Manon, dans les limbes…

« L’Histoire de Manon », représentation du 4 mai 2012. Manon : Isabelle Ciaravola; Des Grieux : Mathieu Ganio; Lescaut : Yann Saïz; La maitresse de Lescaut : Nolwenn Daniel; Monsieur de G.M. : Eric Monin [un élégant aristocrate peu soucieux du reste de l’humanité]; Le chef des mendiants : Hugo Vigliotti [Si tous les édentés hirsutes pouvaient danser comme lui!].

Avez-vous déjà fait l’expérience de ces soirées impatiemment attendues qui s’avèrent finalement être un nid de frustrations ? C’est ce que j’ai vécu lors de la soirée du 4 mai à l’Opéra. Pensez ! Ciaravola-Ganio dans « L’Histoire de Manon ». C’était une fête chorégraphique à laquelle je m’attendais… Et ? Et bien pendant les deux premiers actes, je suis resté extérieur à l’Histoire.

La faute aux interprètes ? Non… La faute à pas de chance. Il y a des jours où la fatigue vous tient à distance de toute source de plaisir… Et dans ces moments là, votre pratique assidue d’une compagnie et de son répertoire s’avère un sérieux handicap. Vous les voyez, tous ces petits défauts qui passeraient inaperçus un autre soir. « Tiens, telle courtisane n’est pas en ligne… », « Oh, la perruque rousse de Nolwenn Daniel ne lui va pas au teint. Dommage, elle joue avec plus de chien que Renavand », ou encore, « Si seulement David Wall voulait bien rajeunir de trente ans et venir danser Lescaut en « guest »… Il a de bonnes intentions, Saïz, il est dans le rôle… Mais alors les pieds… Kader, REVIENS !! ». Il y a aussi : « c’est curieux, ce soir, Mathieu Ganio a des pliés en fibre de verre… Mais quelles lignes, tout de même ! ». Mais le pire est à venir : « C’est quand même sacrément intelligent ce qu’elle fait, Ciaravola. Quelle beauté, quelle maîtrise. De la belle ouvrage »… Et là, vous savez que vous avez touché le fond, quand vous voyez toutes les qualités mais que vous n’êtes capable de les appréhender que par l’intellect tandis que votre cœur reste froid.

Je vous laisse deviner les pensées moroses qui m’ont traversé l’esprit pendant les des deux entractes… La déambulation automatique de l’avant foyer, où s’agglutine autour de deux petits bars une foule en quête de médiocres sandwiches et de mauvais vin, au grand foyer, du grand foyer à la loggia – malgré le temps maussade – et de la loggia à la rotonde du glacier, cet espace grandiose honteusement inutilisé tandis qu’un restaurant prétentieux et peu accessible a été ouvert dans l’ancienne entrée couverte des voitures d’abonnés.

Non, décidément la vie était bien cruelle…

C’est désabusé que je réintégrai ma loge pour le troisième acte…

Et là… Le miracle s’est finalement produit. Dès les premières mesures entonnées par l’orchestre, j’ai pu dire que le mauvais sort était rompu. Mes récepteurs fonctionnaient à nouveau. Le tournoiement festif des filles de la Nouvelle-Orléans a titillé mes sens endormis, j’ai même supporté stoïquement la fastidieuse scène de l’arrivée des prostitués… Et puis, ils sont apparus en haut de la passerelle du bateau, étroitement et pitoyablement enlacés. Elle, à la fois méconnaissable et immanquable… Ses longues jambes encore infusées par l’énergie vitale mais le buste, si petit, dolent comme la corolle d’une fleur fanée, lui, avec ses lignes infinies et son lyrisme naturel… Comme j’ai aimé haïr Aurélien Houette, brutal geôlier, insensible au touchant désespoir de des Grieux. Le pas de deux des marais m’a remboursé de tout ce que j’avais pu manquer auparavant. Ici, le fragile Ganio-des Grieux volait plutôt qu’il ne dansait, avec de l’énergie pour deux, tandis que Manon-Ciaravola semblait hagardement se mouvoir dans une des bolges les plus désolées de l’enfer de Dante. Les corps des amants se frottaient au plus près, dans une sorte d’osmose qui rendait les acrobatiques doubles tours en l’air de la ballerine dans les bras de son partenaire encore plus époustouflants qu’ils ne le sont habituellement avec, en prime, ce plus métaphorique -les aspirations et le triste retour à l’inéluctable réalité- qui fait toute la différence. Dans son aveuglement amoureux, des Grieux Ganio ne voit même pas immédiatement qu’il danse déjà avec une morte.

Finalement, une fois le rideau fermé… J’ai eu le sentiment d’avoir assisté non pas tant à un ballet dramatique qu’à une Sylphide du XXe siècle, un ballet romantique des temps modernes.

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6 Commentaires

Classé dans Retours de la Grande boutique

6 réponses à “Manon, dans les limbes…

  1. Cerveau gauche, quand tu nous tiens… Il m’est arrivé la même chose lors de la série de Roméo et Juliette de l’an dernier, ou encore Onéguine en décembre. C’est d’ailleurs beaucoup plus facile à éprouver devant l’ONP, avec son sens de l’élégance froide, qu’une jeune compagnie active et dynamique, avec toutes ses imperfections.

    • Cléopold

      Aïe! Vraisemblablement le sort n’était pas rompu et je n’ai pas été très clair sur ce point là :). Je n’ai pas du tout incriminé le ballet de l’Opéra pour les facéties cafardes de mon cerveau gauche.
      Dans l’état où j’étais, je n’ose même imaginer ma fureur à la vue des imperfections d’une jeune compagnie enthousiaste. Car vous conviendrez que même pour atteindre la froide perfection, il faut déployer plus que de l’activité et du dynamisme.
      Je compatis pour vos soirées du cerveau gauche. Une seule par saison, c’est déjà trop 😉

      • C’est bien ce que j’avais compris, et mon opinion personnelle est que le style de l’Opéra rend ce genre d’impression plus facilement que celui du RB ou de l’ENB par exemple, où pourtant mille détails pourraient parfois exaspérer notre attention. Et ne vous inquiétez pas pour moi, je ne passe pas mes soirées à l’ONP à me morfondre, même si j’ai parfois du mal à revenir de Londres.

      • Cléopold

        Voilà qui me rassure 😉
        Des projets londoniens, pour cette fin de saison??

  2. voilà encore un de vos textes tellement touchants! littéraire – mon intellect y trouve son compte! – mais qui ouvre la porte du coeur en me faisant ressentir ce que vous avez ressenti!
    c’est magique!!!!

    • Cléopold

      Zut! Pas d’émoticone rougissante pour faire mon modeste 😀 … Quoi que, il m’en faudrait une avec les chevilles qui enflent 😉
      Merci Shana pour vos encouragements!
      J’aurai l’occasion de revoir Isabelle Ciaravola puisque L. Pagliero est finalement forfait sur la série. Ce sera avec F. Magnenet et pas avec M. Ganio, mais bon… On ne va pas bouder son plaisir!