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La Belle au bois dormant à l’Opéra : la deuxième moisson

La Belle au bois dormant (Tchaïkovski / Noureev d’après Petipa), Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 27 juin, 6 juillet matinée et 7 juillet.

La deuxième série de la Belle au bois dormant s’est achevée à l’Opéra un 14 juillet en matinée.

Par précaution, on n’a pu s’empêcher d’y retourner quelquefois. En effet, quand auront-nous l’occasion de revoir ce monument de la danse classique interprété par les danseurs de la première compagnie nationale ? La dernière reprise datait de 2014 et la perspective de la fermeture de l’Opéra Bastille en 2030 pour au moins deux ans semble reporter aux calendes grecques une éventuelle reprogrammation.

C’est que La Belle, dans sa version Enzo Frigerio, avec son décor de palais en trois dimensions, n’est pas exactement une production aisément déplaçable. Tout est possible en principe. Mais elle est sans doute coûteuse à adapter sur la scène d’un autre théâtre.

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Parlant de production, il faut bien reconnaître que l’inconvénient de la multiple revoyure est de vous faire focaliser sur ses défauts.

On a par exemple fini par s’agacer de l’entrée du majordome Catalabutte avec ses six porteurs de chandeliers. Que font ces serviteurs à rentrer par une porte côté Cour pour grimper sur une estrade avec des marches en fer à cheval, la redescendre à Jardin et finir leur parcours en plein centre de la scène ? Il y avait assurément un chemin plus court… Dans la production actuelle, on se demande parfois si les dessins séduisants de Frigerio, avec notamment ses deux imposantes portes surmontées de divinités en imposte, n’ont pas été approuvés avant même de se demander si elles s’accordaient avec la mise en scène de Noureev.

Costume pour les fées du Prologue. Nicholas Georgiadis, 1989.

La production d’origine de 1989, celle de Nicholas Georgiadis voulue par Noureev, avait certes ses faiblesses. Dans une ambiance noir et or, très sombre, elle dépeignait une cour du roi Florestan XIV encore sous l’influence de l’Espagne des Habsbourgs. Les danseurs ne portaient pas de fraises au cou mais celles-ci semblaient avoir migré sur les basques des tutus des fées. Ils étaient en conséquence fort lourds. Mais il y avait une cohérence –on ne distinguait au début que les flammes des bougies des domestiques et lorsqu’ils avançaient, ils semblaient lentement illuminer la pièce-.  Et surtout il y avait un sens de la magie baroque.

Durant le prologue, l’arrivée de la fée Lilas était annoncée par le vol dans les cintres d’une créature drapée qu’on aurait pu croire échappée du plafond en trompe l’œil d’une église romaine. Dans la production actuelle, la fée entre par la porte comme n’importe quel quidam. Le jeu des trappes pour Carabosse, qui se faisait majoritairement à vue, est aujourd’hui caché par le groupe des figurants. Quel intérêt alors de l’utiliser si ses sbires s’échappent, eux, en courant vers les coulisses ? De même, l’apparition d’Aurore sur une estrade au moment de la pantomime de malédiction est tellement excentrée que je ne l’ai remarquée que lors de cette deuxième série. A l’origine, il avait lieu  au centre de la scène par la trappe dévolue à Carabosse et était beaucoup plus visible.

Et que dire enfin de ces chiches grilles dorées qui descendent paresseusement des hauteurs pour signifier l’endormissement du palais à la place des mouvantes frondaisons de la production d’origine?

Le plus dommageable reste néanmoins le début du troisième acte. Celui de la production actuelle offre un spectaculaire lever de rideau. Invariablement la salle éclate en applaudissements devant les jaunes et orangées des costumes féminins, les bleus Nattier des redingotes fin XVIIIe des hommes (Franca Squarciapino) sous l’éclat des multiples lustres de cristal. Et puis les danseurs commencent à bouger et le soufflé retombe.

Costumes de Georgiadis pour la reine et le roi, 1er acte.

Lorsqu’il commence à se mouvoir, le roi Florestan exécute une pantomime digne du télégraphe de Chappe. Puis les hommes se retrouvent à faire des marches bizarres en parallèle ou sur les genoux. A la fin de cette sarabande, les applaudissements sont invariablement polis et peu en accords avec ceux du début. Dans la production Georgiadis, le rideau se levait sur le couple royal et sa cour dans de lourds costumes évoquant le Grand Carrousel de 1661. Le roi, affublé d’une imposante coiffe de plumes rouges, portait, comme le reste de ses courtisans masculins, de longs et lourds tonnelets de brocard qui cachaient le haut des jambes et gommaient ainsi, tout en la justifiant, l’angularité de la chorégraphie. La pantomime d’ouverture s’expliquait par les longues manches de dentelle que portaient le roi et sa cour. Ainsi, sur ce passage musical déplacé de la fin du troisième acte au début, Noureev, grand amateur de danse baroque qui avait fait rentrer Francine Lancelot à l’Opéra, présentait la Vieille Cour du roi Florestan, avant l’arrivée de la Jeune Cour sur la Polonaise. Ceci est totalement perdu dans la production actuelle.

Nicholas Georgiadis. Maquette de décor pour la production de l’acte 2.

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Mais ces réserves n’ont pas pris le pas sur le plaisir général qu’il y a eut à retourner voir le spectacle pour ce second round de représentations. Tout d’abord, et une fois n’est pas coutume, il faut mentionner la direction d’orchestre. Sora Elisabeth Lee fait –enfin- sonner La Belle au bois dormant comme il faut. Dès l’ouverture, il y a du drame et du nerf. Puis on n’est plus tant gêné par le nécessaire ralentissement des tempi originaux dû aux exigences actuelles de la technique des danseurs. Madame Lee regarde les interprètes et sait conduire et suivre tout à la fois. Pour une fois, les ovations accordées par le public à l’orchestre ne m’ont pas paru imméritées et j’ai pu m’y joindre sans arrières pensées.

La Cheffe Sora Elisabeth Lee et 3 Pierres précieuses (Alice Catonnet, Clara Mousseigne et Bianca Scudamore).

L’annonce des distributions sur les grands rôles secondaires n’avait rien de particulièrement excitant. Beaucoup d’artistes de la première série reprenaient leurs places dans la seconde. On a néanmoins pu découvrir quelques fées, oiseaux et greffiers nouveaux.

La Brésilienne Luciana Sagioro montre une autorité sans raideur dans la variation aux doigts du prologue (le 6 juillet) et cisèle son diamant qui frémit des pointes et des mains (le 7 juillet). Claire Teisseyre est une Candide aux jolis bras veloutés (le 7). Chez les garçons,  « l’Or » des Pierres précieuses revient surtout à Andrea Sarri (6 juillet), qui se montre très propre et cisèle ses fouettés en 4e devant après ses doubles tours en l’air (que Jack Gasztowtt, le 27 juin, passe sans vraiment les dominer). Nathan Bisson, le 6 juillet, montre de belles dispositions dans ce même rôle mais est encore un peu tendu. Alice Catonnet comme Marine Ganio sont des diamants scintillants et facettés accompagnés de trios de Pierre précieuses plutôt bien assortis. Ganio se taille également un vrai succès dans Florine de l’Oiseau bleu, semblant commander les applaudissements de la salle avec ses petits moulinets de poignet à la fin de l’adage. En volatile, Francesco Mura ne cesse d’impressionner par son ballon et son énergie (le 27 aux côtés de la parfaite Inès McIntosh) tandis qu’Alexandre Boccara (le 6 juillet, avec Ganio) accomplit une diagonale de brisés de volé immaculée pendant la coda. Théo Gilbert (le 7), peu avantagé par le costume, domine néanmoins sa partition aux côtés de la très cristalline Elisabeth Partington. On remarque cependant que le public se montre de moins en moins sensible à la batterie. La prouesse finale du garçon, qui déchainait habituellement, le public semble désormais passer presque inaperçu. Hors du manège de coupé-jeté, point de salut ?

En revanche et dans un autre registre, le duo des chats obtient à raison les faveurs du public. On y retrouve avec plaisir Eléonore Guérineau aux côtés de Cyril Mitillian (le 27) qui a fait ses adieux lors de la dernière de cette série. Autre chat « sortant », Alexandre Labrot, quadrille dans la compagnie, a fait ses adieux en beauté le 7 juillet. Son duo avec Claire Gandolfi (les 6 et 7) était à la fois primesautier et bouffon.

Alexandre Labrot et Claire Gandolfi (le Chat botté et la Chatte blanche).

On salue l’initiative de la direction de célébrer décemment, avec un bouquet et la présence du Directeur de la Danse, le départ de ses artistes. Outre Labrot et Mitilian en chat, Lucie Fenwick en fée Lilas et Julien Cozette ont également tiré leur révérence publiquement sur cette Belle au bois dormant.

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Mais qu’en est-il des protagonistes principaux ?

Le 27 juin, c’est Léonore Baulac qui inaugure la deuxième série des Belles. Elle met beaucoup de fraîcheur dans son Aurore de l’acte 1. De touts petits tremblements au début de l’adage à la rose rajoutent au charme de la débutante qu’est Aurore. Cette partie est néanmoins bien maîtrisée avec une équipe de partenaires de premier ordre. La variation a de jolis équilibres arabesque. La coda, quant à elle, est bien parcourue. Au moment de la piqure d’aiguille, Lé-Aurore  tient ses yeux fixes et presque exorbités. Son manège de piqués est très preste et parcouru. La terreur face à Carabosse est palpable.

Marc Moreau et Léonore Baulac (27 juin).

A l’acte 2, Marc Moreau parvient à transcender son côté danseur pressé pour dépeindre la fièvre amoureuse. C’est un prince qui cherche et veut trouver. Dans sa première variation «  de la chasse », le bas de jambe est particulièrement ciselé : ce prince est le produit d’une éducation soignée. La variation lente à cette qualité de monologue intérieur qui manquait à beaucoup de princes lors de la première série en mars. Les changements de direction sont comme autant de tergiversations. L’arabesque n’est pas nécessairement haut placée mais la ligne générale du danseur dépeint parfaitement l’aspiration.

Léonore Baulac est une vision très éveillée dotée d’une volonté de séduire. Elle évoque la naïade tentatrice, rôle secondaire magistralement créée par Taglioni dans la Belle au bois dormant d’Aumer qui a sans doute inspiré l’ensemble de son tableau à Petipa en 1890. La plénitude du mouvement exprime à merveille les  joies de la séduction au milieu d’un corps de ballet à la fois discipliné et moelleux.

Léonore Baulac et Marc Moreau (Aurore et Désiré).

A l’acte 3, Baulac et Moreau nous présentent un bel adage parfaitement dessiné. Les poses et les portés poissons sont bien mis en exergue et en valeur. Moreau accomplit sa variation sur le mode héroïque (son manège est très dynamique). Elle, très féminine, fait désormais preuve de sérénité et de maturité, offrant par là même une vraie progression psychologique à son personnage. On aura passé une fort belle soirée.

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La Belle au Bois dormant (matinée du 6 juillet).

Le 6 juillet, Hannah O’Neill est une princesse déjà accomplie. Son entrée a de la légèreté et du ressort. L’Adage à la rose est maîtrisé avec des équilibres qui, sans être spectaculaires, sont rendus naturels grâce au suspendu des bras. La variation est très élégante et dominée. La coda de la tarentule commencée très lentement par l’orchestre est ensuite accélérée créant un bel effet dramatique

L’acte 2 commence littéralement noyé par les fumigènes. La chasse semble se passer dans une forêt équatoriale. Quand enfin ils se dissipent, on apprécie les danses évoquant les fêtes galantes de Watteau. Germain Louvet fait une entrée pleine d’aisance et d’élégance, le jaune paille de son costume lui sied à merveille. Sa première variation est fluide et facile. La variation lente est vraiment méditative. On ne se pose pas tellement la question du jeu tant la technique d’école est intégrée et devenue naturelle. Oppositions, fouettés, suspendus des arabesques, tout y est. La variation «Brianza» (ainsi appelée par moi car la créatrice du rôle d’Aurore dansait sur cette musique extraite des Pierres précieuses une variation qui commence par la même combinaison de pas que celle dévolue au prince par Noureev) a ce beau fini même si on soupçonne une petite faiblesse à une cheville.

En vision, O‘Neill joue très souveraine en son royaume. Elle exécute d’amples fouettés d’esquive. Sa variation est maîtrisée même si on aurait aimé voir des piqués arabesque plus soutenus. La tout est amplement compensé par la commande des pirouettes finies en pointé seconde. Lors du réveil, Hannah-Aurore exécute une pantomime de reconnaissance bien accentuée : « Il m’a embrassée et m’a réveillée. Où est-il? » Quand elle coure vers ses parents Germain-Désiré a un moment de doute charmant : « Pourquoi fuit elle ? L’ai-je offensé ? ». Non Germain… Vu la séduction déployée par la damoiselle pendant la scène des naïades, la belle avait amplement consenti à ton baiser de damoiseau…

Hannah O’Neill et Germain Louvet (Aurore et Désiré, le 6 juillet).

A l’acte 3, le couple O’Neill-Louvet se montre désormais très royal : Germain Louvet met beaucoup d’abattage dans sa variation et enthousiasme la salle par ses coupés jetés à 180° très parcourus. Hannah O’neill met l’accent sur la fluidité. Il se dégage de ce couple une aura royale qui console de l’omission par Noureev de l’apothéose « Le bon roi Henri IV ».

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Amandine Albisson (Aurore).

Le 7 juillet, Amandine Albisson prend Aurore presque là où l’a laissé O’Neill. Il y a en effet déjà quelque chose de très mûr et de très régalien dans son Aurore du premier acte. Son entrée énergique et pleine de ballon (à défaut d’un grand parcours) prélude à un adage à la rose très noble. La série des équilibres est bien négociée. La variation est élégante et comme en apesanteur. Au moment de la piqure, Albisson donne, lors de ses piétinés en reculant, l’impression qu’elle voit l’ensemble de la cour lentement s’éloigner d’elle avant de disparaître dans le néant. On quitte l’acte un sur une note pleinement dramatique.

Guillaume Diop (Désiré)

Durant l’acte de la chasse, Guillaume Diop, qui bénéficie d’une salle chauffée à blanc, fait une belle première variation. Ses jetés à 180° sont planés et ses doubles ronds de jambe énergiques. Sa variation lente, qui nous avait déçu par son manque d’incarnation lors de la première série de spectacles, commence plutôt bien. Les beaux pliés et le moelleux sont propices à évoquer la rêverie et le spleen du joli cœur à prendre. Cette scène avait d’ailleurs été bien préparée par le duo formé par le duc et la duchesse d’Artus Raveau et de Sarah Kora Dayanova dans les danses de société. Leur relation subtilement teintée de jalousie et de ressentiment semblait offrir une forme de repoussoir pour le prince aspirant au bonheur. Mais l’atmosphère de la variation s’essouffle en court de chemin. Diop va par exemple regarder dans la troisième coulisse au lieu de tendre vers la porte par laquelle a disparu la fée Lilas. Ses moulinets de poignet qui devraient exprimer l’état d’indécision du jeune homme ne sont ici que des moulinets. On salue néanmoins la réelle progression dramatique de l’interprète sur cette deuxième série.

Amandine Albisson incarne de son côté une vision mousseuse : beaux pliés, variation bien conduite, une forme d’ondoiement sur pointes. Le partenariat entre les deux étoiles est parfaitement réglé. On ressent bien ainsi l’évanescence de l’héroïne face au désir respectueux du prince.

A l’acte 3, le grand pas de deux est d’une grande perfection formelle. La série des pirouettes poisson, la pose finale sont impeccables et font mouche sur le public. Diop est superlatif dans sa variation. Il enthousiasme la salle par son manège final. Tout est ciselé chez Albisson. Et voici donc un couple grand siècle – grand style pour parachever notre saison.

Guillaume Diop et Amandine Albisson (Désiré et Aurore le 7 juillet).

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On aura chéri tous ces instants passé avec le Ballet des ballets en priant ardemment que toutes ces Aurores et ces Désirés auront l’occasion de nous étonner encore dans ces beaux rôles avant que ne sonne l’heure de leur réforme.

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L’Histoire de Manon : aléas

IMG_20230711_221219_1Grâce à l’Opéra de Paris, j’ai acquis la sérénité face aux durs aléas de l’existence. J’avais organisé mes congés de façon à voir Ludmila Pagliero et Germain Louvet dans L’Histoire de Manon, et j’ai vu Sae Eun Park en partenariat avec Marc Moreau. Le changement d’interprète masculin avait été annoncé de longue date, et j’en avais pris mon parti. Celui affectant le rôle de Manon, découvert en ouvrant la feuille de distribution, m’a fait l’effet d’une douche froide. « C’est la vie », dis-je à ma voisine en affectant un philosophique détachement (11 juillet).

Connaissant les performances antérieures de Mlle Park, on pouvait douter que le rôle de la courtisane lui siée. L’expérience le confirme : la danseuse ne trouve pas le ton juste. Trop sage lors de la scène d’apparition, trop mignarde en amoureuse, trop froide à l’acte deux, elle ne convainc qu’en morte-vivante à l’acte trois. Encore cela est-il relatif : même après une traversée transatlantique à fond de cale, son personnage met la même énergie dans ses petits ronds de jambe à la cheville que lors des deux séquences antérieures du motif chorégraphique. Du coup, on regarde ce qui passe derrière elle (pour la première fois, je m’aperçois que deux malandrins pillent longuement le sac de voyage de Des Grieux, qu’il a laissé sans surveillance sur la passerelle : ce type n’a aucun sens pratique).

Mais n’anticipons pas : Sae Eun Park sait jouer la jeune fille et l’éplorée (elle l’a montré en Juliette), mais échoue à dégager une once de sensualité. Nul trouble dans sa Manon : que ce soit dans la cour de l’hôtellerie ou chez Madame, elle a, pour arrêter un malotru qui veut la serrer de trop près, le même geste de la main et le même regard d’institutrice réprimandant un enfant. Dans le pas de deux de la chambre, on cherche en vain la fougue amoureuse, et l’on ne voit que des jeux de balançoire. La variation lente chez Madame est enlevée comme un exercice ; à la fin, la ballerine effectue un dernier moulinet de poignet tout mécanique (on dirait qu’elle dit « oups, j’ai oublié un morceau de choré, je vous le donne, ça fait partie du rôle »). Comme son modèle revendiqué, Aurélie Dupont, Mlle Park livre une prestation durant laquelle la danseuse laisse rarement la place au personnage. Quelques moments réussis (la façon très badine qu’elle a de repousser Des Grieux lors de la dispute sur le bracelet à la fin du deuxième acte) et de jolies mains ne compensent pas la faible expressivité du torse, le manque de connexion des bras au reste du corps, qui composent au bout du compte une incarnation à éclipses.

Marc Moreau est bien davantage Des Grieux que sa partenaire n’est Manon. Nommé danseur-étoile sur le tard, le damoiseau n’est pas techniquement superlatif lors de son adage de séduction (avec un relevé arabesque plus que prudent), mais il a les bons accents, et fait preuve, tout au long de la soirée, d’emportements prenants : le haut du corps, très expressif, semble par moments s’abandonner (en arrière ou en torsion). Au deuxième acte, la diagonale de prière envers l’oublieuse Manon se termine par un vrai effondrement.

Du côté des seconds rôles de la soirée, Francesco Mura en Lescaut me rappelle la prestance d’un José Martín, dans le même rôle au Royal Ballet il y a plus de dix ans. Malheureusement pour lui, sa prestation lors du pas de deux « Tu t’es vu quand t’as bu ? » ne déclenche pas l’hilarité, car sa partenaire Sylvia Saint-Martin ne fait aucune mimique. Dans ses variations, Mlle Saint-Martin en fait trop (même si on lui sait gré de montrer, à rebours de Mlle Park, qu’on peut danser avec les épaules). Sur cette série, la tenante la plus convaincante du rôle de maîtresse de Lescaut aura été pour moi Roxane Stojanov, dont l’attaque très sûre reste sur le fil : démonstrative sans être ostentatoire (soirée du 24 juin), là où Bleuenn Battistoni demeure trop élégante (23 juin).

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Biarritz, programme Sinfonia / Sirènes : la sombre vague

À Biarritz, en ce samedi 18 juin, touchée comme le reste du territoire par un épisode de canicule que beaucoup relient au réchauffement climatique, la brouillarta est venue – miraculeusement ? – faire baisser la température de 45 à 23 degrés Celsius en une poignée de minutes ; juste quand allait débuter la première des deux représentations d’un programme réunissant Sinfonia de  Thierry Malandain et Sirènes de Martin Harriague, deux œuvres qui embrassent, chacune dans son genre, des thèmes liés aux dérèglements de la nature.

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Sinfonia. Ensemble. Photographie Olivier Houeix.

Sinfonia de Thierry Malandain a été conçu en 2021, pendant le deuxième confinement, celui-là même où ont été distinguées les activités essentielles et celles qui ne l’étaient pas. La culture et le spectacle vivant faisaient partie de la deuxième catégorie. Créé au Pays basque espagnol quand les théâtres français montraient encore porte close, le ballet, qui n’est pas la dernière création en date du chorégraphe, était donc une découverte. Dans sa déclaration d’intention, Thierry Malandain parle d’une « pièce de circonstance ». Le vocabulaire est bien choisi, car si en effet on peut jouer le jeu des « clés ». Si la musique de Berio, créée à New York lors des révolutions de 1968 et de la frayeur causée par la grippe de Hong Kong évoque, avec son babillage à huit voix, la cacophonie des injonctions contradictoires de notre époque de pandémie, ce Sinfonia n’a rien d’une pièce d’occasion qui n’appartiendrait qu’à un temps précis.

Comme souvent, ce qui frappe d’abord dans cette pièce de Malandain, c’est sa géométrie mouvante, renforcée encore par les plots de chantier argentés posés au sol dans la scénographie de Jorge Gallardo. Quatre garçons vêtus de costumes noirs (Frederik Deberdt, Guillaume Lilo, Jeshua Costa et Alejando Sanchez Bretonnes, formant un puissant ensemble) sont rassemblés en cercle au centre de la scène. Ils  initient une chorégraphie faite de mouvements anguleux, de bras télégraphiques. Entre alors Hugo Layer, qui, avec ses lignes admirablement androgynes, magnifie une chorégraphie infusée d’angoisse (notamment avec des ports de bras à poings fermés qui se projettent dans le dos jusqu’à l’écartèlement). Il est le premier des 16 danseurs qui seront aux prises avec le quatuor de bergers infernaux.

On remarque vite que les plots argentés, disposés tout d’abord en formation d’étoile, délimitent des espaces triangulaires qui circonscrivent les danseurs. Même lorsqu’ils tous sont ensemble sur scène et qu’ils font les mêmes mouvements anxieux et anxiogènes, ils semblent danser dans la solitude de leur espace personnel plutôt qu’en groupe.

Un pas de deux entre Michaël Conte et Irma Hoffren dans l’espace central de la forêt de plots, plus large, ne lève pas la tension claustrophobique ambiante. La chorégraphie montre volontairement des enlacements précautionneux, des baisers qui n’en sont pas (les deux danseurs joignent leurs tempes), des portés décalés presque lifariens qui ménagent de larges espaces entre les corps. Les deux danseurs font parfois des nœuds de bras d’apparence superflue pour les initier. Pourtant même cette étreinte qui hésite à s’avouer (Conte se jette en pont sur sa partenaire couchée au sol sans presque l’effleurer) semble trop intime pour les quatre bergers qui ont ouvert le ballet. Ils changent impitoyablement la géométrie des plots et définissent deux larges espaces séparés pour les deux danseurs.

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Sinfonia. Chorégraphie Thierry Malandain. Mickaël Conte et Irma Hoffren ©Olivier Houeix

Le reste du groupe subit un sort similaire. Il est peu à peu restreint dans un territoire toujours plus étroit tandis que les 4 solistes s’arrogent presque tout l’espace disponible et entament dans ce grand carré une ronde à la fois jubilatoire, sarcastique et grimaçante qui n’est pas sans nous évoquer « La Danse » de Matisse mais dans une forme dévoyée.

Mais le groupe, même cantonné à cet étroit purgatoire commence à s’agiter. Les danseurs exécutent une chorégraphie toute en oscillations figurant une vague (les danseurs développent à la seconde sur jambe de terre pliée avec des ports de bras en V). Les quatre décideurs restreignent de nouveau ostensiblement l’espace. S’échappe pourtant un nouveau couple (Raphaël Canet et Claire Lonchampt), circonscrit à la hâte.

Mais la vague monte et perce la digue argentée. Les quatre bergers, défiés, attaqués puis défaits se retrouvent finalement en cercle, leur formation initiale, mais accroupis et ridiculement coiffés de tous les plots. Ils ressemblent désormais aux grotesques médecins des comédies de Molière.

Huit couples se forment enfin. Leurs enlacements reprennent la chorégraphie de l’étreinte interdite du duo Conte-Hoffren : le difficile retour à la vie d’avant ? Les quatre zigues défaits rentrent avec une seringue et s’aspergent d’un orbe de liquide argenté …

La symbolique pourrait paraître trop lisible. Pourtant, le ballet de Thierry Malandain met en mouvement des problématiques humaines beaucoup plus générales, presque totémiques. Les dynamiques antagonistes d’oppression et de résistance qui sont à la base de toutes sociétés humaines au moins depuis le néolithique. Thierry Malandain fait peut-être des pièces « de circonstance » mais jamais elles ne sont anecdotiques…

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Sirènes Sab Sébastien  Chorégraphie Martin Harriage  © Olivier Houeix © Olivier Houeix

Sirènes. Chorégraphie Martin Harriage. Photographie © Olivier Houeix

Sirènes, du jeune chorégraphe Martin Harriague était un peu, dans ce programme, la pièce de répertoire. Créée en 2017 après qu’il ait été nommé chorégraphe en résidence du Malandain Ballet Biarritz, le ballet, pour un coup d’essai, apparaissait, en ce week-end de juin 2022, étonnamment abouti.

Sur des musiques baroques (Vivaldi-Corelli) mêlées ou intelligemment triturées par des productions sonores de Francesco Araia et d’Hermann Raupach, Martin Harriague aborde un sujet d’inquiétude contemporaine d’une manière à la fois frontale et élégante : la pollution des océans.

Le ballet débute sur la vision d’un marin (Jeshua Costa), placé devant une grande voile noire et tirant un cordage. En lieu et place d’une embarcation, on voit apparaître un narrateur (Julen Rodrigues Flores). Celui-ci commence une ode à la mer. Mais son discours se dérègle et il se met à faire l’apologie de la nouvelle merveille des océans : le plastique. Est-ce parce qu’entre-temps il a été empaqueté dans du célofrais par le corps de ballet?

Les garçons de la compagnie (des marins ? l’humanité toute entière ?) égrènent une chorégraphie somme toute très classique mais exécutée comme en accéléré (on admire par exemple des détournés extrêmement rapides) avec un accent mis sur les lignes hypertrophiées.

Dans la seconde section, la grande voile s’ouvre lentement et devient un espace miroitant révélant des sirènes. On comprend vite que ces créatures polymorphes sont en mauvais point. Elles semblent engluées dans les fonds marins et entament une sorte de mort du cygne de groupe. Le bruit flasque sourd et poignant des queues de poisson qui martèlent le sol désespérément prend à la gorge. Une fois encore, Hugo Layer est impressionnant en sirène agonisante, accomplissant des sauts désespérés pour s’arracher au fond marin mazouté. Puis les sirènes tombent la queue.

Suit un très beau pas de deux de Mickael Conte avec Alessia Peschiulli (la dernière à avoir gardé son appendice de sirène jusqu’à ce que Conte ne la lui retire enfin), une danseuse qui se distingue par la fluidité du mouvement. Il y a même quelque chose de liquide dans leurs premières intrications. La danseuse semble littéralement glisser d’entre les bras de son partenaire.

Le couple est rejoint par l’ensemble de la compagnie qui reprend une chorégraphie dans la veine musclée et pressée de la première section. Joshua Costa active la sirène d’alerte, les danseurs se jettent au sol et tout finit par un océan de sac plastique. « L’Océan… », reprend le narrateur, avant d’être interrompu par le black out final.

La pièce sert efficacement son propos. À la différence de pièces ultérieures où la couture et l’accessoire nous ont semblé avoir tendance à prendre le dessus sans vraiment servir la chorégraphie, les décors, les lumières (Matin Harriague et Christian Grossard) et les costumes (Mieke Kockelkorn) de Sirènes lui sont organiques. Un beau sujet et une belle réussite visuelle.

Voilà donc un bien beau programme dont la vague noire, à l’instar de la mer tumultueuse de la grande plage de Biarritz toute proche, nous prend et nous entraîne par surprise dans son sillage.

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