faveur ».

Gorski débarrassa pourtant la scène de Barcelone de tout ce qu’elle pouvait avoir de corseté en demandant au corps de ballet d’interpréter des personnages et de former un écrin « naturel » autour des évolutions solistes de Petipa. C’est lui qui eut l’idée de fusionner la scène des moulins avec celle des dryades. Était-ce une raison, lors de la reprise petersbourgeoise de cette production moscovite en 1902, d’effacer le nom de Petipa de l’affiche?

Maria Pavlova, artiste invitée à Moscou dans la version Gorski de Don Quichotte

Après la mort de Petipa (1910), d’autres altérations eurent encore lieu. Le grand Fandango qui ouvre l’acte III fut ajouté dans les années vingt et les années trente virent l’ajout de variations masculines soviétiques pour le danseur Vakhtang Tchaboukiani.

Selon le programme de l’Opéra de Paris, que reste-t-il de Petipa dans Don Quichotte ?

Les solos de Kitri, le duo de ses amies, et le trio qu’elles forment avec Basile dans l’acte I (la place de Barcelone), les variations de la reine des Dryades, de Cupidon et de Dulcinée/Kitri, ainsi que les évolutions du corps de ballet dans la scène de « la vision ».

Pourtant, si l’on regarde les différentes versions de cette scène, la seule chose qui semble les lier est l’usage pour le corps de ballet des ballonnés et de petits jetés en avançant. Le Kirov, dans les années 80 mettait des enfants sur scène habillés en Cupidon pour rappeler que Petipa en alignait 54 en 1871. La version ABT-Barychnikov fait évoluer le corps de ballet en cercles tandis que Noureev (pourtant habituellement fidèle aux passages traditionnels qu’il avait connus à Leningrad) créé une hiérarchie très géométrique entre un trio de tête, un quatuor secondaire et le reste du corps de ballet.

Petipa eut-il été satisfait ? Bien peu subsiste de son œuvre mais son nom est sur l’affiche et recouvre désormais ceux de ses collègues Gorski, Lopoukhov, Tchaboukiani et tant d’autres après eux.

2 Commentaires

Classé dans Hier pour aujourd'hui