Archives de Tag: Kenneth MacMillan

Manon de MacMillan ou l’art du pas de deux. Vidéo commentée.

Manon, aujourd’hui reconnu comme un chef d’œuvre de MacMillan, n’a pas été d’emblée accepté comme tel. Le public l’a adopté presque instantanément mais la critique a fait grise mine. Ceci tient sans doute à l’histoire mouvementée de sa création. Antoinette Sibley s’étant blessée pendant les répétitions, le rôle de Manon a en en fait été créé sur deux danseuses. Sibley et Jennifer Penney. Il a donc fallu du temps pour que le personnage central se mette en place. Manon semblait donc à la critique l’addition des grandes qualités et des petits défauts du chorégraphe.

En 1974, Arlene Croce, la critique du New York Times, écrivait :

Le soir de la première, quand des Grieux se présentait à Manon, il semblait dire : « Madame, je suis Anthony Dowell. Remarquez mes tours, mon parfait développé en attitude devant ». Et sa réponse était : « Si vous êtes Anthony Dowell… Je dois être Antoinette Sibley ! Faisons un de nos [fameux] pas de deux Sibley-Dowell ». Et ils se sont exécutés.

Pour cruelle qu’elle soit, cette critique met le doigt sur un aspect central des ballets d’action de MacMillan. Le pas de deux comme entité narrative. Depuis son Roméo et Juliette de 1965, le génie particulier de MacMillan dans ce domaine était évident. Roméo et Juliette, c’est même beaucoup de pantomime intercalée entre les soli et les pas de deux. Dans Manon, MacMillan chorégraphie plus pour les ensembles mais ce qu’on retiendra, ce sont les quatre grands pas de deux et deux solos pour chacun des protagonistes principaux qui se répartissent sur trois actes.

Voyons comment ils sont construits au travers de l’un d’entre eux, celui de la chambre (Acte 1, scène 2) sur une page de la Cendrillon de Massenet [acte 1, air « résigne toi Cendrille »]. Notez la référence picturale au célèbre « Verrou » de Fragonard.

J’ai choisi une vidéo parisienne des années 90 avec Isabelle Guérin et Manuel Legris. La qualité de l’image est médiocre mais le souffle passe et les interprètes y déploient cette qualité française, loin des minauderies qu’on peut voir parfois dans ce ballet.

Si MacMillan avait voulu s’affranchir de l’Opéra éponyme de Massenet en ne choisissant que des pages extraites d’autres oeuvres du compositeur, on peut dire cependant que le pas de deux est véritablement construit comme un duo d’Opéra, à savoir qu’il se divise en une sorte de récitatif dansé qui évite soigneusement l’exposition des sentiments par la pantomime (du début à 2mn 50), suivi de ce qui peut être à proprement parler « le pas de deux » (jusqu’à 4mn55).

Dans la première partie, le récitatif, le charme de Manon est exposé : le naturel avec lequel Isabelle Guérin jette la plume de Des Grieux (à10s) ou encore sa façon de « virevolter » en déboulés autour de son  amant (à 24s) démontrent à la fois son charme sans affectation ainsi que son emprise sur lui. La danse est loin d’être absente et les amants sont presque présentés sur un pied d’égalité. Regardez la pirouette en dehors agrémentée de petits ronds de jambe qui s’achève en développé arabesque (55s =>1’20). Cet enchainement, reproduit presque exactement par des Grieux, semble exprimer l’accord profond des deux amants. Le récitatif dansé s’achève sur une série de mouvements d’adage qui laissent le spectateur respirer sur la musique (2’08=>2’50). Des Grieux dépose lentement Manon, droite comme un « i » au sol en la tenant par la nuque, elle se love dans ses bras et, quand on s’y attend le moins, elle passe d’une pose assise sur ses genoux à un développé en arabesque penchée. C’est le moment choisi pour un long et langoureux baiser.

Le pas de deux lyrique peut alors commencer (2’50=>4’55). On y retrouve de nombreux caractères du style MacMillan : des portés acrobatiques hérités de la danse soviétique, nécessitant une grande souplesse de dos de la part de la ballerine et une force peu commune chez le garçon. L’argument n’est cependant jamais oublié. À un moment, des Grieux semble se préparer à faire tournoyer sa partenaire tel un lanceur de marteau dans une compétition olympique (3’15), c’est pour la retrouver une fraction de seconde gracieusement étendue en arabesque à ses pieds. On y trouve aussi des promenades décalées très aérodynamiques (à 3’50) – le partenaire se tient souvent très éloigné de sa ballerine donnant un côté respiré à l’ensemble -. Regardez également, le porté à la fois bizarre et charmant ou Manon exécute de petites cabrioles, presque assise dans les bras de son partenaire. Aidée des mouvements de bras du danseur, elle semble se transformer en blanche colombe (3’57). MacMillan a ce génie de la pose finale qui vous permet de fixer dans votre mémoire l’enchaînement qui l’a précédé. Il n’hésite pas à reproduire une à deux fois la prouesse pour vous y aider. Mais loin d’une répétition, un procédé somme toute très classique, il continue à vous mener vers une plus fine compréhension du sens du pas de deux. Ici, au travers de l’acrobatie, c’est le sentiment d’absolue confiance qui règne entre Manon et des Grieux. La duplicité de Manon, c’est dans son pas de trois avec GM et Lescaut ou encore dans la scène chez Madame qu’on la trouve. À ces moments, elle développe des mouvements plus affectés des épaules et des poignets. Mais dans tous ses pas de deux avec des Grieux, c’est la candeur des sentiments qui règne en maître.

Un pas de deux de MacMillan, surtout dans Manon, cela se termine au sol (4’34 à la fin). Combien de variations peut-on trouver au thème de l’enlacement amoureux ? Une infinité, vraisemblablement.

Commentaires fermés sur Manon de MacMillan ou l’art du pas de deux. Vidéo commentée.

Classé dans Hier pour aujourd'hui, Vénérables archives

Manon : fini de jouer

L’Histoire de Manon – Ballet de Kenneth MacMillan d’après le roman de l’abbé Prévost –  Musique: Massenet ; Décors: Georgiadis. Opéra de Paris. Représentation du 21 avril (Osta, Le Riche, Bullion, Renavand, Phavorin)


Est-ce vraiment une œuvre britannique ? Au soir de la première de L’Histoire de Manon, porté par le chic du corps de ballet, la beauté des costumes et les couleurs de l’orchestre, on s’est pris à se demander si ce ballet n’était pas fondamentalement parisien. Et puis, toutes les parties d’ensemble – notamment les scènes de foule dans la cour de l’hôtellerie au début et la danse des trois garçons au deuxième acte – avaient un fini, une délicatesse, une légèreté qu’on voit rarement ailleurs.

Et Manon, est-ce vraiment un rôle difficile ? On en douterait presque, à voir danser Clairemarie Osta, qui paraît se laisser porter par la chorégraphie de MacMillan. Laquelle, dense et dramatique, aide sans doute beaucoup. Mais donner l’impression que cela coule de source relève, bien sûr, de l’art de l’interprète. Dans le premier tableau, Mlle Osta a les bras et les mains qui badinent comme les branches et les feuilles d’un arbre. Elle n’est pas femme-enfant pulpeuse comme Tamara Rojo, elle est femme-printemps. Contente de plaire, elle saisit les aubaines plus qu’elle ne calcule, et quand elle cède à Monsieur de G.M., on voit son incrédulité devant le luxe – qui est, selon une définition chipée à Claude Habib, ce à quoi on s’habitue tout de suite. En femme-trophée à l’acte II, elle joue son rôle confortable, que la présence de des Grieux perturbe (quand elle l’aperçoit, son buste se crispe).  À la fin de l’acte III, dans les marais de Louisiane, on voit déjà, dans ses bras, la rigidité de la mort. Elle ne saute pas dans les bras de son amant, elle y fait la toupie. Ce n’est presque plus dansé. Fini de jouer.

Nicolas Le Riche ne s’est pas montré un des Grieux complètement idéal : son solo devant Manon lors de la scène de l’auberge fait trop séducteur aguerri et il manque de légèreté. En revanche, il est éloquent dans la variation de l’acte II où il rumine, solitaire, contre la trahison de Manon, et tous les pas de deux – notamment celui de la chambre, dont Cléopold nous donnera bientôt une analyse commentée – fonctionnent très bien.

À Londres, le rôle de Monsieur G.M. est généralement confié à des danseurs plutôt âgés et épais, dont la passion prend un tour plus libidineux que libertin. Stéphane Phavorin est, au contraire, un fin aristocrate gourmé au long cou. On le croirait tout droit sorti d’un tableau du XVIIIe siècle.

En Lescaut, Stéphane Bullion n’est pas assez brillant dans sa variation pyrotechnique de l’acte I. Durant la soirée dans l’hôtel particulier de Madame, il fait bien le pitre – à la fois en danse et en expressions – mais globalement, on attend plus de mordant dans le rôle. Alice Renavand, légère et spirituelle, donne en revanche entière satisfaction. Il y a de la Kitri chez cette ballerine. Allister Madin est un chef des mendiants vif, léger et spirituel. Après son Idole dorée il y a quelques semaines à Bastille, voilà encore un rôle qui lui réussit.

Koen Kessels sauve l’année Massenet. Sa direction musicale, bien plus fine que la battue sans esprit d’Evelino Pidò dans l’opéra Manon, massacré il y a quelques mois à Bastille, rend mieux justice au compositeur. Merci pour lui.

 

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Commentaires fermés sur Manon : fini de jouer

Classé dans Retours de la Grande boutique

Manon au miroir (de son époque)…

Pauline Montessu dans Manon, costume par Lecomte, 1830.

La première mouture chorégraphique de Manon n’a pas été créée à Londres mais bien à l’Opéra de Paris, alors nommée Académie royale de Musique. C’était le 3 mai 1830, à la toute fin de la Restauration. Autant dire que l’argument du ballet s’éloignait drastiquement du roman de l’abbé Prévost. À cette époque, l’Opéra dépendait encore de la « maison du roi » et le roi n’était autre qu’un ex-polisson, repenti jusqu’à la bigoterie, Charles X. À la tête de ce ministère, se trouvait un autre gentilhomme ultra, le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld, assez bien pensant pour avoir « fait rallonger les jupes des danseuses ». Trente ans plus tard, les auteurs d’ouvrages sur l’Opéra raillaient encore le pudibond ministre. Pour sa décharge, il faut avouer qu’il y avait fort à faire au sein de la maison, où les archives n’étaient guère tenues et où les passe-droits (notamment le passage salle-scène) prenaient vite force de droit coutumier. Or la licence était d’autant moins bien vue que, dix ans auparavant, le duc de Berry avait eu la mauvaise idée de se faire assassiner à la sortie de l’Opéra, un soir où il venait visiter sa maîtresse, une danseuse.

Pauline Montessu : Les artistes contemporains, 1832

Pauline Montessu, la créatrice du rôle, était elle même la maîtresse du directeur de l’Opéra, Lubbert. Elle avait dû longtemps attendre une opportunité car sa rivale, Lise Noblet, avait des attaches encore plus haut placées. Mais pour Sosthène de La Rochefoucauld, si la licence régnait quelque peu dans les coulisses, elle n’aurait pas droit de cité sur scène.

Le livret d’Eugène Scribe découpait l’action en trois actes. La musique était une des premières compositions pour la scène de Fromental Halévy. Il y avait introduit le premier leitmotiv de l’histoire du ballet et s’était amusé à pasticher des chansons populaires du XVIIIe. Aumer signait là sa dernière chorégraphie pour l’Opéra.

Le premier acte s’ouvre dans les jardins du Palais Royal (scène 1). Des Grieux (Ferdinand) signe étourdiment ce qu’il croit être une reconnaissance de dette à un sergent recruteur pour pouvoir acheter un bracelet précieux à Manon (Montessu). Pendant ce temps, celle-ci accepte l’invitation du marquis de Gerville (GM) de se rendre à l’Opéra. S’apercevant de sa méprise, Des Grieux fausse compagnie aux soldats d’incorporation et se précipite à la poursuite de sa belle. Il arrive à l’Opéra alors qu’on donne un ballet (scène 2) mais est rattrapé par les soldats avant d’avoir pu rejoindre Manon.

A l’acte II, on retrouve Manon chez GM. Elle y reçoit une leçon de danse de Camargo (excusez du peu!). Elle apprend alors le sort de des Grieux et supplie GM de le libérer. Celui-ci n’y consentira que si Manon accepte de devenir sa maîtresse et de ne plus revoir son jeune amant. Mais voilà que des Grieux, qui s’est encore échappé, entre par la fenêtre (quelle santé!). Les deux amants s’apprêtent à fuir quand ils sont surpris par GM. Des Grieux est arrêté et Manon condamnée à la déportation en Louisiane.

A l’acte III, on voit Manon intercéder dans sa prison pour la jeune esclave Niuka (Marie Taglioni, qui allait créer quelques mois plus tard le ballet des nonnes de Robert le Diable). Elle subit les avances appuyées du geôlier Synelet (Aumer, le chorégraphe du ballet). Mais des Grieux qui l’a suivi jusqu’aux Amériques (quelle santé, mais quelle santé!!) est parvenu à soudoyer un gardien pour rejoindre celle qu’il aime. Avec l’aide de Niuka, tout ce petit monde s’échappe de prison et fuit dans le désert. Manon y meurt d’épuisement alors qu’une troupe, menée par le nouveau Gouverneur de Louisiane (GM ! Ne me demandez pas comment et pourquoi ?) venait pour les sauver… Des Grieux, tel Albrecht dans certaines versions de « Giselle », mourait avant le baisser du rideau.

Dans cette version, Manon n’était donc pas la courtisane qu’on attend bien souvent lorsqu’on évoque le roman de l’abbé Prévost, mais une gentille étourdie, à peine légère, qui se sacrifiait pour son amant. Une sorte de Dame aux Camélias avant la lettre, en somme. Il n’y avait, de surcroit, aucun frère tricheur et entremetteur.

Pourquoi avoir monté Manon à une époque où la licence était si peu tolérée ?

L’aspect « décoratif » est l’un des arguments le plus souvent avancé. Les décors de Pierre Cicéri citaient, dit-on, les peintures de Boucher et de Watteau. Les costumes d’époque 1730 étaient très exacts. Un machiniste avait même créé la sensation en inventant un procédé qui donnait l’impression que le bateau qui amenait des Grieux à la Nouvelle Orléans grandissait en s’approchant du quai.

Signe du temps, les danses du XVIIIe siècle étaient traitées de manière parodique. Les pauvres Mesdemoiselles Sallé et Camargo étaient assez cruellement singées. En 1830, les beautés de 1730 paraissaient infantiles…

Sacrilège ? Inexactitude ? « Stupide XIXe siècle » ?

La Manon hyper sexuée et parfois calculatrice de MacMillan, offre-t-elle une vision plus fidèle à l’esprit du roman que celle du ballet d’Aumer et d’Halévy ? Nous avons vu, grâce à James, que la lettre était rarement respectée.

Pas si sûr…

Il est néanmoins fascinant de voir que cette figure de la légèreté féminine est toujours convoquée sur des scènes, sommes toutes, assez traditionalistes; que ce soit l’Académie royale de Musique sous Charles X, la salle Favart des années 1880 (pour la Manon de Massenet) -on y fiançait, à l’entracte, les jeunes filles de la bonne bourgeoisie- ou encore le Royal Ballet -celui des années 70, qui créait son répertoire avec, toujours en vue, une saison new-yorkaise, une destination notoirement conservatrice du point de vue sexuel-. En 1974, relatant l’une des premières représentations de Manon, Mary Clark écrivait déjà dans le Guardian : « En somme, Manon est une catin et des Grieux un imbécile et ils évoluent dans la plus inappétissante compagnie. ».

Cependant, Manon, bien que protéiforme dans ses différentes incarnations théâtrales, reste toujours une mise en garde contre les passions déréglées. N’est ce pas le point central et invariant du roman de Prévost ?

Commentaires fermés sur Manon au miroir (de son époque)…

Classé dans Hier pour aujourd'hui

Les personnages dans « L’Histoire de Manon »


Manon. Chez l’abbé Prévost, des Grieux fait son récit à un homme de qualité, dont nous lisons en fait les Mémoires. Il rencontre pour la première fois notre héros à Pacy-sur-Eure, quand il suit sa Manon en route pour les Amériques. Elle est enchaînée à d’autres filles de joie, mais son « air » et sa « figure » sont « si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang », nous dit le narrateur. Dans la première édition du roman, Prévost écrivit même « pour une princesse ». Nous voilà donc favorablement prévenus envers une héroïne que sa déchéance parvient si peu à avilir que l’homme de qualité ressent à sa vue « du respect et de la pitié ». Manon se montre ainsi irréductible aux catégories où on voudrait l’enfermer : adorable malgré ses trahisons, noble en dépit de ses friponneries, innocente dans la rouerie et honnête jusque dans l’intention de vol…

Une Manon sur scène doit donner à voir l’ambivalence. Il lui faut, en particulier, être sensuelle sans aguicher, et digne sans froideur. L’opacité est une bonne option. Tamara Rojo explique très finement (dans le DVD où elle apparaît au côté de Carlos Acosta) que Manon se rend compte immédiatement de l’intérêt qu’elle suscite chez les autres. Elle en est flattée et sait vite comment en jouer, mais il n’y a qu’avec son chevalier que le désir est réciproque. Le minimum syndical pour une interprétation réussie : ravir d’emblée le cœur du spectateur.

Des Grieux. Le roman nous le présente aussi sous un jour flatteur (« on distingue, au premier coup d’œil, un homme qui a de la naissance et de l’éducation (…) Je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvement, un air si fin et si noble que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien »). Le rôle est celui d’un danseur noble par excellence. Par exemple, Anthony Dowell, le créateur du rôle en 1974 (immortalisé dans un DVD de 1982 avec Jennifer Penney). Des Grieux est doux, naïf et droit, sa danse est exaltée et délicate (par exemple dans l’adage de séduction du premier acte, où il déploie toute la grâce de ses arabesques et de ses bras en offrande). Ses tourments sont expressifs, profonds mais retenus. Le seul moment où il plastronne un peu, c’est après avoir zigouillé le geôlier qui tourmentait sa belle au troisième acte. On lui pardonne volontiers.

Lescaut. Est-ce vraiment le méchant ? Il maquignonne sa sœur et ne s’embarrasse d’aucun scrupule. Mais il a la séduction du soldat (voir sa variation ostentatoire du premier acte, qui contraste avec l’adage si timide et peu assuré du chevalier des Grieux) et la drôlerie pour lui (inénarrable pas de deux de soûlerie chez Madame au deuxième acte). Il meurt avant la fin, comme chez Prévost. MacMillan lui donne une place centrale : c’est sur lui, assis dans le noir au milieu de la scène, que s’ouvre le spectacle. Il nous contemple immobile, avant de mettre en mouvement l’histoire. Redoutable procédé, qui rend le spectateur complice du corrupteur. Le créateur du rôle, David Wall, interprétait aussi le personnage de des Grieux en alternance avec Dowell.

La maîtresse de Lescaut. C’est incontestablement la gentille. Lescaut la traite durement, lui expliquant dès le début de l’histoire que si elle ne lui obéit pas, elle finira dans la charrette des prostituées envoyées en exil. Le rôle peut paraître mineur, mais il fait discrètement contrepoids. Dans le demi-monde où évoluent les personnages, Manon est la figure lunaire au succès et au destin exceptionnels. La maîtresse de Lescaut, qui ne grimpe ni ne dégringole, en est le visage ordinaire, résigné et joyeux. Un oiseau qui connaît bien les limites de sa cage. Monica Mason est la créatrice du rôle.

Monsieur G.M. Il condense en une seule personne les trois principaux protecteurs de Manon dans le roman. Dans le ballet de MacMillan, Monsieur G. M. est présent et s’intéresse à Manon dès l’origine. Il entretient luxueusement sa protégée, mais rien n’empêche qu’il l’aime sincèrement et soit blessé qu’elle lui préfère un autre. Le personnage n’est pas aimable, mais il n’est pas ridicule.

Madame. C’est la mère maquerelle des salons parisiens. Au deuxième acte, qui se déroule chez elle, elle sait très bien forcer une fille à danser avec celui dont elle ne veut pas.

Le chef des mendiants. Rôle de demi-caractère. À son corps défendant, il permet à Lescaut de jouer les types honnêtes auprès de Monsieur G.M.

Le geôlier. Horriblement libidineux.

Commentaires fermés sur Les personnages dans « L’Histoire de Manon »

Classé dans Hier pour aujourd'hui

Aux sources de Manon

L’Histoire de Manon – ballet en trois actes inspiré du roman de l’abbé Prévost – chorégraphie de Kenneth MacMillan – Musique de Jules Massenet – du 21 avril au 13 mai 2012 à l’Opéra national de Paris.

 

Un « exemple terrible de la force des passions »

Il est plus que temps, avant d’assister à L’Histoire de Manon, que le ballet de l’Opéra de Paris présente ces jours-ci, de se replonger dans le roman où le ballet puise son inspiration. La première édition de l’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut parut en 1731. Le livre de l’abbé Prévost plut beaucoup, et plaît encore. Pourquoi donc? Fions-nous à Montesquieu: « le héros est un fripon et l’héroïne une catin« , mais les mauvaises actions du premier ont « pour motif l’amour, qui est toujours un motif noble, quoique la conduite soit basse« .

 « J’étais né pour les courtes joies et les longues douleurs », nous dit des Grieux. Voilà un tout jeune homme enlevant impromptu une jeune fille que son « penchant au plaisir » destinait au couvent. Au bout de 12 jours, elle le trahit au profit d’un protecteur richement doté. Il se tourne alors vers la prêtrise. Deux ans après, Manon – qui a tiré une petite fortune de son premier protecteur – le relance. Il vit à nouveau avec elle, triche au jeu pour assurer le train de vie du ménage, mais de nouveaux malheurs d’argent mènent à des péripéties où le picaresque – prison, meurtre, filouteries ratées – s’allie au tragique. Manon meurt en Louisiane, où l’on éloignait à l’époque les filles de mauvaise vie. Enfin fidèle à son chevalier, qui l’y avait suivie.

De retour en France, c’est des Grieux, le veuf, l’inconsolable, qui nous raconte ses aventures. Nous excusons sa conduite par la puissance irrépressible de sa passion. Surtout, nous voyons Manon à travers ses yeux. Elle « pèche sans malice« , se dit-il, « elle est légère et imprudente, mais elle est droite et sincère« . Mue par la crainte de manquer, elle est sans force face à l’appât du luxe: « elle n’était plus rien, et elle ne se reconnaissait pas elle-même, lorsque, ayant devant les yeux des femmes qui vivaient dans l’abondance, elle se trouvait dans la pauvreté et le besoin ».  

Amorale et adorable, la figure de Manon reste un mystère. Tout l’art du romancier est de suggérer l’émotion qu’elle suscite et d’enflammer notre imagination. Le portrait le plus précis de Manon est d’ailleurs… une comparaison en creux avec une jolie fille que la demoiselle a le toupet d’envoyer à son amant pour le désennuyer un soir où elle lui fait faux bond: « Elle était extrêmement jolie (…). Mais je n’y trouvai point ces yeux fins et languissants, ce port divin, ce teint de la composition de l’Amour, enfin ce fonds inépuisable de charmes que la nature avait prodigués à la perfide Manon« . Comment mieux dire que Manon est, mieux que charmante ou sensuelle, le charme et la sensualité mêmes?

Rien d’étonnant à ce que les nombreuses adaptations de Manon Lescaut – quatre opéras, quatre ballets, au moins huit films et une demi-douzaine de séries télévisées – concentrent l’attention sur l’héroïne, nouvel archétype féminin. En délaissant un peu la caractérisation de son amant, dont les tourments moraux sont au cœur du roman.

Sur scène, l’histoire de Manon et des Grieux est forcément celle d’une attraction vertigineuse. Ce n’est pas du tout trahir Prévost. À un moment où elle est prison, le chevalier dit  : « je souffrais mortellement dans Manon ». Comme s’il était son corps à elle. Un sentiment de fusion que l’art du ballet – comme celui du chant – peuvent aisément donner à voir ou à entendre.

Chaque adaptation se doit en tout cas d’incarner l’ambivalence de la belle. Dans l’opéra de Massenet, elle est à la fois gracile et rouée, coquette et sentimentale  (« je ne suis que faiblesse, et que fragilité »). Chez Puccini, la voici sensuelle, et terrifiée par la mort. Le romantisme est passé par là. Tout comme les adaptations plus récentes – Boulevard Solitude de Henze à l’opéra, Manon 1970 de Jean Aurel au cinéma- ont partie liée avec l’esprit du temps, entre halo marxiste et libération sexuelle.

Manon 1974

 L’adaptation de Kenneth MacMillan, sur un pot-pourri de musiques peu connues de Jules Massenet, arrangées par Leighton Lucas, n’échappe pas à la règle. Le chorégraphe anglais aimait les personnages aux prises avec la société: « Manon a moins peur de la pauvreté qu’elle n’a honte d’être pauvre. La pauvreté à cette époque équivalait à une longue mort lente« , a-t-il un jour expliqué. Les décors de Nicholas Georgiadis – inspirés de Fragonard, Boucher, Debucourt et Saint-Aubin – placent l’intrigue dans la seconde partie du XVIIIe siècle, quelque temps avant la Révolution. L’auberge de la première scène sombre dans la déréliction; quant au demi-monde de l’acte II, il évolue dans une reproduction assez fidèle d’Il Ridotto de Francesco Guardi, tableau d’un salon à Venise, où les canaux ne sentent pas toujours très bon.

L’histoire de la Manon de MacMillan est nécessairement simplifiée par rapport au roman : les trois trahisons de Manon sont réduites à une seule, le double séjour en prison des amants – chacun de son côté – est éludé et Manon ne va pas reconquérir le séminariste à Saint-Sulpice comme chez Massenet. Mais la trame d’ensemble est maintenue, à quelques variations près (en Louisiane, c’est au geôlier et non au neveu du gouverneur que des Grieux doit disputer Manon). Chez MacMillan, le frère de Manon gagne une maîtresse, et les scènes de genre (mendiants, prostituées, beuveries) font un arrière-fond chorégraphié de délabrement moral. « La plupart des grands et des riches sont des sots« , dit des Grieux chez Prévost pour se justifier de faire sa fortune aux cartes.

Trois moments de respiration

Prêtez l’oreille et ouvrez l’œil. Pas la peine d’être très éveillé pour retenir les moments forts d’un ballet chez MacMillan : la rencontre et l’adage de séduction du danseur, le pas de deux post-coïtal, les retrouvailles en demi-teinte, la mort verdâtre. On remarquera aussi aisément les scènes – au fond très crues même si sublimées par l’art du chorégraphe – où Manon est littéralement vendue à Monsieur G.M. par son frère (qui fait sniffer la marchandise en guise d’apéritif), et où elle circule d’homme en d’homme dans les airs, à la fois souveraine et dépendante.

Mais il y a aussi une mélodie de quelques notes, petit leitmotiv dont l’apparition donne à chaque fois une clé sur le personnage. Au premier acte, c’est la première caractérisation de Manon: elle comprend son pouvoir sur les hommes et s’en émancipe dans l’instant. Au second, c’est l’arrivée de Manon dans le salon de Madame : le regard se teinte d’amertume, elle est à la fois la plus belle et la plus seule (on songe à l’air du Cours la Reine dans l’opéra de Massenet: « Profitons bien de la jeunesse », soit, mais « Bien court, hélas est le printemps »). Troisième occurrence du Crépuscule de Massenet: la descente de bateau d’une Manon épuisée par la traversée de l’Atlantique. On lui a coupé les cheveux, elle voudrait se cacher, elle tombe de pointes, des Grieux la soutient et la protège tant qu’il peut. Nous revoilà chez Prévost: « Son linge était sale et dérangé, ses mains délicates exposées à l’injure de l’air; enfin tout ce composé charmant, cette figure capable de ramener l’univers à l’idolâtrie, paraissait dans un désordre et un abattement inexprimables« . On se doute déjà de la fin, c’est le moment de sortir les mouchoirs.

Commentaires fermés sur Aux sources de Manon

Classé dans Hier pour aujourd'hui

Romeo & Juliet : triomphe de la maturité?

ROH. Soirée du samedi. 24 mars (Leanne Benjamin-Edward Watson).

Parfois il faut savoir prendre des risques. Tout d’abord, passer d’Alice en matinée à Romeo & Juliet pouvait paraître un peu vertigineux. Mais n’avais-je pas déjà passé tout le spectacle à flirter avec le vertige et les changements d’échelle ? En fait et surtout, le fait de  confronter une nouvelle distribution au souvenir encore vivace du couple Cojocaru-Kobborg m’inquiétait le plus.

Samedi soir, le couple des amants tragiques était incarné par Leanne Benjamin et Edward Watson. Les rapports se devaient donc d’être chamboulés et les deux danseurs l’ont fait avec succès. Leanne Benjamin, au très sûr métier, évite l’écueil qui consisterait à essayer d’avoir l’air d’avoir quinze ans. Dès le début, elle a l’air d’être mure pour rencontrer l’homme de sa vie et ce n’est certainement pas ce Pâris que lui présentent ses parents. En même temps, dans cette première scène de la chambre,  Juliette reste indécise. Elle ne connaît pas encore Roméo. Tout change lors de la scène du bal. Dès qu’elle voit l’âme sœur apparaître au milieu d’un groupe de jeunes fille qu’elle accompagne de son luth, elle semble intuitivement découvrir tout un monde de duplicité féminine qu’elle va employer afin d’échapper aux griffes du mariage de convention auquel elle est promise. Il faut dire que Roméo, c’est Ed Watson avec ses longues lignes et son air fiévreux. Toutes les rencontres de ce couple seront désormais des corps à corps à la fois intenses et sereins. Leur amour fait d’eux les seuls adultes de ce monde où même les plus âgés semblent manquer de maturité. Lady Capulet (Genesia Rosato) nourrit trop d’amour pour son neveu Tybalt, le très charmeur Gary Avis. Celui-ci, bien loin des diables rugissants qu’on nous sert trop souvent, n’assassine pas Mercutio (excellent Brian Maloney, très convaincant dans sa scène de mort où il maudit les deux familles responsables de son funeste destin) ; il le transperce par accident et semble sincèrement le regretter. C’est Roméo qu’il voulait. Savait-il seulement pourquoi ? Même lord Capulet incarné par un très sobre William Tuckett fait preuve d’inconséquence, jouant l’inflexibilité devant sa fille éplorée mais s’effondrant comme un enfant qui a cassé son jouet favori quand il réalise qu’elle a mis fin à ses jours.

Et dans ce monde d’enfant, le couple formé par Roméo et Juliette tente de trouver sa voie. Un  moment m’a particulièrement marqué. Lors de la scène de la chambre, au moment des adieux, Juliette s’oublie et commence à couvrir de baisers, d’une manière désordonnée, le visage de Roméo. Ed Watson, désapprouvant cet enfantillage, secoue énergiquement les épaules de Leanne, la regarde et l’embrasse longuement, comme un mari.

Ce couple, dans un tout autre contexte, se serait installé et aurait eu des enfants… Et on s’est pris à espérer la victoire des amants de Vérone dans sa course contre la montre avec la mort. Espoirs déçus…

On ne peut s’empêcher de penser que le couple Benjamin-Watson ferait des merveilles dans la version Noureev.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

Edward & Melissa, Lauren & Federico

10 mars 2012, matinée & soirée, Romeo & Juliet (Kenneth MacMillan, 1965)

Il n’y avait pas de motif raisonnable pour retourner voir Romeo & Juliet après la prestation d’Alina Cojocaru et Johan Kobborg, dont Cléopold comme Fenella ont parlé ici même. Le souvenir encore frais des deux danseurs place la barre très haut. Et pourtant, on ne regrette pas le voyage.

À 23 ans, Melissa Hamilton est un des jeunes espoirs du Royal Ballet. Elle danse sa première Juliet en compagnie d’Edward Watson, qui remplace au pied levé son homologue Rupert Pennefather, forfait pour blessure. Elle est blonde, il est roux. Ces deux oiseaux-là ne feraient pas très couleur locale à Vérone, mais sur scène, leur coup de foudre est d’une évidence criante. Le longiligne Watson vole un peu la vedette à sa partenaire au premier acte : c’est à travers ses regards et sa danse respirée – notamment dans le solo à la mandoline à l’acte II, qui n’est pas prouesse mais adresse à l’aimée – qu’on perçoit la profondeur de son amour. Sa sensualité aussi, qui éclot dans le pas de deux du balcon. Mais Mlle Hamilton a du répondant: elle n’a pas que de belles lignes – et de surprenantes grandes mains -, elle a aussi des talents d’actrice prometteurs. Elle en fait notamment la preuve à l’acte III, quand Juliet doit danser avec l’homme que ses parents lui destinent : dans les bras de Paris, elle devient tout d’un coup végétative.

En soirée, Lauren Cuthbertson danse bien – très jolis sauts élastiques – mais aborde son rôle avec trop de réserve: quant la nounou lui fait valoir qu’une jeune fille aux seins qui pointent ne doit plus jouer à la poupée, au lieu d’une moue étonnée, elle nous gratifie d’un sourire en coin. Lorsqu’elle se rend compte de la mort de son aimé, elle pleure la bouche fermée. Dans ce rôle, c’est la seule danseuse à ce jour à ne pas hurler sa douleur sur le climax musical de Prokofiev. Le spectateur ne demandait pourtant qu’à mouiller son mouchoir. Federico Bonelli danse bien lui aussi, mais sa capacité de séduction est paradoxalement une faiblesse : on a l’impression qu’il charme Juliette parce qu’elle est charmante, pas parce qu’elle serait l’âme-sœur.

Ryoichi Hirano est un impeccable Paris (face à Melissa Hamilton) :  son personnage a la belle idée de voler une caresse à Juliet à chaque fois qu’il lui touche le bras. En Mercutio, Alexander Campbell meurt très bien, pointant avec autorité son doigt sur son meurtrier (Bennet Gartside en Tybalt) et sur son vengeur (Roméo incarné par Bonelli).

Commentaires fermés sur Edward & Melissa, Lauren & Federico

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

Romeo and Juliet: O Happy Dagger

I would like to add one observation to Cleopold’s description of Cojocaru’s stage presence. She used her own way of moving, down to fluttering fingertips, to illustrate that quasi-animalistic/quasi-tamed state which girls live through circa age fourteen. At that moment in life a physical intelligence is there, but impulses — mostly rebellious – control their behavior.

Throughout, Cojocaru used MacMillan’s splendid choreographic outline for dancer-actors in order to strech her bodily contours into a repeated La Sylphide-like « let me escape from this flat world » gesture: a delicately thrusting up-or-outward movement of those flexible arms and fingers and toes. [MacMillan, even if he hated it, always did paradoxically encourage dancers to make parts their own. Not change the steps, mind you. But from the waist up was different and encouraged.
Interpretation reconciled with the steps he loved].Cojocaru kept reminding me of those kinds of girls who decide with a friend to leap out of a window together in some kind of wierdly exhalted state.

Juliet’s fluttering hands had been reaching yearningly towards Romeo ever since they met. Yet she also kept making gestures towards…escape. She’d clearly wanted to run away with him ever since that moment of stillness you described. Now in the last scene, as her fingers fluttered down towards him after stabbing herself her body seemed to be singing that they would find each other in a better world. That one which exists only in teenager’s dreams. The gestures made me think of a Gilda deluded enough to imagine that Rigoletto could actually find consolation in the idea that his dying daughter would meet her mother in heaven.

You, Cleo, never use binoculars, for you want the movement to speak and not the « grimaces. » I couldn’t resist at this point…I needed to be sure of what I was witnessing. For after stabbing herself she did something I’ve never, ever, seen done by a dancer or an actress in this role. This Juliet died with a radiant and ecstatic smile on her face for, clearly, she believed she was about to be reunited with the one she loved more than life itself.

Commentaires fermés sur Romeo and Juliet: O Happy Dagger

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!

Roméo et Juliette. Juliet & Romeo … and others…

3 mars 2012, matinée ROH. Romeo & Juliet (Kenneth MacMillan, 1965)

Voilà donc cette production de Roméo et Juliette qui, pour une bonne partie du monde, est la version définitive de ce ballet sur la musique de Prokofiev et qui, pour moi parisien, est « l’autre version », celle que Noureev n’a fait que danser, celle dont il a pris le contrepied avec ses différentes moutures de la chorégraphie créée originellement pour l’English National Ballet. Bien sûr, je la connaissais par des captations télévisées, bien sûr, le pas de deux du balcon est un evergreen des soirées de pas de deux. Mais rien ne vaut néanmoins l’épreuve de la scène pour juger d’une œuvre. A l’issue de cette représentation, je comprends mieux ce que j’aime dans la version Noureev avec laquelle j’ai grandi (sa cohérence dramatique, son parti pris de la tragédie : tous les protagonistes sont agis par des traditions qui les dépassent. -il n’y a pas de méchants et de gentils-; ses scènes de rues très chorégraphiées) mais, malgré mes réserves sur la version de référence de MacMillan (beaucoup de pantomime, la rivalité entre les femmes « comme il faut » –avec balais !- et les prostituées échevelées qui sont, néanmoins, invitées à danser à la noce d’un couple de patriciens à l’acte 2; des détails éludés tels l’explication de la méprise qui conduit Roméo au suicide, ou enfin le personnage trop monolithique campé par Tybalt), je comprends aussi ce qui fait que cette version soit celle qui ait recueilli le plus de succès auprès du public. Dans la version Noureev, l’Amour qui passe au second plan, comme éclipsé par l’Eros, est une idée séduisante qui peut parfois vous éloigner des protagonistes. Dans la version MacMillan, les pas de deux sont là pour vous ramener à une question qui nous taraude tous, celle de la découverte du parèdre. C’est ainsi qu’on retrouve les mêmes ingrédients dans certains pas de deux dansés par Juliette avec Paris puis Roméo mais avec des inflexions significatives : par exemple, un demi-tour piqué depuis l’arabesque tombé dans les bras du partenaire qui replace sa partenaire sur son axe avant de la soulever en l’air à l’écart. Avec Paris, l’exercice est périlleux, le jeté sec est athlétique, avec Roméo, il respire comme dans un pas de deux de ballet blanc.

Ceci nous mène aux interprètes. A cette matinée du 3 mars, Alina Cojocaru et Johan Kobborg étaient les amants de Vérone. Le verbe « être » s’applique tout particulièrement à ces deux interprètes tant, même si c’est de manière fort différente, ils donnent chair, sang et cœur à leurs personnages. Comment décrire ces interprétations ? C’est une tâche difficile car ils dépassent la somme des qualités techniques et des intentions de l’artiste de scène. Pour Alina Cojocaru, la qualité technique, c’est l’absolue flexibilité. Et parlant de flexibilité, je ne parle pas de cette définition mécanique par laquelle on rabougrit trop souvent cette notion. La flexibilité d’Alina Cojocaru n’est pas celle des jambes, du bassin ou du bas du dos, c’est une ductilité incroyable qui convoque toutes les parties du corps, du bout du pied au sommet de la tête, le tout infusé par une énergie vibrante qui rend signifiante l’arabesque haut placée la plus acrobatique. Les mains, les bras, les épaules participent à ce mystérieux tout qu’est le génie d’Alina. À cela, qui est déjà presque tout, il faut ajouter un autre don qu’elle partage avec son partenaire : la juvénilité. Melle Cojocaru et Mr Kobborg semblaient réellement avoir l’âge du rôle (c’est-à-dire entre 14 et 17 ans). Chez Roméo-Kobborg, on retrouve la même densité du mouvement que chez Juliet-Alina. Son atout technique, c’est le plié ; un plié moelleux et généreux qui lui permet, lui qui n’a pas l’âge de ses compères de scène (Un Riccardo Cervera bondissant mais un peu juste dramatiquement dans le rôle de Mercutio et Kenta Kura dans Benvolio), de dégager une impression d’aisance même dans les passages les plus tarabiscotés du ballet.

Pas si paradoxalement que cela pourrait le sembler à première lecture, ce qui me restera de ce  Roméo et Juliette, ce sont des moments fort peu chorégraphiés : la première rencontre Juliette et Roméo, où l’immobilité des deux protagonistes semblait arrêter le temps avant que Roméo ne recule avec une maladresse compassée à la fois ridicule et charmante, et la scène du mariage où Juliette ne peut contenir sa fougue amoureuse et prend un baiser à Roméo avant même les sacrements. L’immobilité même du couple Cojacaru-Kobborg vibre de toute l’énergie du mouvement impétueux…

Il est un peu injuste de ne pas citer l’excellent groupe réuni autour de ce couple d’exception (en tête le Paris de Johannes Stepanek couvert d’un fin verni d’élégance n’endiguant pas le flot de violence lorsqu’il se sait repoussé) mais, pour moi, hier, il n’était question que de Roméo et Juliette à moins que ce ne soit de Juliet & Romeo.

Ce diaporama nécessite JavaScript.

1 commentaire

Classé dans Blog-trotters (Ailleurs), Ici Londres!