Ça devient compliqué. Pour leur traditionnelle fête du 15 août, les Balletonautes doivent à la fois surprendre et s’inscrire dans la continuité, viser la classe mais éviter l’institutionnalisation, distraire sans négliger la solennité… Comment se renouveler alors qu’on a déjà beaucoup navigué entre Bastille et Garnier ? S’éloigner de la capitale ? Ç’aurait été indélicat : les danseurs en tournée au Japon ont calé leurs dates exprès pour être de retour à Paris à temps, on n’allait pas les en remercier en leur imposant un trajet supplémentaire.
Par ailleurs, pour la première fois depuis la création du site, les rédacteurs apprécient sans réserve les orientations de la direction de la danse, mais voulaient se prémunir de tout soupçon de connivence. Et puis, Cléopold est devenu si célèbre qu’on l’assaille de demandes d’autographes, ce qui l’empêche de s’amuser comme avant. Fenella aussi, regrette la légèreté des débuts, quand on pouvait se moquer des gens sans qu’elles vous cassent la figure à la sortie ou, pis, vous bloquent sur Instagram.
Pour résoudre ce casse-tête, une seule solution : organiser le raout… dans le passé ! Grâce à un partenariat militaro-high-tech, un des portiques de sécurité du palais Garnier a été placé sur une faille spatio-temporelle transportant les invités dans un temps indéfini : on a réglé le voyage sur « moins 10 ans », sans garantie de résultat, car la molette était grippée. Les enjeux technologiques ont été si lourds à gérer qu’on a mis l’intendance en pilotage automatique : ce serait champagne à volonté, buffet Lenôtre et Claire Chazal en maîtresse de cérémonie. Rien à raconter de ce côté-là.
Pour le voyage dans le temps, on a frisé le succès complet : tout le monde est arrivé, comme prévu, à la rotonde Zambelli, nanti d’un visage rajeuni. Un petit bémol, tout de même : le transfert a eu pour résultat imprévu d’altérer la mémoire des invités. Chacun semble avoir perdu au passage un pan de son histoire – et parfois, sur une période plus longue que la décennie.
Ainsi, Sylvie Guillem ne se souvient pas avoir claqué la porte de l’Opéra en 1989, et fait des courbettes à tous ses anciens professeurs, comme du temps de l’École de danse. Brigitte Lefèvre a oublié toutes les vacheries que les Balletonautes ont débitées sur son mandat, et elle les embrasse comme du bon pain. À l’inverse, Laura Hecquet tord le nez : elle ne sait plus qu’elle vient chercher un prix, mais se souvient qu’on la traite souvent de biscotte. Plus compliqué, Benjamin Millepied salue tout le monde comme s’il était la puissance invitante. Apparemment, il ne sait pas qu’il est parti aussi vite qu’il était arrivé.
Par chance, José Martinez est certain qu’il est directeur, mais ne sait plus de quelle compagnie. James, qui se pique d’être polyglotte, lui parle en espagnol et l’appelle José Carlos en faisant exploser la jota, ce qui entretient son trouble. On évite donc l’incident diplomatique. Heureusement qu’on n’a pas invité Aurélie Dupont (pour la première fois, elle n’a eu aucun prix).
Pour la plupart des gens, la perte de mémoire couvre les événements des trois dernières saisons. Pap Ndiaye, cosignataire du rapport sur la diversité à l’Opéra de 2021, se souvient avoir déjà rencontré des gens qui marchent en canard, mais ne sait vraiment plus pourquoi. Un danseur-étoile croit qu’il est toujours dans le corps de ballet, avec lequel il est tout soudain amical.
L’avantage d’un voyage dans le temps est qu’on peut y retrouver les personnes récemment disparues, comme si de rien n’était. Claude Bessy – la seule à n’avoir rien oublié, elle vit un printemps éternel – apostrophe gaiement Attilio Labis, et lui raconte sa soirée d’hommage du mois d’avril. Michaël Denard, toujours solaire, danse un peu de Béjart avec Patrick Dupond, toujours généreux.
Comme on a égaré la feuille de remise des prix, on distribue les trophées de mémoire. En s’y mettant à plusieurs (organisateurs et récipiendaires), on arrive à reconstituer le puzzle, sauf pour les prix collectifs, où il y a forcément du mou : pour les distributions masculines bof-bof de l’hommage à Patrick Dupond, faut-il inclure les rôles solistes, descendre aux semi-solistes, réserver le prix à ceux qui étaient vraiment mauvais, ou aussi aux « pas si pires », comme on dit à Québec ? Comme d’habitude, on n’échappe pas à une légère bronca : comme chaque année, les prix Balletos échauffent l’ego.
Et comme c’est la règle pour chaque cérémonie réussie depuis nos origines, l’ambiance sur le dancefloor apaise les tensions. Mais au moment de rentrer chez soi, un doute s’empare de l’assistance : tout le monde parviendra-t-il à revenir dans le présent ? Manquera-t-il des danseurs à la rentrée ? Suspense !

Le trophée Balleto d’Or est une tête de Poinsinet en plastique doré à l’or fin.
