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Programme « Racines » à l’Opéra : la forme et les formules

A l’Opéra de Paris, le programme Racines concocté par José Martinez se proposait de présenter trois ballets écrits pour la technique des pointes. L’an dernier, Sharon Eyal, qui devait créer avec cet accessoire central du ballet classique féminin, avait reculé devant l’obstacle. Ici, les trois œuvres répondaient donc bien au cahier des charges. La soirée proposait une reprise et deux entrées au répertoire : Thème et Variations s’y trouve depuis 1993. Corybantic Games de Christopher Wheeldon a été créé par le Royal Ballet en 2018 et Rhapsodies, par le chorégraphe Sud-africain Mthuthuzeli, est une très récente création pour le Ballet de Zurich, en 2024.

Le programme était bien pensé sur le papier. Qu’allait-il en être sur scène ?

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Theme & Variations.

La soirée s’ouvrait sur un des chef-d’œuvres du ballet néoclassique : Thème et Variations créé par George Balanchine en 1941 à l’American Ballet Theatre pour Alicia Alonso et Igor Youskevitch. L’eouvre appartient à la veine des ballets néo-pétersbourgeois du chorégraphe russe qui, au début du XXe siècle, avait participé aux derniers feux des ballets impériaux en exécutant des rôles d’enfant dans les grands ballets du tout juste défunt Petipa, notamment La Belle au bois dormant. Thème et Variations est d’ailleurs, comme d’autres ballets de Balanchine (Ballet Impérial, 1941, ou Diamants, 1967) une reconstruction amoureuse du ballet des ballets. Les théories des huit danseuses qui entrent en piétinés, main dans la main et servent de guirlande décorative aux développés équilibres de la ballerine, sont une citation assumée du septuor des fées du prologue. Les variations, extrêmement véloces, de la soliste de Thème ne sont pas sans rappeler les évolutions d’une fée Fleur de farine, Canari ou Violente. Les variations du soliste masculin reprennent en le condensant le répertoire de pas des rares variations de prince de La Belle. Le grand ballabile qui clôt le ballet est typique de la manière de Petipa.

Après une double et longue série de Belle au bois dormant la saison dernière, le ballet de l’Opéra s’est montré, les trois soirs où nous avons vu le ballet, tolérablement à la hauteur de sa réputation. Les demoiselles (en tutu bleu roi) étaient fort disciplinées tandis que les damoiseaux ont pu à l’occasion s’agenouiller en ligne sinusoïdale après leur grand jeté en tournant. Du quatuor de demi-solistes féminines, en bleu-layette, on aura préféré celui de la soirée du 7 novembre qui comptait dans ses rangs Claire Teisseyre et Nine Seropian. Les développés sur pointe avaient un petit côté jazzy qui rendait particulièrement hommage au style du plus américain des chorégraphes russes.

Les fortunes sont diverses chez les étoiles mais jamais inintéressantes. Le 18 octobre, Valentine Colasante se montre élégante : un joli travail des mains sans affectation et des épaulements bien dessinés. En revanche, elle finit sa première variation rapide bien avant l’orchestre, manquant donc son effet. Paul Marque  a un beau ballon. Ses jetés rebondis en attitude ou ses temps levés double ronds de jambe piqué arabesque sont parfaits. Pourtant, son aura de Leading man est en berne. C’est d’autant plus dommage que partenariat est fluide avec une pointe charnelle ajoutée par Colasante. Musicalement, ce passage n’est pas aidé par l’orchestre, le solo du premier violon est languissant sans être émouvant et l’orchestre, sous la baguette plan-plan du sempiternel Velö Pahn, joue les sédatifs. Ce défaut musical ne s’améliorera pas hélas avec les deux distributions suivantes.

Valentine Colasante et Paul Marque. Thèmes et Variations. 18/10/2025

Le 6 novembre, Roxane Stojanov interprétait le rôle de l’Etoile. La dernière nommée de l’Opéra a de jolies lignes et un joli phrasé. Ses gargouillades sur la première variation sont bien dessinées quand elles n’était pas le point fort de Colasante. Malheureusement elle manque successivement les pirouettes finales de ses deux variations, ternissant un tableau sans cela fort positif. On retient donc davantage son partenaire, Lorenzo Lelli, qui maitrise parfaitement sa partition et déploie le charisme qui manquait tant à Paul Marque. Lelli a un beau temps de saut. Il danse avec beaucoup de doigts, montrant que son mouvement va jusqu’aux extrémités du corps. L’arabesque en revanche pourrait s’allonger encore un peu, s’apparentant plus pour le moment à une attitude.

Le jour suivant on est enfin inconditionnellement conquis. Les premiers danseurs Inès McIntosh et Francesco Mura menaient avec maestria le corps de ballet. McIntosh, le bas de jambe ciselé, s’envole littéralement durant les gargouillades de la première variation. Ses épaulements à la fois précis et déliés séduisent car ils indiquent précisément des directions dans l’espace qui sortent du cadre pourtant large de la scène. Sa vitesse d’exécution dans les pirouettes ébaubit.

Francesco Mura, compact et explosif dans les sauts, la présence solaire, n’est pas sans évoquer Edward Villela, un grand interprète du rôle dans les années 70. Dans la série des doubles ronds de jambe les arabesques en piqué sont claires comme le cristal.

Dans l’adage, McIntosh à une qualité de distance-présence, très Farrellienne, qui nous donne envie de la voir dans le mystérieux et intime pas de deux de Diamants. Dans le Final pyrotechnique, le couple McIntosh-Mura peaufine l’arrêté-enchainé : les positions arabesques sont soulignées sans que jamais le flot du mouvement ne soit interrompu. Un bonheur !

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Rhapsodies.

La deuxième pièce, Rhapsodies, nous permet de découvrir un chorégraphe sud-africain inconnu de nous, Mthuthuzeli November. Le jeune chorégraphe, actif depuis le milieu des années 2010, propose une chorégraphie sur la célébrissime Rhapsody in Blue de Georges Guershwin pour piano et orchestre. La pièce, créée à Zurich en 2024, bénéficie d’une scénographie soignée de Magda Willi. Au début du ballet, une grande et profonde porte carrée éclairée en leds trône au centre de la scène. Actionnée par les danseurs, elle se difracte ensuite en plusieurs ouvertures qui redéfinissent l’espace et créent des effets-miroir assez malins. Déployées en forme de fleur, posées en arc de cercle, ces ouvertures sont surmontées d’un luminaire central (l’ex-cadre de la porte initiale), similaire à ceux qu’on trouverait dans une salle de billard mais qui aurait été repensé par un designer danois des sixties.

Rhapsodies de Mthuthuzeli November. Letizia Galloni et Yvon Demol

La gestuelle utilise d’amples ports de bras qui semblent entraîner les grands développés des jambes. La spirale est à l’honneur. Il y a des passages à genoux. Un premier couple ouvre le ballet, observé par un troisième larron avant que l’ensemble des danseurs, portant des costumes du quotidien à peine retouchés, n’apparaissent. Le 17 octobre et le 7 novembre, Letizia Galloni séduit par son énergie d’élastique tendu, prêt à vous claquer à la figure. Elle danse aux côtés d’Yvon Demol intense et athlétique. Le 6 novembre, Hohyun Kang fait montre d’une sinuosité plus végétale et exsude un parfum de sensualité qu’on aurait aimé trouver dans sa Myrtha, un tantinet monolithique, sur la scène de Garnier. Pablo Legasa, quant à lui, concurrence sa partenaire sur le terrain de la liane douée de vie. Sa souplesse, qui ferait pâlir d’envie une danseuse, est magnifiée par la force de son partenariat. Les oppositions et tensions du duo créent un phrasé palpitant.

Hohyun Kan et Pablo Legasa dans Rhapsodies de Mthuthuzeli November

Néanmoins, avec ces deux couples intéressants à leur manière, on reste un peu à l’extérieur. Tout d’abord, on ne comprend pas quelle histoire ils racontent. Leur connexion avec le corps de ballet qu’ils rejoignent entre deux passages solistes, reste obscure. Et on finit par se lasser de cette chorégraphie qui emploie tout le répertoire du classique sexy à l’américaine utilisé maintes fois à Broadway. La musicalité est calquée sur la musique : les mouvements de groupe se font sur les tutti d’orchestre et la phrase musicale semble paraphrasée. A l’occasion, certains mouvements tonitruants sont comiques. L’entrée des filles en piétinés sur pointe avec bras mécaniques ou le final où les garçons rejoignent les filles pour des piétinés sur demi-pointe n’est pas sans évoquer, l’humour en moins, la scène des papillons du concert de Robbins.

C’est plaisant, ça bouge, mais on a une impression de déjà-vu. Le programme annonçait que dans Rhapsodies, Nthuthuzeli November mêlait la danse de rue qu’il pratiquait enfant en Afrique du Sud et l’héritage de la danse classique. De rue, je n’ai décelé que la 42eme.

Ceci pose la question de l’intitulé de la soirée. Je pensais naïvement au début que Racines faisait référence au point commun de ces trois ballets : l’usage des pointes. Mais il semblerait que les racines en question étaient culturelles : la Russie pour Balanchine –connexion évidente dans Thème et Variations-, l’Afrique du Sud pour November –qu’on n’a pas été capable de déceler- et … la Grèce pour Christopher Wheeldon ?

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Corybantic Games.

C’est peut-être aller cherchez un peu loin les « Racines ». Certes, toute la culture occidentale peut se réclamer de la Grèce antique et le Ballet est sans conteste né d’un désir de retrouver les racines de la tragédie classique. Encore l’Empire romain était-il aussi convoqué comme origine de la pantomime noble. On pourrait retrouver un autre angle d’approche pour justifier le rattachement au thème de la soirée. Car pour ses rites corybantiques (des célébrations en l’honneur de la déesse castratrice Cybèle), Wheeldon a choisi la Serenade after Plato’s Symposium de Leonard Bernstein, une œuvre « à citations ».

En effet, Bernstein qui fut un compositeur novateur et rempli d’humour pour la comédie musicale (outre le célébrissime West Side Story, on pense à Candide qui fit entrer Voltaire sur la scène de Broadway) se voyait aussi en compositeur sérieux. Et dans ce domaine, hélas, sa muse était un tantinet constipée. Les œuvres symphoniques de Bernstein sont souvent ampoulées voire boursoufflées. Dans sa Sérénade platonicienne, il singe à tout-va les génies de son temps : il y a  un peu d’Hindemith, qui n’a lui-même pas toujours fait dans la dentelle, et beaucoup de Stravinski. Le dernier mouvement, tonitruant avec ses cloches, est embarrassant de grandiloquence.

Suivant jusqu’au bout son choix musical contestable, Christopher Wheeldon fabrique lui aussi une œuvre à citations. Il y a un soupçon d’Ashton dans les coquets costumes années 30 à harnais d’Erdan Morahoglu (on pense à Variations symphoniques mais pourquoi pas aussi La Chatte de Balanchine), une bonne dose de Robbins (celui d’Antique Epigraphs) dans le deuxième mouvement et beaucoup des Quatre Tempéraments de Balanchine (le dernier mouvement avec sa danseuse colérique qui évolue énergiquement au milieu de l’ensemble du corps de ballet et des solistes).

Ce jeu de collage lasse. Le ballet ne dure pourtant qu’une petite demi-heure… qui paraît une éternité.

Dans le Premier mouvement (lent) 2 garçons s’imbriquent l’un dans l’autre. Des positions bizarres, promenades-accroupissement sur demi-pointes, jambes en développés en dedans sont censés intriguer. Arrivent ensuite les filles. Bleuenn Battistoni  (le 18 octobre et le 6 novembre) montre ses belles lignes par des poses coquettes, très Art Déco, qu’on ne pardonne pas habituellement au style Lifar qui a le mérite, au moins, d’être d’époque. Le 7 novembre, Camille Bon, danseuse plutôt dans la veine sérieuse, force sa nature et rend le passage d’autant plus affecté.

Le deuxième mouvement commence par un solo pour une ballerine. Hohyun Kang tire ce qu’elle peut de ses précieux enchaînements qui la conduisent parfois au sol. Dans ce passage-citation d’Antique Epigraphs, c’est pourtant Claire Teisseyre qui retient notre attention le 7. Lorsqu’elle casse sa ligne très pure par des flexes des pieds ou des poignets, elle évoque presque une muse d’Apollon musagète de Balanchine. On reste néanmoins dans la citation.

Inès McIntosh et Jack Gasztowtt (les trois soirs) bénéficient ensuite d’un duo dynamique avec moult portés acrobatiques, y compris le dernier où la danseuse semble jetée dans la coulisse en double tour en l’air par son partenaire. Reconnaissons à ce mouvement le bénéfice de l’efficacité.

On ne peut en dire autant de l’adagio qui propose trois duos concomitants pour les solistes des mouvements précédents (deux femmes, deux hommes, un couple mixte) sans pour autant proposer de contrepoint par une énergie spécifique qu’ils déploieraient. Le décor arty, les lumières rasantes léchées nous bercent au point de nous faire piquer du nez.

Dans le dernier mouvement, néo-colérique, c’est Nine Seropian, par son alliance de pureté classique et d’énergie moderne qui nous convainc plus que Roxane Stojanov qui rend l’ensemble un peu trop fruité et minaudant.

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La critique peut paraître sévère. Christopher Wheeldon est assurément un chorégraphe chevronné. Aurais-je apprécié ce Corybantic Games si j’en étais aux prémices de  ma balletomanie ? Sans doute. La salle qui répond avec enthousiasme lors du baisser de rideau n’a pas à avoir honte de son plaisir. Simplement, on se dit qu’une fois encore, on se retrouve à ressasser des formules depuis longtemps éculées.

Faut-il pour autant abandonner la création néoclassique ? Certes pas. Balanchine lui-même, qui se voyait comme un cuisinier, disait qu’inspiré ou pas il fallait donner à manger à ses danseurs.  José Martinez a donc raison de continuer à commander des ballets contemporains pour justifier la continuation du difficile apprentissage des pointes. Peut-être qu’un jour ces racines de satin, de cuir et de carton feront éclore une fleur véritablement étrange et nouvelle comme à la fin des années 80 lorsque William Forsythe arriva pour sortir le ballet de son bégaiement post-balanchinien.

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A Toulouse, Johan Inger et Thierry Malandain : hymnes à Ravel

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

Photo Patrice Nin / Théâtre du Capitole

« Hommage à Ravel ». Ballet, orchestre et chœur du Capitole de Toulouse. Johan Inger, « Walking Mad ». Thierry Malandain « Daphnis et Chloé ». Représentations des 24 et 25 octobre 2025.

Pour célébrer le cent-cinquantenaire de la naissance du compositeur Maurice Ravel, le Ballet du Capitole reprend deux œuvres entrées à son répertoire sous la direction de Kader Belarbi.

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Walking Mad. Johan Inger. Aleksa Zikic et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero

Walking Mad de Johan Inger, reprise d’une pièce de 2001 pour le Nederland Dans Theater I, a été pour la première fois dansée en 2012 puis reprise à Toulouse en 2015 dans le programme « Et bien dansez, maintenant ! » à la Halle aux Grains. A la revoyure, la pièce garde toute sa force initiale.

Commencé dans le silence, Walking Mad oppose d’abord, dans une scène déprimante du quotidien, un homme vêtu d’un imperméable et d’un chapeau melon et ce qui semble être sa compagne, triant du linge sale jonchant le sol. Dans le fond de scène, un grand mur traverse obliquement l’espace. Cette structure à géométrie variable, mouvante et occasionnellement bruyante devient le personnage principal du ballet tandis que s’égrène la partition obsédante de Ravel.

Au début de l’exécution du Boléro, l’atmosphère est légère et loufoque. Le jeu de séduction sensuel voulu par Ida Rubinstein, la commanditaire et interprète principale du ballet à défaut d’être souhaité par le compositeur, est ici présenté de manière parodique. Un garçon en teeshirt rouge (Lorenzo Misuri au soir du 24 octobre) se fait voler son chapeau alors qu’il est placé à l’autre extrémité du mûr par une nymphette (Juliette Itou). Il entreprend ensuite de la poursuivre et peine à la rattraper. Des garçons facétieux, coiffés de cotillons pointus, apparaissent par des portes ménagées dans le mur et entreprennent des danses de séduction outrées et ridicules (mention spéciale sur les différents soirs à Philippe Solano, à Kleber Rebello, à  Amaury Barreras Lapinet ou encore à Eneko Amoros Zaragoza). On pense à la version parodique du Sacre du Printemps par Paul Taylor, The Rehearsal, qui remplace le terrible sacrifice par une savoureusement stupide enquête policière.

On apprécie aussi que le mur remplace par sa verticalité l’horizontalité de la table des versions Nijinska et Béjart. Jusque à la mi-temps de la pièce, ce décor protéiforme joue le rôle de lampe merveilleuse ou de boite de Pandore, laissant s’échapper des danseurs et danseuses qui nous ébaubissent par des passes chorégraphiques subreptices et fuyantes. Une transe joyeuse avec des cris est la culmination de  cette partie.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Elle est stoppée net, comme l’orchestre, lorsque le mur se plie en deux pans, définissant l’angle concave d’une pièce en perspective cavalière. L’ambiance change alors du tout au tout, Une fille (Solène Monnereau le 24, Tiphaine Prevost le 25) se retrouve alors coincée dans l’angle de la pièce et trois gars, qui semblent être devenus des excroissances du mur, l’emprisonnent et la maltraitent. La musique du Boléro n’est d’abord plus qu’un vague grésillement qui sort de la coulisse. Mais, même lorsque l’orchestre recommence à jouer la partition lancinante, on comprend désormais qu’on est dans un asile de fous. Les escalades du mur, qui semblaient juste facétieuses au début, deviennent un enjeu de fuite. La transe est devenue démente. La scène de la fille qui batifolait, poursuivie par un garçon, se répète sur un tout autre registre. Elle est maintenant poursuivie par des prédateurs en trenchs-camisole.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Tout cela fait-il référence à la démence qui eut raison du compositeur ? Les cliquetis métalliques du mûr sont-ils la prise en compte tardive du souhait original du compositeur, qui voulait que le Boléro représente la sortie d’ouvriers d’une usine ? L’œuvre est assurément d’une grande richesse de sens possibles.

On reste bien un peu circonspect face au choix d’Inger de terminer sa pièce avec le Für Alina d’Arvo Pärt même si elle se justifie en termes de narration. Dans cette partie au style Ekien (rendu très évident le 24 par Ramiro Gómez Samón et Kayo Nakazato), le couple initial se retrouve dans ce quotidien gris et déprimant initial qui pourrait expliquer a posteriori la folie. On est particulièrement touché par le duo du 25 octobre. Aleksa Zikic a une palette expressive étendue, passant subtilement du facétieux à l’émouvant et Georgina Giovannoni, qu’on n’avait pas encore eu l’occasion de voir se distinguer, est une interprète qui passe très assurément la rampe.

« Walking Mad ». Ballet du Capitole. Georgina Giovannoni et Aleksa Zikic. Photographie David Herrero.

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« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé vient plus tôt que Boléro dans la chronologie des partitions de ballet de Maurice Ravel : c’est en fait la toute première quand Boléro est la dernière. Dès 1909, Serge de Diaghilev avait commandé la partition au jeune compositeur pour la saison 1911. La chorégraphie était confiée à Michel Fokine qui avait souhaité travailler sur ce thème. En 1904, le jeune danseur, enthousiaste et iconoclaste, avait proposé un ballet sur ce thème à la direction des Théâtres impériaux accompagné d’un plan de réforme du ballet qui, entre-autres, proposait de jeter les tutus et les pointes à la corbeille. La direction n’avait pas donné suite à la mise en œuvre de ce Daphnis mais avait néanmoins initié une réforme des costumes. En termes d’avancées chorégraphiques, Fokine, qui entre-temps avait vu danser Isodora Duncan lors de la saison 1904, avait dû attendre 1907 pour créer un ballet sur un thème antique : Eunice, librement inspiré du roman « Quo Vadis ? » d’Henryk  Sienkiewicz. Ne pouvant obtenir des danseurs qu’ils dansassent pieds-nus, il avait fait peindre des doigts de pieds sur leurs chaussons afin de faire plus naturel.

Il n’y a pas de pointes non plus dans le ballet de Thierry Malandain qui rend hommage au chorégraphe d’origine de Daphnis en évoquant certains de ses principes mais en les fondant dans sa propre gestuelle. On retrouve les poses de profil harmonieuses et non anguleuses comme celles du Faune de Nijinsky, créé la même saison, en 1912. Les pas sont glissés plutôt qu’attaqués du talon. Les rondes ont la part belle, soulignant le côté tourbillonnant de la partition du ballet. Les lignes même ont une qualité ondulatoire : au début du ballet par exemple, nymphes et bergers, tous en jupes plissés soleil vert d’eau, avancent en ligne vers le proscenium. Chaque danseur partant des extrémités vers le centre opère un quart de tour en décalé. On est invité à une célébration panthéiste …

L’un des apports majeurs de Malandain à Daphnis et Chloé est d’avoir décidé d’attribuer à un danseur le rôle de Pan qui, aussi bien dans le ballet de Fokine que dans le plus récent Daphnis de Benjamin Millepied à l’Opéra, n’apparaissait pas alors que c’est lui qui délivre Chloé, enlevée par des pirates. Il y a au passage des similitudes dans les défauts de l’argument de Daphnis et celui du ballet Sylvia, tous deux inspirés de poèmes pastoraux : les bergers y sont des tendrons impuissants.

« Daphnis et Chloé ». Philippe Solano (Pan), Kleber Rebello (Daphnis) et Solène Monnereau (Chloé). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Dans la version Malandain, c’est un trio et non un duo qui ouvre le ballet. Daphnis et Chloé sont protégés par le dieu Pan qui préside à leurs amours tout en recevant leur hommage (la ronde des deux protagonistes, les bras en couronne écartée, autour du dieu). Au soir du 24 octobre, Philippe Solano est un peu comme une statue animée d’Eros ; à la fois sensuel mais conscient de sa condition divine. Le mouvement est ample, contrôlé et serein. En Chloé, Solène Monnereau a quelque chose de Claire Lonchampt, la muse du chorégraphe à Biarritz ; elle distille ce même genre de retrait vibrant qui la fait aimer. Kleber Rebello, Daphnis, est particulièrement émouvant dans son duo des doutes avec Lycénion (Kayo Nakazato, concentré de sensualité affirmée qui cambre du bassin avec un chic très crâne). Les courses arrêtées, le cou rentré dans les épaules, les yeux au sol, créent tout le personnage.

« Daphnis et Chloé ». Kayo Nakazato (Lycénion) et Jeremy Leydier (Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Une autre qualité du Daphnis et Chloé de Thierry Malandain est qu’il offre une vraie progression dramatique au couple secondaire. Pan sert de pivot entre le couple qui s’est reconnu d’emblée et celui qui ne se satisfait pas de son lot. A la fin du ballet, Malandain a créé un charmant pas de deux, très Papageno-Papagena, pour Lycénion et Dorcon, le prétendant éconduit de Chloé. Jeremy Leydier (qui avait déjà exécuté une belle variation des biscotos aux maladresses étudiées) s’y montre absolument touchant : ses rapides pas courus, son dos courbé pour faire oublier ses grands abatis, ses baisers timides puis gourmands ; tout émeut.

« Daphnis et Chloé ». Natalia de Froberville (Chloé) et le Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Le 25 octobre, on retrouve à peu près la distribution de la création en 2022. Alexandre de Oliveira Ferreira est plus charnel que Solano en Pan. C’est un faune plutôt qu’un dieu. En Daphnis, Ramiro Gomez Samon est un jeune homme idéal dans sa naïveté. La simplicité de sa variation du concours  séduit. C’est un parfait berger de Pastorale. Natalia de Froberville quant à elle, montre toute la beauté classique latente dans la chorégraphie de Malandain pour Chloé. Durant sa première variation, Rouslan Savdenov, Dorcon, pastiche savoureusement le style du ballet soviétique. Tiphaine Prévost est une capiteuse et primesautière Lycénion. Elle n’est pas sans évoquer la Sirène de Balanchine dans le Fils prodigue. Sa marche en pont avec développés ou encore ses gestes explicites sont exécutés avec sobriété et efficacité. Cela rend son pas de deux final de l’épanouissement avec Dorcon d’autant plus inattendu et émouvant.

"Daphnis et Chloé". Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

« Daphnis et Chloé ». Tiphaine Prevost et Ramiro Gomez Samon (Lycénion et Daphnis) . Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

Daphnis et Chloé est une authentique réussite de Thierry Malandain.

Par rapport à 2022, on regrettera seulement que le changement de lieu ait fait perdre un effet scénique poétique. Dans l’arène de la Halle aux grains, les chœurs cachés par le cyclo en fond de scène, étaient placés sur un balcon en face du public. Lorsqu’ils chantaient, ils apparaissaient comme flottant au-dessus de la scène, tel une assemblée des Olympiens commentant l’action. La scène du Capitole n’est pas assez profonde pour reproduire cet effet. Les excellents chœurs sont toujours placés en hauteur mais au 3e balcon de côté à Jardin, ce qui créé un certain déséquilibre pour l’oreille selon le côté où l’on se trouve dans la salle. Espérons que Daphnis pourra être repris un jour dans son écrin d’origine pour bénéficier de nouveau de cet attrait supplémentaire.

« Daphnis et Chloé ». Alexandre Ferreira De Oliveira (Pan), Natalia de Froberville et Ramiro Gomez Samon (Daphnis et Chloé), Tiphaine Prevost et Ruslan Savdenov (Lycénion et Dorcon). Ballet du Capitole. Photographie David Herrero.

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Voilà donc un bien beau programme d’hommage à Ravel. Sous la baguette inspirée de Victorien Vanoosten et avec les chœurs du Capitole dirigés par Gabriel Bourgoin, le Ballet du Capitole se montre à la hauteur de sa renommée de compagnie classique et néoclassique nationale et internationale. On s’étonne donc d’autant plus de remarquer que, dans les espaces publiques du théâtre, la plupart des photographies qui les décorent soient désormais consacrées aux productions lyriques : une photographie du Chant de la Terre de Neumeier et tout serait dit ? La saison dernière, au moins deux programmes réussis ont donné lieu à de belles photographies de David Herrero : le programme Glück-Jordi Savall et la Coppélia de Jean-Guillaume Bart. Et que dire de Daphnis et Chloé ? On espère que cet oubli n’est que conjoncturel…

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