Don Quichotte : un ballet de Rudolf Noureev?

Il est probable que Marius Petipa ne reconnaîtrait pas l’œuvre jouée sous son nom, y compris les passages assurés authentiques de sa chorégraphie, mais comme la version de l’Opéra de Paris porte également le nom de Rudolf Noureev, on peut, seulement vingt ans après sa mort, se demander légitimement ce qui fait de cette production un « ballet de Rudolf Noureev. » La réponse est subtile, car Noureev partait en général des versions qu’il avait connues au Kirov avant sa défection et n’intervenait que sur les passages les plus altérés de la chorégraphie, quand cela lui paraissait nécessaire à la bonne lecture de l’œuvre.

Dans Don Quichotte, ses interventions peuvent être listées des plus évidentes au plus subtiles.

Les ajouts chorégraphiques : ils concernent principalement le rôle de Basilio. Lorsque Noureev chorégraphia le ballet pour la première fois pour le Ballet de Vienne (1966), il était encore en pleine possession de ses moyens de danseur et le créa sur lui-même. Au premier acte, le barbier facétieux est donc crédité d’une première variation débutant par des tours arabesques et des petits ronds de jambe qui s’intercalent dans son badinage avec Kitri sur une « danse des marins » extraite de l’acte de la taverne. Puis, dans le pas de deux, il écope d’une variation débutant par des sauts à l’italienne pour préluder à son pas de trois avec les deux amies de Kitri.

Comme souvent, chez Noureev, les ajouts de substance pour les danseurs masculins se font d’entrée de jeu, afin de camper le personnage. Au deuxième acte, un pas de deux d’exposition entre Kitri et Basilio est réglé, assez bizarrement aujourd’hui pour nos oreilles, sur la rencontre du temple entre Solor et Nikiya dans la Bayadère. Les héros dansent également un pas gitan du cru de Noureev. Dans les ajouts, il faut également compter la scène du jardin magique des dryades qui ne garde que le motif du ballonné et des petits jetés qu’on trouve, sous une forme ou sur une autre, dans toutes les versions de ce ballet. Cette scène des dryades est plutôt un ballet post-balanchinien, un hommage à Thème et variations. Les groupes sont sévèrement hiérarchisés et les trois demi-solistes exécutent de redoutables pirouettes en dedans achevées en penché arabesque sur pointe. Pour la scène de la taverne, Noureev a créé un pas « synthétique » sur l’entrée de Kitri et Basilio où interviennent le toréador Espada et les deux amies de Kitri.

Les petites complications : Outre ses chorégraphies originales qui ne laissent guère de répit à ses interprètes, Noureev ajoutait souvent quelques petites « gâteries » dans le texte original. Ces ajouts ne sont en général pas des cadeaux et Le Don n’échappe pas à la règle. C’est dans le grand pas de deux du troisième acte qu’on les trouve. Basilio remplace les pirouettes en dehors attitude par des pirouettes assorties de temps levés avec petits ronds de jambes et termine sa variation non par une diagonale de tours en l’air mais par une série de tours en l’air sur place à droite et à gauche finis en arabesque. Il n’est pas sûr qu’il ait gagné au change. Kitri, quant à elle, souffre moins du changement, n’était la série de relevés sur pointe au ralenti qui remplace les échappés des versions traditionnelles et met accessoirement la danseuse à la merci du chef d’orchestre. Bien peu de choses, somme toute.

Un autre regard surtout : C’est un ensemble de choix qui fait qu’un ballet dans une version Noureev n’est jamais au premier degré ni écrasé par la relecture. Tout d’abord, Noureev aimait les archaïsmes qu’il utilisait avec parcimonie et discernement. Ici, la scène mimée présentant Don Quichotte et Sancho est un détail souvent coupé ou fortement écourté dans les autres versions. Il permet à ce personnage d’attirer la sympathie et de ne pas être un simple prétexte tout au long du ballet. Dans la scène des dryades, Kitri-Dulcinée apparaît derrière un rideau translucide portée par un homme en noir, quasi invisible au yeux du public. Ce procédé ancien confère une poésie délicieusement désuète à ce passage. Mais avant tout, une version Noureev ce sont des directions, une façon pointue d’orienter le mouvement pour en montrer l’incisive vérité. Dans la scène des gitans, très proche pourtant des versions russes, les lignes du corps de ballet, comme nettoyées des scories décoratives qui l’encombrent habituellement, sont orientées géométriquement vers le côté jardin où se trouvent les poursuivants de Kitri et Basilio. Du coup, on n’est plus dans le simple divertissement à couleur locale mais dans un prolongement du roman picaresque. Ce sous-texte permanent est peut-être l’héritage le plus fragile de Noureev. Gare aux lignes qui s’émoussent !

La dernière spécificité noureevienne de Don Quichotte, le rapport étroit du chorégraphe avec son décorateur de prédilection, Nicholas Georgiadis, est malheureusement perdue pour nous. Les références pour la version de 1981 étaient Gustave Doré (la chambre de Don Quichotte) et Francisco Goya. Chaque scène était une sorte d’espace fermé où transparaissaient des ciels d’orage : la tragédie derrière la farce ? La scène des Dryades semblait être un motif d’une dentelle précieuse qui se serait miraculeusement animée. Les costumes des divinités sylvestres, corsages lacés vert d’eau et coiffes compliquées avaient un chic aristocratique. La décoratrice de la version 2000 s’est contentée de replacer le ballet dans des décors et des costumes évoquant les productions dix-neuvième siècle de ballet et d’opéra. Cette érudition de bibliothèque tournante n’a, hélas, aucun panache. Il faudra attendre le mois de juillet 2013 pour retrouver, dans la production qu’apportera Manuel Legris avec le ballet de Vienne aux Étés de la danse, une version scénique conforme aux souhaits de Rudolf Noureev.

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