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Retrouvailles aux adieux. (Nouvelle hallucination de Cléopold)

L’Histoire de Manon, matinée du 13 mai 2012 : Clairemarie Osta (adieux à la scène), Nicolas Le Riche, Stéphane Bullion, Alice Renavand.

Opéra Garnier, couloir des saisons vers la rotonde du glacier. Deuxième entracte…

[ ?] : « Je disais donc »

Cléopold : « AAAAAAGhhhhhhrrrr ! (suée froide). Poin – Poinsinet ! Mais d’où sortez-vous encore ? Ça ne va pas de surgir justement là, ce pauvre couloir des saisons et du zodiaque, abandonné par les bars depuis 20 ans. Même en plein jour il a l’air lugubre ! »

Poinsinet : « J’arrive par où je peux… Vous avez vu cette porte sur votre droite… Il y a ici un petit escalier …. »

Cl. (cachant son intérêt sous une apparente sévérité) : « C’est bon, c’est bon. Au fait, merci pour le lapin… Je vous ai attendu la dernière fois au deuxième entracte ! Les gens me regardaient de travers poireauter dans le couloir d’orchestre côté jardin ! »

P. (l’air matois) : « Ne sommes-nous pas au second entracte ? N’est-ce pas Clairemarie Osta et Nicolas Le Riche qui dansent ? Où est le problème ? »

Cl. (frisant nerveusement sa barbe blanche) : « Vous vous moquez de moi. C’était le 21 avril à la première, nous sommes le 13 mai, c’est la dernière et les adieux de Clairemarie Osta ! ».

P. : « Comme le temps passe vite ! Avouez quand même que c’est quelque chose, cette représentation ! Vous avez-vu, au premier acte ? Dans le chef des mendiants, le petit Alu dansait aussi bien qu’il avait l’air sale, c’est tout dire ! Quelle musicalité, quel sens de la scène !! C’est pour dire, même Bullion n’a pas cochonné sa première variation. Bon, on ne peut pas dire qu’il soit très à l’aise dans le maquignonnage… L’expressivité, ça n’est pas donné à tout le monde… But still, comme disent les Anglais. Et puis notre Phavorin, de toute façon, il en fait pour deux, voire pour trois dans GM. Vous avez vu ça, dans la scène de la chambre, ce « dirty old man », ces regards lascifs, ces mains avides. Brrrr ! Dire qu’au temps de sa splendeur technique il aurait pu être le plus ˝soupir˝ des Des Grieux ».

Cl. (succombant une fois encore au babillage spectral) : « Oui, oui… Exactement… Et puis cet acte chez Madame ! Avez-vous remarqué ? Clairemarie est moins « pure » que le soir de la première. Dans sa variation, elle ne refermait plus tant les épaules à la vue de Nicolas Le Riche, elle le charme discrètement. Le 21, on avait presque le sentiment que les deux ne s’étaient pas parlé depuis le départ de Manon pour la couche de GM. Ici, on sentait vraiment que des Grieux était l’amant de cœur caché dans le placard. Ça rendait encore plus noble son désespoir. Et puis pas mal du tout Bullion dans la scène de soulographie… Ça avait du chien. Pour le coup c’est Renavand que j’ai trouvé un peu à côté de la plaque… C’était enlevé mais…

Mais au fait… La scène chez Madame ! Vous m’aviez laissé sur ma faim la dernière fois. Alors à QUI vous fait-elle penser ? »

J.H. Fragonard, « Portrait de Melle Guimard », circa 1770, Musée du Louvre.

P. (riant) : « Vous avez de la mémoire…. Oui, bien… Où en étais-je …. Mais allons, Cléopold, vous n’avez même pas une petite idée ?? Mais à La Guimard bien sûr ! Saviez-vous que la place de l’Opéra est sise sur une partie des jardins de son somptueux hôtel particulier de la rue de la Chaussée d’Antin ? D’ailleurs, le bâtiment lui-même a été déboulonné pour construire la rue Meyerbeer. Tout un symbole (petit rire fat). Donc, figurez-vous qu’au temps de sa splendeur, lorsqu’elle était la maîtresse du maréchal de Soubise, elle s’est fait construire un petit chef-d’œuvre de maison par Ledoux. La façade était constituée d’une immense aula à caisson barrée d’un portique ionique. Le dessus du portique recevait une statue de Terpsichore. À l’intérieur ? Des peintures d’un très jeune David, mais surtout, un théâtre de 500 places ! La célèbre danseuse, l’une des premières à avoir viré du genre noble au demi-caractère, recevait trois fois par semaine : il y avait le jour pour la haute noblesse, le jour pour les artistes, les littérateurs et le jour … pour les plus grandes courtisanes de la capitale. Ces soirées-là se terminaient toujours en orgie. On dit qu’on y représentait pour l’occasion des pièces d’un osé… »

Hôtel de la Guimard, rue de la Chaussée d’Antin. Architecte Ledoux, 1781

Cl. (s’esclaffant) : « Il est clair que je ne verrai plus jamais de la même manière le lourd rideau rouge par lequel entrent et sortent les invités de Madame. Je comprends mieux le désespoir de des Grieux dans son solo si tout ce petit monde était en train de se rendre au théâtre de la Guimard.

D’ailleurs, c’était plutôt bien ce soir, en termes de jeu. Vous avez vu, Poincinet, comme mesdemoiselles Bellet et Mallem se crêpaient allégrement le chignon pour le sourire ravageur et les lignes souveraines d’Audric Bézard ? Et la petite Guérineau en prostituée travestie ; ce joli mélange entre un plié moelleux et une arabesque tendue comme un arc ?»

P. : « Et ça n’a pas toujours été le cas… Figurez-vous qu’il y a … ma fois presque 15 ans déjà, lors de la dernière reprise, je faisais semblant de manger à la cafétéria de l’Opéra… Feu la salle fumeur ! Quand je vois débouler plateau à la main… »

Cl. (avide de potins) : « QUI ? »

P. (raide comme la justice) : « Ah ne m’interrompez pas ou je m’en vais sur le champ ! »

Cl. : « Je me tais »

P. : « …Sylvie Guillem, elle-même ! Elle avise un groupe de garçons, ceux-là mêmes que j’avais vu la veille avec une autre danseuse dans le fameux passage des portés. Elle s’invite à leur table et leur dit en substance : – Bon les garçons, j’ai vu ce que vous faites. Il n’y a pas à dire vous êtes tous beaux, vous dansez tous bien … Personne ne contestera ça… Mais alors le jeu ! Mais vous n’êtes pas censés être beaux. Toi, tu es plutôt fétichiste, toi tu es narcissique. Racontez-vous une histoire les gars !

Comme c’était dit directement ! Le soir, à la représentation les gars étaient dé-chaî-nés. J’ai beaucoup ri… Melle Guillem, elle… Eh bien juste ce soir là elle était un peu trop cérébrale… Difficile d’être répétiteur et interprète dans la même journée. Ce n’est pas comme dans cette vidéo que vous avez certainement vue sur Youtube… »

Cl. (ébahi) : « Vous utilisez Youtube ? »

P. (haussant les épaules) : « Le temps n’a plus de prise sur moi, ça ne veut pas dire que je ne vis pas avec votre temps.

Bon, là, les porteurs de la Scala, ne brillent pas nécessairement par la personnalité… Mais elle ! Pensez qu’elle a sur cette vidéo… Mais non, je me tais. Sûr en tous cas qu’elle n’aurait pas excité la cruelle verve des caricaturistes anglais comme La Guimard lors de sa tournée d’adieux en 1789… Et pourtant, celle là, on la disait éternellement jeune grâce à son art du maquillage. Mais ce n’est pas tant le visage que la technique qui parle chez Melle Guillem… Et puis, ses partenaires de 1998… Je crois que la plupart d’entre eux ont atteint les rangs les plus convoités de la hiérarchie de la maison… »

C. : « Qui ? Qui ??? »

Poinsinet : « Tiens, Cléopold, voilà votre compère James qui s’approche. »

Cléopold : « Où ça ? »

Et quand je me suis retourné… Il était parti. James s’est encore moqué de moi, le bougre…

La Guimard en 1789. Caricature anglaise.

Restait le 3e acte… Mademoiselle Osta s’y est montrée encore une fois poignante. Bête fragile et effrayée sur le port de la nouvelle Orléans et enfin, dans la scène des marais, semblant tourner autour de Le Riche-des Grieux comme un papillon autour d’une lanterne, elle s’est brisée soudainement à son contact…

Quand le rideau s’est relevé, que la nuée de paillettes dorée est tombée des hauts du théâtre… Il m’a semblé que c’était des larmes de regret… Quitter la scène quand on est en pleine possession de ses moyens et qu’on a pour soi le merveilleux don de la juvénilité… Quel gâchis ! Au moins, Clairemarie n’aura-t-elle pas eu des adieux « à la Guimard ».

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Ah! Perfide Manon!

L’Histoire de Manon, Représentation du 11/05 : Isabelle Ciaravola, Florian Magnenet, Alessio Carbone, Nolwenn Daniel.

À quoi reconnaît-on un artiste ? À sa capacité à répondre chaque soir différemment à la proposition de son texte, qu’il soit littéraire, musical ou corporel, mais aussi aux différences de tempérament de ses partenaires. Par le hasard des – encore une fois trop – nombreuses blessures, Isabelle Ciaravola a dû passer l’épreuve du feu plus souvent qu’à son tour. Et le résultat, il me semble, a dépassé toutes les attentes. L’autre soir, elle devait interagir avec un des Grieux et un Lescaut différents. Des Grieux était incarné par Florian Magnenet, un danseur qui semble présenter des similarités physiques avec Mathieu Ganio (son partenaire du 4 mai) mais qui s’avère radicalement différent dans son registre de mouvement et d’interprétation. Des Grieux-Magnenet n’est sûrement pas un poète, c’est un homme d’action. Il n’est jamais aussi à l’aise que dans la véhémence. Dans ces moments-là, il est servi par ses très belles arabesques et ses ports de bras de danseur noble. Il ne danse pas, il porte ses arguments. Dans la scène chez Madame, après que Manon lui eut montré ses diamants pendus au cou, aux oreilles, attachés aux poignets ainsi que sa belle robe diaprée et lui eut posé la question « et toi, que peux-tu m’offrir ? », il semblait se briser d’un coup ; et toute sa belle architecture de s’affaisser aux genoux de sa cruelle maîtresse. Manon-Ciaravola, jusqu’alors parfaite courtisane froide, peut-être même attirée par son riche amant (Arnaud Dreyfus, un GM au regard de porcelaine qui évoque la douceur des portraits de Nattier avant de révéler brusquement sa cruauté profonde), se rend alors sans condition.

Car face à Florian Magnenet, la Manon d’Isabelle Ciaravola n’est pas une amoureuse inconditionnelle. Elle est toute en revirements et en retours de flamme. Elle subit la mauvaise influence de son frère Lescaut  – enfin dansé avec la maîtrise technique nécessaire par Alessio Carbone. Dès le premier tableau, on a le sentiment que ces deux-là ont déjà roulé dans la farine plus d’un vieux galant. Dans la scène de la chambre avec GM, tandis que le soupirant émoustillé s’oublie presque dans la contemplation de pieds divins (et nous avec, avouons-le), Manon et Lescaut semblent jouer une partition bien réglée. Lescaut-Carbone est une sorte de Mercutio perverti. On est triste de le voir assassiné froidement à la fin du 2e acte.

Tout cela rend le dernier acte encore plus poignant. La scène du viol par le geôlier (Aurélien Houette) atteint une intensité quasi-insoutenable. C’est le moment où on réalise que Manon a changé. L’acte sexuel imposé la révulse et plus encore sa rémunération, un bracelet très semblable à celui que des Grieux avait eu tant de mal à lui arracher à l’acte précédent. Dans la scène des marais, même les petites imperfections viennent créer du sens. Le partenariat un peu « brut de décoffrage » de Magnenet, ainsi que sa tendance à prendre trop d’énergie dans les tours créent un sentiment d’urgence. Manon ne s’éteint pas comme le 4 mai, elle décède brusquement à la réception d’une pirouette en l’air… L’instant d’avant, le corps était encore vibrant et soudain, il ne restait plus que les extrémités ballantes d’une marionnette martyrisée…

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Le premier des Grieux, Anthony Dowell.

Anthony Dowell a créé le rôle de des Grieux en 1974. Il y a été filmé en 1982 aux côtés de Jennifer Penney. Nous avons toujours été étonnés de la réserve de ceux qui l’avaient connu et aimé dans ce rôle à l’égard de cette vidéo où il se montre pourtant un héros passionné et un pur technicien.

Mais pour comprendre ce qu’était le parfait danseur noble à l’anglaise, Anthony Dowell, il faut regarder cette vidéo entre 3’36 et 5’15. Il s’agit de la variation au bois du prince dans la Belle au bois dormant.

Appréciez la ligne infinie de l’arabesque, le profond et moelleux plié (4’10) qui permet au danseur de paraitre naturel dans les sautillés arabesque (entre 4’26 et 4’31) très inhabituels pour un danseur masculin. On ne peut qu’admirer la façon dont ce prince achève une série de pirouettes en dedans par un développé en 4e devant soutenu sous la cuisse. Un rêve… Un pur moment de poésie.

On ne peut également s’empêcher de penser, d’une part que MacMillan n’a pu qu’utiliser ces qualités de plié et de développé pour créer la chorégraphie de des Grieux, d’autre part que Noureev, qui dansait aux côtés de Dowell à cette époque, n’a pu que s’inspirer de cette noblesse détachée mais sans froideur pour ciseler les corps des danseurs de notre opéra national… Ceux-là même qui ont accueilli Manon au sein de leur répertoire il y a plus de 20 ans.

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Manon, dans les limbes…

« L’Histoire de Manon », représentation du 4 mai 2012. Manon : Isabelle Ciaravola; Des Grieux : Mathieu Ganio; Lescaut : Yann Saïz; La maitresse de Lescaut : Nolwenn Daniel; Monsieur de G.M. : Eric Monin [un élégant aristocrate peu soucieux du reste de l’humanité]; Le chef des mendiants : Hugo Vigliotti [Si tous les édentés hirsutes pouvaient danser comme lui!].

Avez-vous déjà fait l’expérience de ces soirées impatiemment attendues qui s’avèrent finalement être un nid de frustrations ? C’est ce que j’ai vécu lors de la soirée du 4 mai à l’Opéra. Pensez ! Ciaravola-Ganio dans « L’Histoire de Manon ». C’était une fête chorégraphique à laquelle je m’attendais… Et ? Et bien pendant les deux premiers actes, je suis resté extérieur à l’Histoire.

La faute aux interprètes ? Non… La faute à pas de chance. Il y a des jours où la fatigue vous tient à distance de toute source de plaisir… Et dans ces moments là, votre pratique assidue d’une compagnie et de son répertoire s’avère un sérieux handicap. Vous les voyez, tous ces petits défauts qui passeraient inaperçus un autre soir. « Tiens, telle courtisane n’est pas en ligne… », « Oh, la perruque rousse de Nolwenn Daniel ne lui va pas au teint. Dommage, elle joue avec plus de chien que Renavand », ou encore, « Si seulement David Wall voulait bien rajeunir de trente ans et venir danser Lescaut en « guest »… Il a de bonnes intentions, Saïz, il est dans le rôle… Mais alors les pieds… Kader, REVIENS !! ». Il y a aussi : « c’est curieux, ce soir, Mathieu Ganio a des pliés en fibre de verre… Mais quelles lignes, tout de même ! ». Mais le pire est à venir : « C’est quand même sacrément intelligent ce qu’elle fait, Ciaravola. Quelle beauté, quelle maîtrise. De la belle ouvrage »… Et là, vous savez que vous avez touché le fond, quand vous voyez toutes les qualités mais que vous n’êtes capable de les appréhender que par l’intellect tandis que votre cœur reste froid.

Je vous laisse deviner les pensées moroses qui m’ont traversé l’esprit pendant les des deux entractes… La déambulation automatique de l’avant foyer, où s’agglutine autour de deux petits bars une foule en quête de médiocres sandwiches et de mauvais vin, au grand foyer, du grand foyer à la loggia – malgré le temps maussade – et de la loggia à la rotonde du glacier, cet espace grandiose honteusement inutilisé tandis qu’un restaurant prétentieux et peu accessible a été ouvert dans l’ancienne entrée couverte des voitures d’abonnés.

Non, décidément la vie était bien cruelle…

C’est désabusé que je réintégrai ma loge pour le troisième acte…

Et là… Le miracle s’est finalement produit. Dès les premières mesures entonnées par l’orchestre, j’ai pu dire que le mauvais sort était rompu. Mes récepteurs fonctionnaient à nouveau. Le tournoiement festif des filles de la Nouvelle-Orléans a titillé mes sens endormis, j’ai même supporté stoïquement la fastidieuse scène de l’arrivée des prostitués… Et puis, ils sont apparus en haut de la passerelle du bateau, étroitement et pitoyablement enlacés. Elle, à la fois méconnaissable et immanquable… Ses longues jambes encore infusées par l’énergie vitale mais le buste, si petit, dolent comme la corolle d’une fleur fanée, lui, avec ses lignes infinies et son lyrisme naturel… Comme j’ai aimé haïr Aurélien Houette, brutal geôlier, insensible au touchant désespoir de des Grieux. Le pas de deux des marais m’a remboursé de tout ce que j’avais pu manquer auparavant. Ici, le fragile Ganio-des Grieux volait plutôt qu’il ne dansait, avec de l’énergie pour deux, tandis que Manon-Ciaravola semblait hagardement se mouvoir dans une des bolges les plus désolées de l’enfer de Dante. Les corps des amants se frottaient au plus près, dans une sorte d’osmose qui rendait les acrobatiques doubles tours en l’air de la ballerine dans les bras de son partenaire encore plus époustouflants qu’ils ne le sont habituellement avec, en prime, ce plus métaphorique -les aspirations et le triste retour à l’inéluctable réalité- qui fait toute la différence. Dans son aveuglement amoureux, des Grieux Ganio ne voit même pas immédiatement qu’il danse déjà avec une morte.

Finalement, une fois le rideau fermé… J’ai eu le sentiment d’avoir assisté non pas tant à un ballet dramatique qu’à une Sylphide du XXe siècle, un ballet romantique des temps modernes.

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Manon: « Beautiful girls »

L’Histoire de Manon on May 3, 2012

I was chatting with a charming young woman during intermission as we waited our turn at the bar.  The bartender gazed into her doe-like eyes and then seemed to need to read her smiling lips in order to understand that all she was asking for was a glass of white wine. He murmured “sept euros” (outrageous price) several times because he couldn’t see the money on the counter before him.  Then he turned to me, sloshed the rest of the bottle in a glass, pushed it over the counter and exclaimed cadeau, Madame, car c’est la fête ce soir!

Youth and beauty prove an intoxicating mix.

People behave differently towards beautiful girls.  They get stared at, fussed over, petted, and rarely hear the word “no.”   Beautiful girls begin to think that’s normal.  Beautiful girls have it easy. [This applies to beautiful boys, too.  Read Daniel Hamermesh’s recent “Beauty Pays.”  His research shows that in the US  men of equal qualifications are not equal:  over a lifetime, handsome men earn thirteen percent more than the least handsome].

May 3rd’s Manon, Isabelle Ciaravola, is a beautiful woman. You can’t decide whether you want to lock the binoculars on the doe-like eyes in her heart-shaped face or on her tapering legs and perfectly-arched feet.  But more to the point, she is most intelligent in the way she uses that beauty to serve ballet.  You can banish the word “gymnast” when watching her legs move.  Yes, the arches would make any dancer scream with jealousy, but the way she dances through them even more.  She’s one of the few who make me regularly forget that she’s wearing pointe shoes.  As the  ballerinas in impossible Romantic lithographs (see Taglioni’s image on the left) you feel it just might be possible for her to pause, barefoot, on tippy-toe, atop a flower.  Her arms never stop furling and unfurling as she melts from one phrase into the next.  Her face glows, always alive and responsive, her eyes alight.

Ciaravola’s eyes are never brighter than when interacting with a partner.  In Mathieu Ganio she’s found her ideal counterpart.  He is just as beautiful for exactly the same reasons. When they work together their lines and alignment, their similar musicality, their  phrasing and theatrical instincts merge to make them seem like the two halves of one soul. The harmony appears so natural you actually wonder if they need to rehearse. Sibley and Dowell used to make me feel this way.

I’ve enjoyed  watching Ganio grow from the 19-year old baby étoile into a real man.  And this brings up a question.  Our culture appears to no longer simply fear growing old but even tries to avoid growing up while at the same time demanding more and more camera-ready “authenticity.” If Manon and Des Grieux are supposed to be teenagers, can any performers but teenagers be believed by a modern audience?

It’s a sad fact that actors and dancers will attest to: for most of your career your body and your interpretive skills develop, mature, or fade at wildly different rates. I am sooo tired of hearing the same old about whether a woman no longer age fifteen should be permitted to play Juliet or whatever.  But is youth all you need to project youthfulness?  Do you need to have acne, pigtails, and awkward manners?  Is being young tied to the calendar or is it a state of mind?  Ciaravola opted for the latter.

As she must know what it means to be beautiful, Ciaravola used it. Her Manon exhaled a kind of emotional virginity, a sense that life would always be fun because people are nicer to beautiful girls (and if people act weirdly around you, well that’s kind of funny too).  You could almost see the outlines of a cocoon sheltering the utter innocence of this pampered and oblivious child.  Ciaravola’s Manon, even as her love for Des Grieux continually grew and deepened along with her irresponsibility, seemed incapable of understanding that anything bad could ever happen to her.  As late as the second bedroom duet, her stubborn refusal to give up either her lover or all the pretty baubles made perfect sense.  Beautiful girls have a right to “have it all.”  This made Act III all the more heartbreaking. Manon lost her will to live when forced to face the way the world too often works: filled with ugly-hearted people who envy youth and beauty and seek to destroy it.  You must abandon that doe-eyed and childish innocent trust in others, which is perhaps the most beautiful thing of all, in order to survive in the adult world.

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Manon – 1974

Antoinette Sibley created the part of Manon in 1974. In this rare footage, she dances the bedroom Pas de deux with David Wall who himself created Lescaut (her wicked and altogether charming brother).
She embodies the light and crystaline quality of the dance that she inherited from Ashton. Once again, interesting comparisons are to be made with the interpretations of our Parisian dancers, past and present.

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Manon côté jardin (une hallucination de Cléopold)…

Gravure extraite des "Petits mystères de l'Opéra". 1844

L’autre soir, au premier entracte de la première de L’Histoire de Manon, je sortis de ma baignoire encaissée, et m’approchai de la porte de l’orchestre côté jardin. Dans le corridor pourpre qui conduit à la salle. Je fus effrayé par un caverneux « BONSOIR ! »

Cléopold : « Ahhhhrg ! … Ah mais c’est toi, Poinsinet, tu m’as fait peur, mais d’où sors tu ? Pas de l’orchestre tout de même ? »

Poinsinet (renfrogné) : «Et pourquoi pas ! Il fut un temps où je donnais rendez-vous à mes amis à côté de la stalle 85. C’était dans un autre théâtre, il est vrai.»

C (interloqué) : «C’est que tu es d’une humeur maussade ce soir… tu n’aimes pas l’interprétation d’Osta ? Je la trouve idéale !»

P : «Moi aussi, bien sûr… Très émouvant le premier pas de deux… Mais ne change pas de sujet… Il va falloir se justifier.

C : «??»

P : «Alors comme ça, on décrit la Manon d’Aumer « comme si on y avait été » et on ne cite pas ses sources… Ça manque d’élégance. TU aurais pu parler de MOI, tout de même, l’impérissable auteur « d’Ermelinde », chuté par une injuste cabale en 1767 et encore plus injustement condamné après ma mort à errer dans les couloirs de l’Opéra jusqu’à ce que j’accepte de la renier. Un malheur auquel tu dois de savoir tout ce que tu sais aujourd’hui sur la période 1830 à l’Opéra ! MOI , j’y étais!!… encore …  Et d’ailleurs j’y suis encore»[Regard vaguement halluciné].

C (barbe hirsute…) : «Bon d’accord, je n’ai pas cité mes sources mais si je l’avais fait, ce n’est pas toi que j’aurais cité. C’est Ivor Guest et son « Romantic Ballet in Paris » qui m’ont donné la substance de mon article…»

P (encore plus renfrogné) : «Ivor Guest… Hum !!… Encore un à qui j’ai tout appris et qui ne cite pas ses sources… Les Écrivaillons, les Historiens, les Musiciens… Tous des gâte-sauces ! C’est comme cet Albéric Second qui m’a ridiculisé dans « les petits mystères de l’Opéra »

C (cherchant désespérément à changer de sujet) :  « Ça évoque ton monde, cette Manon, non ? »

P : « Si on veut. Manon, c’est une histoire qui a été écrite avant que je ne sois né et la période décrite par Prévost – un homme délicieux ! – est très circonscrite. Savais-tu par exemple qu’on peut dater très précisément l’action de Manon Lescaut entre 1717 et 1721 ? »

C : « Non. Et comment ça ? »

P (un sourire fat) : « La Louisiane, mon cher ! La Louisiane… Figure-toi que la déportation là-bas des demoiselles de petite vertu n’a été appliquée qu’entre 1720 et 1721 !

Le théâtre de l’époque aurait bien convenu à l’esthétique déliquescente de Nicholas Georgiadis. On disait que le seul avantage de cette première salle du Palais royal – où Molière a joué, quand même ! -, c’était qu’elle était tellement mal éclairée qu’on ne pouvait pas voir la saleté des tentures !

À l’époque à laquelle MacMillan et Georgiadis ont situé l’action, cette période pré-révolutionnaire, on avait changé de salle. Mais dans laquelle se trouvait-on? Tout dépend. Ils ont été moins précis que Prévost dans la chronologie. La nouvelle salle du Palais royal (luxueuse celle-là !) n’a duré que jusqu’en 1781. Elle a brûlé, comme l’autre d’ailleurs.

Et puis, on avait aussi complètement changé de période chorégraphique. Noverre était passé par là. Plus de danseurs masqués et perruqués de noir ! Ce n’était presque plus Gaëtan (Vestris), c’était déjà Auguste (le fils !). C’était les débuts du ballet d’action, quoi. RIEN à voir avec ce qu’on voit ce soir, remarque… La Pantomime s’intercalait beaucoup plus avec les passages dansés. Même si les Français n’ont pas tout à fait succombé au dé – plo – rable goût des Italiens pour l’action mimée…

Tiens, cette scène chez « Madame » que nous allons voir à l’acte II, tu sais à qui elle me fait penser ?? »

C : « Euh non ? À qui ? »

DRRIIIIIIIING

P : « Plus tard mon cher, c’est la fin de l’entracte, il faut que je me faufile dans les coulisses… Rendez-vous au même endroit au deuxième ! »

To be continued…

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Manon de MacMillan ou l’art du pas de deux. Vidéo commentée.

Manon, aujourd’hui reconnu comme un chef d’œuvre de MacMillan, n’a pas été d’emblée accepté comme tel. Le public l’a adopté presque instantanément mais la critique a fait grise mine. Ceci tient sans doute à l’histoire mouvementée de sa création. Antoinette Sibley s’étant blessée pendant les répétitions, le rôle de Manon a en en fait été créé sur deux danseuses. Sibley et Jennifer Penney. Il a donc fallu du temps pour que le personnage central se mette en place. Manon semblait donc à la critique l’addition des grandes qualités et des petits défauts du chorégraphe.

En 1974, Arlene Croce, la critique du New York Times, écrivait :

Le soir de la première, quand des Grieux se présentait à Manon, il semblait dire : « Madame, je suis Anthony Dowell. Remarquez mes tours, mon parfait développé en attitude devant ». Et sa réponse était : « Si vous êtes Anthony Dowell… Je dois être Antoinette Sibley ! Faisons un de nos [fameux] pas de deux Sibley-Dowell ». Et ils se sont exécutés.

Pour cruelle qu’elle soit, cette critique met le doigt sur un aspect central des ballets d’action de MacMillan. Le pas de deux comme entité narrative. Depuis son Roméo et Juliette de 1965, le génie particulier de MacMillan dans ce domaine était évident. Roméo et Juliette, c’est même beaucoup de pantomime intercalée entre les soli et les pas de deux. Dans Manon, MacMillan chorégraphie plus pour les ensembles mais ce qu’on retiendra, ce sont les quatre grands pas de deux et deux solos pour chacun des protagonistes principaux qui se répartissent sur trois actes.

Voyons comment ils sont construits au travers de l’un d’entre eux, celui de la chambre (Acte 1, scène 2) sur une page de la Cendrillon de Massenet [acte 1, air « résigne toi Cendrille »]. Notez la référence picturale au célèbre « Verrou » de Fragonard.

J’ai choisi une vidéo parisienne des années 90 avec Isabelle Guérin et Manuel Legris. La qualité de l’image est médiocre mais le souffle passe et les interprètes y déploient cette qualité française, loin des minauderies qu’on peut voir parfois dans ce ballet.

Si MacMillan avait voulu s’affranchir de l’Opéra éponyme de Massenet en ne choisissant que des pages extraites d’autres oeuvres du compositeur, on peut dire cependant que le pas de deux est véritablement construit comme un duo d’Opéra, à savoir qu’il se divise en une sorte de récitatif dansé qui évite soigneusement l’exposition des sentiments par la pantomime (du début à 2mn 50), suivi de ce qui peut être à proprement parler « le pas de deux » (jusqu’à 4mn55).

Dans la première partie, le récitatif, le charme de Manon est exposé : le naturel avec lequel Isabelle Guérin jette la plume de Des Grieux (à10s) ou encore sa façon de « virevolter » en déboulés autour de son  amant (à 24s) démontrent à la fois son charme sans affectation ainsi que son emprise sur lui. La danse est loin d’être absente et les amants sont presque présentés sur un pied d’égalité. Regardez la pirouette en dehors agrémentée de petits ronds de jambe qui s’achève en développé arabesque (55s =>1’20). Cet enchainement, reproduit presque exactement par des Grieux, semble exprimer l’accord profond des deux amants. Le récitatif dansé s’achève sur une série de mouvements d’adage qui laissent le spectateur respirer sur la musique (2’08=>2’50). Des Grieux dépose lentement Manon, droite comme un « i » au sol en la tenant par la nuque, elle se love dans ses bras et, quand on s’y attend le moins, elle passe d’une pose assise sur ses genoux à un développé en arabesque penchée. C’est le moment choisi pour un long et langoureux baiser.

Le pas de deux lyrique peut alors commencer (2’50=>4’55). On y retrouve de nombreux caractères du style MacMillan : des portés acrobatiques hérités de la danse soviétique, nécessitant une grande souplesse de dos de la part de la ballerine et une force peu commune chez le garçon. L’argument n’est cependant jamais oublié. À un moment, des Grieux semble se préparer à faire tournoyer sa partenaire tel un lanceur de marteau dans une compétition olympique (3’15), c’est pour la retrouver une fraction de seconde gracieusement étendue en arabesque à ses pieds. On y trouve aussi des promenades décalées très aérodynamiques (à 3’50) – le partenaire se tient souvent très éloigné de sa ballerine donnant un côté respiré à l’ensemble -. Regardez également, le porté à la fois bizarre et charmant ou Manon exécute de petites cabrioles, presque assise dans les bras de son partenaire. Aidée des mouvements de bras du danseur, elle semble se transformer en blanche colombe (3’57). MacMillan a ce génie de la pose finale qui vous permet de fixer dans votre mémoire l’enchaînement qui l’a précédé. Il n’hésite pas à reproduire une à deux fois la prouesse pour vous y aider. Mais loin d’une répétition, un procédé somme toute très classique, il continue à vous mener vers une plus fine compréhension du sens du pas de deux. Ici, au travers de l’acrobatie, c’est le sentiment d’absolue confiance qui règne entre Manon et des Grieux. La duplicité de Manon, c’est dans son pas de trois avec GM et Lescaut ou encore dans la scène chez Madame qu’on la trouve. À ces moments, elle développe des mouvements plus affectés des épaules et des poignets. Mais dans tous ses pas de deux avec des Grieux, c’est la candeur des sentiments qui règne en maître.

Un pas de deux de MacMillan, surtout dans Manon, cela se termine au sol (4’34 à la fin). Combien de variations peut-on trouver au thème de l’enlacement amoureux ? Une infinité, vraisemblablement.

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Manon : fini de jouer

L’Histoire de Manon – Ballet de Kenneth MacMillan d’après le roman de l’abbé Prévost –  Musique: Massenet ; Décors: Georgiadis. Opéra de Paris. Représentation du 21 avril (Osta, Le Riche, Bullion, Renavand, Phavorin)


Est-ce vraiment une œuvre britannique ? Au soir de la première de L’Histoire de Manon, porté par le chic du corps de ballet, la beauté des costumes et les couleurs de l’orchestre, on s’est pris à se demander si ce ballet n’était pas fondamentalement parisien. Et puis, toutes les parties d’ensemble – notamment les scènes de foule dans la cour de l’hôtellerie au début et la danse des trois garçons au deuxième acte – avaient un fini, une délicatesse, une légèreté qu’on voit rarement ailleurs.

Et Manon, est-ce vraiment un rôle difficile ? On en douterait presque, à voir danser Clairemarie Osta, qui paraît se laisser porter par la chorégraphie de MacMillan. Laquelle, dense et dramatique, aide sans doute beaucoup. Mais donner l’impression que cela coule de source relève, bien sûr, de l’art de l’interprète. Dans le premier tableau, Mlle Osta a les bras et les mains qui badinent comme les branches et les feuilles d’un arbre. Elle n’est pas femme-enfant pulpeuse comme Tamara Rojo, elle est femme-printemps. Contente de plaire, elle saisit les aubaines plus qu’elle ne calcule, et quand elle cède à Monsieur de G.M., on voit son incrédulité devant le luxe – qui est, selon une définition chipée à Claude Habib, ce à quoi on s’habitue tout de suite. En femme-trophée à l’acte II, elle joue son rôle confortable, que la présence de des Grieux perturbe (quand elle l’aperçoit, son buste se crispe).  À la fin de l’acte III, dans les marais de Louisiane, on voit déjà, dans ses bras, la rigidité de la mort. Elle ne saute pas dans les bras de son amant, elle y fait la toupie. Ce n’est presque plus dansé. Fini de jouer.

Nicolas Le Riche ne s’est pas montré un des Grieux complètement idéal : son solo devant Manon lors de la scène de l’auberge fait trop séducteur aguerri et il manque de légèreté. En revanche, il est éloquent dans la variation de l’acte II où il rumine, solitaire, contre la trahison de Manon, et tous les pas de deux – notamment celui de la chambre, dont Cléopold nous donnera bientôt une analyse commentée – fonctionnent très bien.

À Londres, le rôle de Monsieur G.M. est généralement confié à des danseurs plutôt âgés et épais, dont la passion prend un tour plus libidineux que libertin. Stéphane Phavorin est, au contraire, un fin aristocrate gourmé au long cou. On le croirait tout droit sorti d’un tableau du XVIIIe siècle.

En Lescaut, Stéphane Bullion n’est pas assez brillant dans sa variation pyrotechnique de l’acte I. Durant la soirée dans l’hôtel particulier de Madame, il fait bien le pitre – à la fois en danse et en expressions – mais globalement, on attend plus de mordant dans le rôle. Alice Renavand, légère et spirituelle, donne en revanche entière satisfaction. Il y a de la Kitri chez cette ballerine. Allister Madin est un chef des mendiants vif, léger et spirituel. Après son Idole dorée il y a quelques semaines à Bastille, voilà encore un rôle qui lui réussit.

Koen Kessels sauve l’année Massenet. Sa direction musicale, bien plus fine que la battue sans esprit d’Evelino Pidò dans l’opéra Manon, massacré il y a quelques mois à Bastille, rend mieux justice au compositeur. Merci pour lui.

 

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Manon au miroir (de son époque)…

Pauline Montessu dans Manon, costume par Lecomte, 1830.

La première mouture chorégraphique de Manon n’a pas été créée à Londres mais bien à l’Opéra de Paris, alors nommée Académie royale de Musique. C’était le 3 mai 1830, à la toute fin de la Restauration. Autant dire que l’argument du ballet s’éloignait drastiquement du roman de l’abbé Prévost. À cette époque, l’Opéra dépendait encore de la « maison du roi » et le roi n’était autre qu’un ex-polisson, repenti jusqu’à la bigoterie, Charles X. À la tête de ce ministère, se trouvait un autre gentilhomme ultra, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, assez bien pensant pour avoir « fait rallonger les jupes des danseuses ». Trente ans plus tard, les auteurs d’ouvrages sur l’Opéra raillaient encore le pudibond ministre. Pour sa décharge, il faut avouer qu’il y avait fort à faire au sein de la maison, où les archives n’étaient guère tenues et où les passe-droits (notamment le passage salle-scène) prenaient vite force de droit coutumier. Or la licence était d’autant moins bien vue que, dix ans auparavant, le duc de Berry avait eu la mauvaise idée de se faire assassiner à la sortie de l’Opéra, un soir où il venait visiter sa maîtresse, une danseuse.

Pauline Montessu : Les artistes contemporains, 1832

Pauline Montessu, la créatrice du rôle, était elle même la maîtresse du directeur de l’Opéra, Lubbert. Elle avait dû longtemps attendre une opportunité car sa rivale, Lise Noblet, avait des attaches encore plus haut placées. Mais pour Sosthène de La Rochefoucauld, si la licence régnait quelque peu dans les coulisses, elle n’aurait pas droit de cité sur scène.

Le livret d’Eugène Scribe découpait l’action en trois actes. La musique était une des premières compositions pour la scène de Fromental Halévy. Il y avait introduit le premier leitmotiv de l’histoire du ballet et s’était amusé à pasticher des chansons populaires du XVIIIe. Aumer signait là sa dernière chorégraphie pour l’Opéra.

Le premier acte s’ouvre dans les jardins du Palais Royal (scène 1). Des Grieux (Ferdinand) signe étourdiment ce qu’il croit être une reconnaissance de dette à un sergent recruteur pour pouvoir acheter un bracelet précieux à Manon (Montessu). Pendant ce temps, celle-ci accepte l’invitation du marquis de Gerville (GM) de se rendre à l’Opéra. S’apercevant de sa méprise, Des Grieux fausse compagnie aux soldats d’incorporation et se précipite à la poursuite de sa belle. Il arrive à l’Opéra alors qu’on donne un ballet (scène 2) mais est rattrapé par les soldats avant d’avoir pu rejoindre Manon.

A l’acte II, on retrouve Manon chez GM. Elle y reçoit une leçon de danse de Camargo (excusez du peu!). Elle apprend alors le sort de des Grieux et supplie GM de le libérer. Celui-ci n’y consentira que si Manon accepte de devenir sa maîtresse et de ne plus revoir son jeune amant. Mais voilà que des Grieux, qui s’est encore échappé, entre par la fenêtre (quelle santé!). Les deux amants s’apprêtent à fuir quand ils sont surpris par GM. Des Grieux est arrêté et Manon condamnée à la déportation en Louisiane.

A l’acte III, on voit Manon intercéder dans sa prison pour la jeune esclave Niuka (Marie Taglioni, qui allait créer quelques mois plus tard le ballet des nonnes de Robert le Diable). Elle subit les avances appuyées du geôlier Synelet (Aumer, le chorégraphe du ballet). Mais des Grieux qui l’a suivi jusqu’aux Amériques (quelle santé, mais quelle santé!!) est parvenu à soudoyer un gardien pour rejoindre celle qu’il aime. Avec l’aide de Niuka, tout ce petit monde s’échappe de prison et fuit dans le désert. Manon y meurt d’épuisement alors qu’une troupe, menée par le nouveau Gouverneur de Louisiane (GM ! Ne me demandez pas comment et pourquoi ?) venait pour les sauver… Des Grieux, tel Albrecht dans certaines versions de « Giselle », mourait avant le baisser du rideau.

Dans cette version, Manon n’était donc pas la courtisane qu’on attend bien souvent lorsqu’on évoque le roman de l’abbé Prévost, mais une gentille étourdie, à peine légère, qui se sacrifiait pour son amant. Une sorte de Dame aux Camélias avant la lettre, en somme. Il n’y avait, de surcroit, aucun frère tricheur et entremetteur.

Pourquoi avoir monté Manon à une époque où la licence était si peu tolérée ?

L’aspect « décoratif » est l’un des arguments le plus souvent avancé. Les décors de Pierre Cicéri citaient, dit-on, les peintures de Boucher et de Watteau. Les costumes d’époque 1730 étaient très exacts. Un machiniste avait même créé la sensation en inventant un procédé qui donnait l’impression que le bateau qui amenait des Grieux à la Nouvelle Orléans grandissait en s’approchant du quai.

Signe du temps, les danses du XVIIIe siècle étaient traitées de manière parodique. Les pauvres Mesdemoiselles Sallé et Camargo étaient assez cruellement singées. En 1830, les beautés de 1730 paraissaient infantiles…

Sacrilège ? Inexactitude ? « Stupide XIXe siècle » ?

La Manon hyper sexuée et parfois calculatrice de MacMillan, offre-t-elle une vision plus fidèle à l’esprit du roman que celle du ballet d’Aumer et d’Halévy ? Nous avons vu, grâce à James, que la lettre était rarement respectée.

Pas si sûr…

Il est néanmoins fascinant de voir que cette figure de la légèreté féminine est toujours convoquée sur des scènes, sommes toutes, assez traditionalistes; que ce soit l’Académie royale de Musique sous Charles X, la salle Favart des années 1880 (pour la Manon de Massenet) -on y fiançait, à l’entracte, les jeunes filles de la bonne bourgeoisie- ou encore le Royal Ballet -celui des années 70, qui créait son répertoire avec, toujours en vue, une saison new-yorkaise, une destination notoirement conservatrice du point de vue sexuel-. En 1974, relatant l’une des premières représentations de Manon, Mary Clark écrivait déjà dans le Guardian : « En somme, Manon est une catin et des Grieux un imbécile et ils évoluent dans la plus inappétissante compagnie. ».

Cependant, Manon, bien que protéiforme dans ses différentes incarnations théâtrales, reste toujours une mise en garde contre les passions déréglées. N’est ce pas le point central et invariant du roman de Prévost ?

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