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Soirées d’ouverture à l’Opéra : la saison des fleurs

Soirée d’ouverture. Ballet de l’Opéra de Paris. Grand défilé du corps de ballet / Requiem For a Rose – Junior Ballet / Giselle. Soirée du 30 septembre 2025.

Et voilà un nouveau début de saison au Ballet de l’Opéra ! Pour cette ouverture, une désormais traditionnelle soirée de Gala a été programmée, soirée à laquelle nous nous sommes bien gardés d’assister. Pourquoi payer un prix outrageusement gonflé pour 1 coupe de champagne et trois petits fours quand le même programme allait être réitéré deux fois dans le courant de la même semaine ?

Pour tout dire, il y a tout de même un prix à payer à assister à ce genre de pince-fesse chorégraphique. Lorsque la pièce de résistance n’est autre que Giselle, chef d’œuvre du ballet romantique, deux heures de beauté et une éternité d’émotion, tout préambule peut paraître superflu. Or, en ce 30 septembre 2025, il n’y en a pas un mais deux.

Le premier était le très couru Grand défilé du corps de Ballet, 25 à 30 minutes de célébration de la plus ancienne compagnie de Ballet du monde. Une page d’Histoire ? On pourrait ironiser. Le défilé, c’est un peu comme notre baguette nationale : comme elle, il ne s’est imposé qu’après la Deuxième Guerre mondiale. En 1946, le Ballet de l’Opéra était encore tout abasourdi d’avoir perdu ses deux têtes, Jacques Rouché, son directeur depuis septembre 1914, et Serge Lifar, maître des destinées chorégraphiques de la Grande boutique depuis 1930, accusés de fricotage imprudent avec l’occupant allemand. L’idée de ce défilé, célébrant l’excellence d’une troupe en très grande forme et redevenue centre de création, était celle de Lifar. Mais le maître étant encore persona non grata sur le plateau. Il revint à Albert Aveline, représentant de la tradition à l’Opéra, de régler le cérémonial. Avant lui, en 1926, Leo Staats, un autre grand représentant de l’école française dont l’Ecole de danse justement reprendra cette saison le très joli Soir de Fête, avait inventé un défilé posé sur un extrait du Tannhäuser du très germanique Richard Wagner. En 1946, Berlioz et ses Troyens ont donc remplacé très avantageusement Wagner, en délicatesse après 4 ans d’occupation allemande, comme l’a prouvé une curieuse tentative de reprise de cette bande-son originale, en 2015, sous l’ère Lissner-Millepied.

Un traditionnel relativement récent ce défilé ? La réponse est peut-être plus subtile. Au XVIIIe siècle, les danseurs et danseuses de la compagnie défilaient déjà pour saluer la loge royale, qu’elle soit occupée ou non.

Aujourd’hui, le Roi, c’est le public. Et ce dernier, qui est bien là, ne se ménage pas pour signifier son appréciation à la différence des salles d’Ancien régime. Ne dit-on pas  –mais est-ce vrai ?- qu’en son temps, la reine Marie-Antoinette créa le scandale en manifestant ouvertement son approbation par des applaudissements ?

Pour cette édition 2025, les motifs de satisfaction étaient réels. En effet, contrairement à la session 2024, qui ressemblait à un texte à trous, les rangs des étoiles étaient serrés lors du salut final. A l’émotion de voir défiler les petits, particulièrement bien rangés, au plaisir de saluer les jeunes du Junior Ballet, venus renforcer les rangs, s’ajoutait en effet le profond bouleversement de revoir enfin Mathias Heymann fouler de ses pas le plateau de Garnier.

Ajoutez à cela l’annonce de la complète restauration du Concours de promotion, d’abord amputé de la classe des sujets puis mis sur la sellette l’an dernier. L’attitude diplomatique d’Alexander Neff et de José Martinez serait-elle en train de porter ses fruits ? Devant le bouquet radieux du défilé, on n’est pas loin de voir poindre des lendemains qui chantent.  

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Dans les projets d’amélioration du Directeur de la Danse se trouve la volonté de revivifier l’usage des pointes pour les nouvelles entrées au répertoire.

Requiem for a Rose. Junior Ballet.

Manifestation de cette volonté, Le Junior Ballet présentait justement une pièce néo-classique qui à défaut d’être très récente (elle date de 2009) avait l’avantage de mettre les danseuses sur pointe dans une mise en scène contemporaine. Requiem For a Rose répond au programme de José Martinez qui préfère inviter une première fois les chorégraphes avec une pièce préexistante pour que celle ou celui-ci apprenne à connaître la compagnie. Outre l’usage des pointes, Annabelle López Ochoa cite sans détour l’Histoire de la Danse. On est apparemment invité à une version 2.0 du Spectre de la Rose de Fokine.

Une nymphette en académique chair, pieds nus, les cheveux lâchés, tient une Rose entre ses dents à la manière de l’antique publicité pour une célèbre marque de dentifrice. La gestuelle est anguleuse. Les basculements brusques du bassin permettent à Shani Obadia de projeter son abondante chevelure dans tous les sens. Sur une bande son de battements de cœur accompagnés de pizzicati humides, arrivent des types en grande jupe pourpre cardinalice. Ils enserrent lentement la danseuse. Va-t-on assister à la vengeance impitoyable de la reine des fleurs, sacrifiée sur l’autel d’un bal ? Voilà qui serait intéressant.

Mais voilà que débute le célèbre adagio du Quintette en ut de Schubert et l’ambiance change du tout au tout. Une chorégraphie fluide, kylianesque en diable, à base de portés volants et tourbillonnants, de bras fluides qui se caressent et semblent toujours s’éviter. Les embrassements sont aussi doux que le parfum d’une rose ancienne. Les filles sur pointes sont habillées à l’unisson des garçons. Les multiples pirouettes demandées aux danseurs et danseuses sont magnifiées par les juponnages généreux des costumes.

Puis le ballet se termine comme il a commencé, sur « l’environnement sonore » d’Almar Kok, avec le retour de la porteuse de rose. Aucune connexion ne s’est établie entre les deux ambiances de la pièce, manquant l’effet éminemment romantique du retour à la réalité.

Inoffensif, Requiem for a Rose se laisse regarder mais s’oublie aussi vite qu’on l’a vu. La route qui conduit au renouvellement de l’usage des pointes paraissait bien longue et incertaine en 2009… Mais les choses ont elles changé ? Le programme Racines qui débute incessamment apportera peut-être des éléments de réponse.

Requiem for a Rose. Shani Obadia et le Junior Ballet.

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La soirée semble déjà bien avancée. La fatigue commence à poindre et, pourtant, Giselle n’a pas encore commencé. Il faut se ressaisir.

Giselle. Décor de l’acte 2 (détail). Alexandre Benois.

Nous avions déjà vu le couple de cette soirée en mai 2024.

A l’acte 1, Sae Eun Park confirme la bonne impression qu’elle nous avait faite alors. Elle délivre une très jolie première scène voletante dans l’épisode de la marguerite. La scène du banc est personnelle. Au lieu d’étaler sa jupe sur l’ensemble de l’assise, elle s’assoit à son extrémité, soulignant ses velléités de fuite face à l’empressement de son partenaire. Dans la Grande valse avec les vendangeuses, ses piqués attitude sont suspendus. Ceux en arabesque, tenus sans raideur, expriment parfaitement l’exaltation amoureuse.

La scène avec Bathilde est charmante. Park s’agenouille avec grâce aux pieds de la traîne doublée d’opulente fourrure et la porte à sa joue avec une vraie simplicité. La diagonale sur pointes, qui suit ce moment pantomime, est aisée et sans technicité vide. Elle n’arrête pas l’action.

La Folie de Giselle-Sae Eun est douce et triste. On se prend à regarder Germain Louvet, prince charmant inconscient jusqu’à l’épisode de l’épée. Peut-être la violence de ce moment  particulier aurait dû davantage guider la Folie de la danseuse pour vraiment bouleverser.

A l’Acte 2, si Roxane Stojanov déçoit un peu avec sa Myrta un tantinet pesante, aux arabesques pas toujours assurées, Park et Louvet forment en revanche un couple bien assorti.

Les adages jouent sur le moelleux et le ralenti tandis que les variations réveillent l’ensemble par des détails très ciselés et mis en avant (les petits ronds de jambes sous le tutu ou les sauts italiens finis petite arabesque pour elle, les pirouettes attitude en dehors prises très rapidement et néanmoins parfaitement contrôlées pour lui).

On s’étonne, à la vue de tant de perfections déployées en compagnie d’un corps de ballet si bien réglé de n’être pas plus ému. Sans doute la longueur et l’éclectisme de cette soirée sous le signe des fleurs (un bouquet, des roses, des marguerites et des lys) y étaient pour quelque chose. On reste enthousiasmé par ce début de saison et curieux aussi de la nouvelle maturité d’interprétation de Sae Eun Park.

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (2/4)

Le Détour

Ou Comprendre le grand retournement

9780670040247Résumé de l’épisode précédent : focalisant sa lecture du Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris sur la question du recrutement dans le corps de ballet, James conteste que la faible présence de minorités visibles à l’heure actuelle puisse être rapportée principalement à une explication ethno-raciale : en plus des processus sociaux qui éloignent relativement les milieux les plus populaires de la danse classique, des pratiques discriminatoires interviennent sans doute. On ne peut guère mesurer la part de chaque phénomène, mais si l’on veut que les choses changent, il faudra agir à tous les niveaux. Auparavant, une question de nature historique demeure : comment s’explique le biais de recrutement actuel dans le corps de ballet ?

Dans son autobiographie, le danseur Li Cunxin raconte comment il a été sélectionné, à l’âge de onze ans, pour apprendre le ballet à l’Académie de danse de Pékin : sur la base de critères physique (visage, proportions entre le torse, les bras et les jambes, taille des orteils et du cou, souplesse et en-dehors), il a été sélectionné par une délégation de recruteurs en tournée dans toutes les écoles de Chine. À l’issue d’un processus écrémant les petits élèves jusqu’à ce qu’il n’en reste que quelques-uns pour chaque province, il s’est retrouvé, 6e fils d’une famille de paysans, en internat à l’Académie de danse de Pékin (couramment appelée, à l’époque, l’Académie de danse de Mme Mao), à apprendre les bases d’un art qui n’était pas son divertissement préféré.

Les trois piliers du Ballet national de Chine

C’est ainsi que, dans les années 1970, la Chine assurait que sa compagnie nationale représentait les trois piliers – paysans, travailleurs et soldats –  de la nation communiste, les enfants d’ennemis du peuple étant exclus, tout comme ceux qui ne proclamaient pas assez bien leur amour pour le Président Mao (tous les détails ne sont peut-être pas dans la version française, Le dernier danseur de Mao, qui a été adaptée pour la jeunesse).

Un tel système – dont on pourrait retrouver des éléments en Russie ou à Cuba,  gradués du plus incitatif au plus coercitif, selon les époques – permet une sélection précoce, égalise les bases sociologiques de recrutement, et maximise, en théorie, le potentiel total de développement athlétique et artistique de chaque génération.

Le miroir inversé : ta mère, c’est pas Madame Mao

Peut-on dire que le modèle de recrutement occidental en est le miroir inversé ? En première approximation, oui : personne ne vient vous chercher dans votre classe de primaire pour vous bombarder dans un cursus d’État, c’est votre mère qui vous inscrit, dans un club ou une association extrascolaire, pour un cours d’initiation à la danse (si j’en crois les études de l’INSEE ainsi que mes souvenirs, c’est toujours la mère).

L’apprentissage de la danse étant (à l’inverse de la natation), une option, si vous regimbez, on n’insistera pas forcément très longtemps. À l’inégalité des chances de départ, s’ajoute potentiellement un gros gâchis. Si ça se trouve, vous aviez du talent, mais votre mère est moins efficace que Madame Mao.

J’espère qu’on me pardonnera cet intermède comparatif. Dans le système français (à la fois libéral et relativement centralisé), les chances d’entrer dans la danse sont très différemment distribuées.

IMG_20210517_223141_01.jpgRappelons – puisque le rapport Ndiaye-Rivière n’en donne aucun – les chiffres étonnants qu’analyse Joël Laillier dans Entrer dans la danse (CNRS Éditions, 2017): en 2010, les petits rats étaient « massivement issus des franges les plus aisées et les plus cultivées de la population », avec 54% de parents occupant un emploi de cadre ou parmi les professions intellectuelles supérieures (alors qu’à l’époque cette catégorie ne représentait que 16,6% de la population active). L’auteur souligne notamment le poids de l’origine culturelle et artistique des élèves (beaucoup ayant des parents qui sont eux-mêmes artistes, architectes, journalistes, directeurs de théâtre etc.).

Interroger le retournement du Second XXe siècle

Mais il souligne aussi que ce constat n’a rien d’évident (« il ne va (…) absolument pas de soi que l’école de l’Opéra puisse avoir a priori un recrutement aussi élevé ») et aussi tout ce que cette réalité a de nouveau et d’inexpliqué (« il est difficile de savoir comment s’est opéré un tel retournement dans le recrutement social », p. 28).

L’auteur étant sociologue, et non historien, fait la remarque en passant, et se concentre sur le présent. Mais creuser cette question est crucial (et aurait pu être un bienfait du rapport Ndiaye-Rivière si les auteurs avaient intellectuellement construit leur objet).

Si l’on cherche ce qui a rendu possible ce retournement, il y a l’évolution de l’image de la profession (avec une nette perte de poids du stigmate associé à son substrat physique, et une prédominance de plus en plus nette de sa dimension artistique, porteuse de prestige et de glamour) qui s’inscrit sans doute dans un mouvement général de transformation du capitalisme depuis le milieu des années 1970. L’opposition historique entre, d’une part, les intellectuels et les artistes et, d’autre part, les élites économiques, s’étant atténuée, vos parents fortunés ne vous enferment plus à l’armée ou au couvent si vous voulez devenir musicos.

Il est même possible qu’ils vous encouragent… alors qu’au contraire, les enfants des classes populaires auront moins le luxe de prendre autant de risques, sauf passion dévorante (de ce point de vue, l’intuition du rapport Ndiaye-Rivière sur l’impact différencié de « l’incertitude de la carrière » est assez juste).

Mais comment se fait-il que, pour la danse classique, le balancier soit allé aussi loin, jusqu’à raréfier autant les classes populaires dans l’effectif ? Comment expliquer, comme Laillier le relève, un biais de recrutement plus net que pour les musiciens d’orchestre? Il semble bien qu’il y ait une spécificité de la discipline.

Quel maillage territorial ?

IMG_20210518_214431.jpgOn n’est pas sûr de pouvoir percer le mystère. Notamment parce que les études historiques manquent, mais aussi parce qu’en matière de parcours de danse, les bifurcations peuvent survenir vraiment très tôt.

Imagine-t-on que la danseuse-étoile Wilfride Piollet (1943-2015) avait été inscrite dès l’âge de deux ans à l’école Irène Popard ? D’ailleurs, ce genre d’école, à la lisière entre la gymnastique et la danse, et participant du mouvement d’éducation populaire de l’Entre-deux-guerres, existe-t-il encore ?  Irène Popard (1884-1950), figure célèbre en son temps, mais un peu oubliée aujourd’hui, est assez représentative d’une époque où l’on jouait à saute-discipline : promouvant le sport, elle a inventé la gymnastique rythmique et sportive, mais aussi créé un ballet à l’Opéra avec Serge Lifar, en 1949. On enseigne toujours sa méthode, mais le mouvement est apparemment plus confidentiel, et on ne sait pas si un itinéraire « à la Piollet » serait possible de nos jours.

On ne sait pas non plus si tous les enfants ont accès, près de chez eux, à un cours de danse, ou si – en plus des facteurs sociologiques, comme le revenu, le niveau de diplôme, l’âge de la mère, etc. – les inégalités spatiales jouent un rôle. Y a-t-il, sur tout le territoire, dans les quartiers populaires, et aussi dans les départements d’outre-mer, une petite école de danse à proximité ? Cela vaudrait le coup de s’y intéresser, et de dresser une cartographie complète (contrairement à ce que croit le rapport Ndiaye-Rivière, il n’y a pas que les conservatoires pour faire « antichambre »)…

Des pratiques qui changent

Il paraît que Noëlla Pontois (née en 1943) a commencé la danse sur la recommandation d’un médecin, qui la trouvait un peu fluette, et y aurait vu un moyen de la fortifier. Sans doute le corps médical ne fait-il plus ce genre de prescription : c’est aussi que la palette d’activités physiques ouvertes aux filles s’est largement diversifiée. Le choix de la danse, n’étant plus qu’un parmi d’autres, pourrait aussi être devenue plus socialement typé depuis les années 1980. Ce genre de piste, aussi, mériterait d’être exploré.

Les enfants de la balle et les autres

En attendant ce genre d’enquête – on peut rêver ! –, revenons, d’un point de vue qualitatif, sur les chances différenciées d’entrer dans la danse (professionnellement) pour un enfant d’hier et d’aujourd’hui.

On sait déjà que les enfants de danseurs ont 100% de chances de connaître la discipline et de l’éprouver naïvement comme activité. Cet avantage indéniable n’est pas un signe de fermeture spécifique au ballet, mais un phénomène universel. On le retrouve, particulièrement marqué, dans les professions, plus ou moins prestigieuses (acrobate, chasseur de serpents au Vietnam, gros bras pour la mafia), où la précocité de l’apprentissage, facilitée par l’endogénéité, est une des clefs du succès.

Historiquement, les enfants de musiciens semblent aussi assez bien positionnés (la ritournelle « les parents jouent, les enfants dansent » est un classique des biographies des danseuses-étoiles du milieu du XXe siècle).

Pour les autres, les probabilités seront moins élevées, selon un continuum dépendant du profil économique et culturel des parents. Pour les enfants dont l’héritage familial ne constitue pas un terreau favorable a priori, il faudra le hasard des découvertes, un déclic apporté par la télévision ou une sortie scolaire…

Métro, boulot, ballet

IMG_20210518_211400.jpgMais justement, il est possible que ces occasions de rencontre aient plutôt diminué qu’augmenté depuis trente ans.

La danse classique et néoclassique est aujourd’hui bien moins centrale dans la vie culturelle du pays qu’elle ne l’a été. Après-Guerre, le ballet de l’Opéra était en concurrence de prestige avec des compagnies privées. Elles ont progressivement disparu. Dans les années 1960-1970, les Ballets Béjart ont été un vrai phénomène culturel populaire. Aujourd’hui, les compagnies de danse attachées à un Opéra, et défendant la technique classique, se comptent sur les doigts d’une main : en gros, il y a Toulouse, Bordeaux, et –  avec de tous petits effectifs – Nice. Les compagnies de danse de Lyon, Strasbourg, Marseille, Nancy ont, depuis vingt ou trente ans, bifurqué vers le contemporain.

C’est autant d’occasions en moins de rencontrer le classique près de chez soi. D’autant que, de son côté, le ballet de l’Opéra s’est progressivement replié sur son pré carré, mettant fin à une politique d’ouverture dont on a peine à imaginer aujourd’hui l’amplitude.

Se souvient-on qu’en 1969, l’Opéra de Paris, présentant le Lac des cygnes au Palais des Sports, touchait 40 000 personnes en 10 jours ? Le Monde publiait alors, sous le titre L’impact populaire des Ballets de l’Opéra, une relation du critique Olivier Merlin : « À côté de nymphettes fraîches émoulues des cours de danse et s’usant les mains dès qu’apparaissait Noureev, d’enfants des écoles ou d’œuvres sociales débarqués de leurs cars, des visages adultes perdus dans l’anonymat et dodelinant de la tête, la bouche en o, communiaient dans la grande illusion de la féerie ».

En quelques mots, et avec style, tout est dit : l’effet magique du Lac, celui de la starisation (Noureev-danseur à son zénith dans les années 1960), mais aussi l’impact de la participation à un mouvement organisé – via les comités d’entreprise – de démocratisation de l’accès à la culture.

Certes, l’habitude de spectacles hors les murs, qui a perduré jusqu’à  la saison 1988-1989 (outre le Palais des Sports, il y a eu des représentations dans la Cour carrée du Louvre, au Palais des Congrès et au Grand Palais, mais aussi à Créteil, Evry, Bobigny…) avait partie liée avec les travaux de rénovation de Garnier. Mais – et Olivier Merlin le dit dans cet article comme dans d’autres –, elle émanait aussi d’une volonté apparemment consciente de rompre avec les pratiques plus exclusives de l’avant-guerre (où les danseuses de l’Opéra se produisaient plutôt dans les jardins du Cercle interallié ou au Pré-Catelan ; mais elles avaient aussi fait leur apparition sous la verrière du Grand Palais à l’occasion de l’Exposition des arts décoratifs de 1925).

Une fermeture récente

À partir de 1989, le ballet de l’Opéra s’est cantonné à Garnier, sacré « Palais de la danse » tandis que le lyrique prenait ses aises à Bastille (une répartition attrape-touristes, mais pas vraiment optimale en termes d’accès aux non-initiés). On ne va pas raser Garnier, mais imagine-t-on, aujourd’hui, que l’Opéra dépêcherait deux de ses étoiles à l’inauguration de la Maison des Arts de Créteil, comme ce fut le cas en 1975 ? De nos jours, les instances qui président aux destinées de la maison parlent plus qu’elles n’agissent : l’ouverture leur est un discours plus qu’une pratique.

IMG_20210518_211034.jpgÀ quand remonte la dernière tournée en province du ballet de l’Opéra, compagnie qui se veut pourtant nationale ? Pourquoi, depuis plusieurs années, faut-il compter sur des initiatives annexes de membres de la troupe (comme 3e étage, la compagnie animée par Samuel Murez) pour voir des danseurs de l’Opéra de Paris se produire dans de petites salles d’Île-de-France ? On a vraiment l’impression qu’un crétin issu du marketing a convaincu un jour Brigitte Lefèvre et son équipe que l’Opéra étant une marque, il lui fallait devenir rare et exclusive, comme un sac à main Louis Vuitton.

Soyons juste, tout n’est pas du fait de la direction de l’institution, et les contraintes des conventions collectives jouent sans doute aussi un rôle (il devient de plus en plus cher et complexe de sortir un pied à l’extérieur).

Starisation et télévision tombent à l’eau

IMG_20210518_192623.jpgQuoi qu’il en soit, et rétrospectivement, la fin des années Noureev et l’éviction de Patrick Dupond ont peut-être marqué le début d’une éclipse du ballet en tant que spectacle grand public, touchant au-delà du cercle des initiés, à travers les retransmissions télévisuelles, notamment.

On dira qu’il y a de temps à autre des documentaires sympathiques sur l’École, et que l’on trouve tout ce qu’on veut en fin de soirée ou en VOD. Mais c’est seulement si elle offre des occasions de rencontre non prévue que la télévision (seule pratique culturelle indéniablement populaire selon toutes les enquêtes du ministère de la culture) joue son rôle d’agent de démocratisation.

Qu’on le veuille ou non, la télévision a ses règles, et la starisation en est une : or, Patrick Dupond, dernière étoile populaire (dans tous les sens du terme), a quitté la scène de l’Opéra en 1997. Et la génération suivante a été moins regardée, moins mise en valeur – et a donc moins suscité de vocations inattendues – que ses devancières. Depuis quelques années, la situation change peut-être, mais il faudra attendre un peu pour voir s’il y a un effet lié à la présence de Marie-Agnès Gillot au jury de La Meilleure Danse

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J’ai enfin lu le rapport sur la diversité à l’Opéra! (1/4)

Le diagnostic

ou, Qui trop embrasse, mal étreint

img_8913J’ai enfin lu le Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris ! Qu’on me pardonne, au moment de sa parution, le style empesé et les poncifs enfilés comme des perles du texte signé par Pap Ndiaye et Constance Rivière m’ont fait caler au second paragraphe. Après avoir lu des platitudes du genre « tradition, excellence, pouvoir, tout cela a contribué à ce que l’Opéra soit, ou apparaisse, comme un lieu fermé, réservé, sur la scène comme dans les salles », j’ai laissé tomber et m’en suis tenu aux résumés faits, ici et là, dans la presse nationale.

Abandonner aussi vite était sans doute un peu abrupt. Qu’on me comprenne aussi : les rapports officiels me tombent des mains.  Outre qu’ils sont mal écrits, ils valent généralement plus comme discours de l’institution sur elle-même que pour l’intérêt de leurs analyses. La mission Ndiaye-Rivière n’échappe pas à la loi du genre : suivant sagement le déroulé de la lettre de mission envoyée par Alexander Neef, nouveau directeur de l’Opéra – que ces hauts fonctionnaires sont scolaires ! – et reflétant les points de vue recueillis lors des auditions – une centaine d’entretiens avec des salariés de l’ONP et d’acteurs du milieu culturel –, son rapport vise surtout à manifester que l’Opéra est synchrone avec son époque, et que, s’il a du retard en matière de diversité, il le rattrapera sans renier son essence.

Pourquoi y revenir, alors ? Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que j’ai relu le manifeste initial, intitulé « De la question raciale à l’Opéra national de Paris » (reproduit en Annexe 3), et qu’une de ses suggestions m’a interpellé (j’ai eu, du coup, envie de lire ce qu’en faisait le rapport). Ensuite, parce que si le diagnostic est erroné, les remèdes risquent d’être inadéquats (il faut donc aller y regarder de plus près). Enfin, parce que le grand public, à travers la presse, prend au sérieux les affirmations et raisonnements de ce type de prose, qui contribue, et quelle que soit sa pertinence, à définir une version officielle de l’histoire (que j’ai très envie de contester).

Relire le Manifeste

C’est du Manifeste d’août 2020 que tout découle, et – qu’on l’approuve en entier ou non – le texte a le double mérite d’être écrit par un vrai collectif, et  de poser les enjeux en termes simples et concis (que le rapport, par pans entiers, paraphrase longuement).

Si l’on résume à travers les têtes de chapitre, les signataires, qui souhaitent « faire sortir la question raciale du silence », appellent de leurs vœux un débat ouvert, et formulent cinq séries de recommandations. Pour l’instant, je passerai sur les quatre premières, assez consensuelles : en première analyse, il s’agit de la description, adaptée à une institution artistique recevant du public, des politiques d’inclusion et de diversité des grandes boîtes : regarder son passé (« abolition des pratiques issues de l’héritage colonial et/ou esclavagiste »), faire évoluer les usages (« la mise à disposition de matériel adapté aux couleurs de peau des artistes »), se doter d’un dispositif anti-discriminations en interne et d’un code de bonnes pratiques pour les relations avec l’extérieur.

Dans le point 5, les signataires prônent « l’ouverture d’une réflexion sur le manque de diversité au sein des différentes puissances artistiques » (autrement dit, dans le corps de ballet, l’orchestre, les chœurs), qu’ils attribuent non pas à des « processus de sélection actuels » qui barreraient « l’accès aux personnes de couleur », mais à des « mécanismes qui s’enclenchent bien en amont de l’étape du recrutement des artistes : parmi les nombreuses candidatures pour intégrer les différents corps artistiques, l’on retrouve encore trop peu de personnes racisées. Il appartient alors à la Direction de l’Opéra de Paris et de l’École de danse de rechercher les causes de cette carence et d’explorer des solutions pour y pallier ».

Le paradoxe du point 5

L’agenda me paraît curieux : pas sur le fond (on peut et doit débattre de la question), ni sur la forme (il est vain de s’empailler sur les mots, comme Don Quichotte bataillant contre les moulins à vent), mais dans la logique de la solution : les signataires disent qu’ils sont la « preuve vivante » qu’il n’y a pas de barrière à l’accès aux emplois à l’ONP, et que le problème se situe en amont ; mais ils n’en demandent pas moins à l’Opéra et à l’École de danse d’y remédier.

Voilà un paradoxe (« ce n’est pas toi le problème, mais c’est à toi d’apporter une solution ») qui a été, si je ne m’abuse, fort peu relevé.

Pas de remontée en amont

En tout cas, pas par le rapport Ndiaye-Rivière, qui ne répond pas vraiment à cette question des « mécanismes en amont ». Pour la danse, l’analyse court entre les pages 27 et 32 et, autant le dire tout de suite, elle est manifestement bâclée : la saisie des phénomènes ne remonte nullement dans le temps (alors qu’une analyse historique serait nécessaire), et elle s’arrête aux portes mêmes de l’École de danse de Nanterre (ce qui, en matière de remontée en amont, ne va pas chercher loin).

L’établissement reçoit « peu de candidatures d’enfants issus de la diversité », constatent les auteurs « de manière assez intuitive » (ce qui laisse entendre qu’ils ont passé, au plus, une demi-journée sur les lieux).

Et d’avancer plusieurs raisons. La première, qu’on cite in extenso, fait jouer un rôle à « l’image de la danse classique dans la société en général, perçue comme élitiste et “aristocratique” redoublée par son « aspect ‘’blanc’’,  critère parmi tant d’autres d’une homogénéité qui serait consubstantielle au ballet et qui rendrait malaisée une appropriation de la danse classique pour les enfants non blancs – “si personne ne me ressemble dans cette école, c’est donc qu’elle n’est pas faite pour moi”.»

Un raisonnement pachydermique

IMG_20210518_171721.jpgSoyons clair, c’est le type même d’explication holistique qui repose sur un monceau de postulats invérifiables, sans pour autant s’ancrer dans le réel.

Car enfin, qui nous dit que la danse classique a cette image ? Et même si on l’admettait, est-il crédible de supposer – chez des enfants âgés de 8 à 12 ans environ – une perception de la danse, non pas en tant qu’activité ludique et artistique, mais comme pratique culturelle et sociale, interprétée, qui plus est, en termes abstraits ? Est-il avéré que les enfants se pensent de manière centrale et prégnante selon une logique ethno-raciale binaire, et en plus, qu’ils en font un critère déterminant de leurs projets d’avenir ?

Voilà pour des prémisses aussi pachydermiques que non étayées. Mais par ailleurs, la situation décrite ne correspond à aucun processus réel : la danse classique est-elle un choix au même titre pour tous les enfants ? Je ne crois pas (on y reviendra). Ce choix s’apparente-t-il à celui d’un vêtement qu’on « s’approprie » ? On peut en douter.

Bref, cet essai d’explication par l’autocensure (ce n’est pas pour moi) veut trop prouver d’emblée, et peine à convaincre. D’ailleurs, le rapport avance deux autres facteurs, moins élaborés mais plus plausibles : les incertitudes liées à une carrière bien aléatoire (malgré la gratuité de l’école, « élément de diversité sociale », jugé cependant insuffisant aujourd’hui), et l’investissement monétaire nécessaire au passage du concours de recrutement (qui favorise les profils socio-économiques privilégiés).

Un gros contresens historique

IMG_20210517_224925.jpgImplicitement, le rapport adopte donc un raisonnement de nature socio-économique. Cependant, les formulations adoptées reviennent à considérer le recrutement à l’École de danse comme s’il s’agissait de l’École Polytechnique. Écrire que sa gratuité « a permis un recrutement dans des milieux sociaux populaires au 19e siècle et jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et parfois encore aujourd’hui » est pour le moins incongru.

Car enfin, c’est présenter les choses à l’envers : historiquement, la gratuité n’a pas été pensée comme un mécanisme d’ouverture sociale ! Sous l’Ancien Régime, à partir du moment où elle cesse d’être une activité de cour, la danse sur scène est, par définition, une profession non noble. Et cette carrière ne devient nullement bourgeoise au siècle suivant : c’est éventuellement un moyen d’ascension – vers un statut au mieux ambigu –, mais plutôt depuis le bas de la société.

Ce n’est que dans la période récente que le profil social des élèves s’est élevé, au point de devenir étonnamment privilégié. Dans son enquête auprès des élèves de l’École de danse et leurs parents, Joël Laillier, auteur de Entrer dans la danse (Paris, CNRS Éditions, 2017), parle d’un « processus d’embourgeoisement de la profession, et du Ballet de l’Opéra », qu’il date approximativement de la seconde moitié du XXe siècle (j’aurais tendance à placer la césure un peu plus tard, au tournant des années 1980, en gros quand l’École a quitté Garnier pour s’installer à Nanterre).

Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

En tout cas, ce « retournement dans le recrutement social » (p.28) est massif. À ne pas le souligner, le rapport passe à côté d’une piste d’explication simple à la situation d’aujourd’hui.

En 2010, on comptait à l’École moins de 2% d’enfants d’ouvriers. On ne peut rien déduire de l’origine – qu’on ne connaît pas – de ces cinq élèves  (l’effectif est trop restreint). En revanche, on peut supposer que les dynamiques sociales qui conduisent à un tel biais de recrutement affectent tous les enfants, quelle que soit leur origine.

En d’autres termes, ce n’est pas forcément du fait de leur couleur de peau que les enfants issus des vagues de migration de travail des Trente Glorieuses (à partir de la 2e et sans doute au moins jusqu’à la 3e génération) sont rares à Nanterre mais, au moins en partie, du fait du profil socio-professionnel de leurs parents. Si l’on se fie aux patronymes, les enfants d’immigrés d’origine portugaise – qui ne sont pas en nombre négligeable en France – sont, eux aussi, absents du corps de ballet à l’heure actuelle.

Rester dans le cadre

Tout ceci, j’en suis persuadé, Pap Ndiaye, historien estimable, et Constance Rivière, secrétaire générale du Défenseur des droits, n’en disconviendraient pas : ils sont forcément conscients qu’il y a plusieurs dynamiques explicatives, mais ils n’ont pas le temps de détailler, et d’ailleurs on ne leur a posé que la question des minorités visibles.

Il savent aussi que vu la petitesse des effectifs, il serait vraiment difficile de déterminer la part relative de chaque facteur : il faudrait recenser le profil des élèves sur longue durée (par pointage décennal, par exemple), le comparer à la composition de la population vivant en France à la même époque, et vérifier ensuite si, toutes choses égales par ailleurs, l’origine des enfants diminue encore plus leurs chances (auquel cas on a une présomption de discrimination). Mais cette dernière étape est presque impossible compte tenu de l’absence, en France, de statistiques ethno-raciales similaires à celles qui existent dans d’autres pays.

On ne peut donc pas mesurer précisément. Rien n’empêcherait de raisonner finement, si un autre facteur n’avait bridé la réflexion des auteurs : le contexte de la commande, lié à la vague d’émotion mondiale suscitée par la mort de George Floyd (mai 2020). Si l’on vous demande de réfléchir à un phénomène décrit en termes de « question raciale » et que vous paraissez la considérer comme un facteur parmi d’autres, tout le monde aura l’impression que vous relativisez le problème. On comprend qu’ils aient hésité.

À mon avis, on peut, au contraire, prendre au sérieux la question du racisme sans lui donner un privilège explicatif qui a le double inconvénient de faciliter la dénégation (ça n’existe pas en République, Môssieur) et de brouiller la discussion. Mais j’en parle à mon aise, vu qu’on ne m’a envoyé aucune lettre de mission.

Une description en clair-obscur

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Mais revenons au texte du rapport – je n’ai encore dépiauté qu’un tout petit morceau du poulet – qui après avoir lancé les pistes d’explication dont j’ai parlé, évoque, comme intervenant en aval, « les pratiques de sélection » qui « réduisent encore les chances des enfants non blancs d’accéder à l’école.»

Il en énumère trois, dont la description demeure assez vague :

– d’abord « l’idée que la tonalité chromatique du ballet est blanche » : en clair, il s’agit du phénomène par lequel on dissuade « gentiment » une adolescente de poursuivre sa passion pour la danse classique, au motif  qu’un corps de ballet se doit d’être « homogène » (comme le raconte, et en ces termes, Rachel Khan dans un entretien à Charlie Hebdo paru le 7 avril 2021). À défaut d’exemples précis, comme celui que je viens de donner, le rapport tourne autour du pot, avec une formulation mélangeant auto-censure en amont (effet « image de la danse classique » : ce n’est pas pour moi) et exclusion en aval (effet « pratiques de sélection n°1 » : ce n’est pas pour toi) ;

– ensuite, « l’idée ancienne et tenace que certaines morphologies et anatomies ne seraient pas adaptées à la danse classique », soit des stéréotypes que les auteurs réfutent – à juste titre – et « pouvant mener à des pratiques discriminatoires indirectes » (autrement dit, à l’application d’un critère ou d’une pratique apparemment neutre, mais induisant un désavantage particulier pour une catégorie spécifique de personnes). Ici aussi, la rédaction peine à appeler un chat un chat, et en reste au niveau des « idées ». Elle omet aussi d’indiquer à quel stade se situe ce phénomène (effet « pratiques de sélection n°2 » : tu n’as pas les bons pieds), ni s’il accentue l’effet n°1 ou se confond avec lui. J’aurais tendance à pencher pour cette deuxième option : dans Les pointes noires (Magnard Jeunesse, 2018), roman de Sophie Noël racontant l’histoire d’Ève, née au Mali, adoptée à l’âge de six ans, et qui rêve de devenir danseuse étoile, c’est la même prof antipathique qui fait des remarques sur ses cheveux et la juge inapte à monter sur pointes… et cette conjonction paraît assez plausible.

– « Enfin, lors des auditions, ont été soulignés des propos racistes qui ont pu avoir cours au sein de l’École de danse », poursuit le rapport (je corrige une faute d’accord), listant des événements à date inconnue dus à plusieurs catégories d’acteurs (enseignants, élèves, familles), et faisant état du sentiment d’anciens élèves d’avoir dû « renier leur couleur pour progresser dans le groupe ». Il n’est pas dit dans quelles proportions une atmosphère hostile a, ou a eu, un effet d’attrition (l’effet « pratiques de sélection numéro 3 » pourrait s’appeler : fais-toi tout petit). Pour cela, il aurait fallu recueillir et analyser le témoignage de personnes qui n’ont pas fini le cursus, ou n’ont pas réussi le concours. À défaut, ce sont celles qui ont réussi – et dont la prise de conscience est en partie rétrospective – que le rapport érige, métaphoriquement, en porte-paroles de la cohorte.

Illustration d'Émilie Angebault

Illustration d’Émilie Angebault

Le consensus au prix de l’ambiguïté

Si je récapitule, mon interprétation de cette partie du rapport est triple :

  • Dans sa structure, il fait presque une analyse en deux temps : il y a une inégalité des chances dans l’accès à la carrière de danseur classique (1e partie, les facteurs « ce n’est pas pour moi », « la carrière est aléatoire» et « passer l’audition est un investissement » qui éloignent les classes populaires de l’école de Nanterre) et en plus, il y a des phénomènes de discrimination ethno-raciale (2e partie, les phénomènes « ce n’est pas pour toi », « tu n’as pas les bons pieds » et « tu dois te faire tout petit ») ;
  • Mais la première partie brouille la distinction, en mettant en avant, pour des raisons d’affichage, une explication ethno-raciale : il n’y avait pas besoin de prétendre que le ballet est perçu comme « aristo-blanc », ce qui repousserait les enfants « issus de la diversité », il aurait suffi de constater que l’Opéra est plutôt perçu dans les couches populaires, et sans distinction d’origine, comme « ringard », « pour les riches» et « pour les vieux » (ces qualifications a priori sont celles qui reviennent le plus souvent dans les écrits des collégiens en provenance du réseau d’éducation prioritaire ayant participé au programme Dix mois à l’Opéra) ;
  • Au niveau de la seconde partie de l’explication, la description des « pratiques de sélection» frappe par son imprécision ouatée. C’est un peu normal, car il est difficile de saisir un faisceau de pratiques diffuses. Mais c’est aussi – et à mon avis surtout – parce que les auteurs ont à cœur de ne pas antagoniser leur lectorat interne : il ne s’agit pas de pointer du doigt sans nuances, mais au contraire d’enrôler tout le monde, sans bousculer personne, dans un récit de soi-même subtilement actualisé (ça a existé, on est en train de muer).

Du point de vue de la description, c’est brouillon, mais ce flou artistique sert l’objectif ultime, qui est l’adoption d’un nouveau consensus interne. Ce qui est perdu, dans l’aventure, c’est la rigueur intellectuelle (mais tout le monde s’en tamponne). Autre effet collatéral de l’exercice, le rapport participe d’une stratégie de communication qui renforce paradoxalement les préjugés sur le ballet de l’Opéra de Paris (car pour donner à la direction actuelle une image moderniste, il faut présenter l’institution comme sclérosée, poussiéreuse, engoncée dans le passé : à chaque changement de mandat, on y a droit).

Les points aveugles de la réflexion

Si, de mon point de vue, la déception l’emporte à la lecture du rapport, c’est que même si le sort de la planète n’en dépend pas, la question posée par le Manifeste méritait au moins une analyse sérieuse, dont l’occasion a été manquée.

Ensuite, si mon hypothèse est juste, la situation pourrait changer d’elle-même dans les prochaines années, du fait de la mixité et d’une mobilité sociale non nulle au fil des générations.

Mais cela voudrait dire aussi – et c’est le point aveugle de la réflexion –, que la résolution du problème symbolique ne changerait rien au biais de recrutement actuel : il pourrait très bien y avoir à l’avenir plus d’adultes de toutes origines à l’École et dans le corps de ballet, sans que la surreprésentation des enfants de cadres et de chefs d’entreprise ne change d’un iota.

Ceci d’autant plus – et ce sera l’objet des étapes 3 et 4 de cette série  – que les suggestions du rapport Ndiaye-Rivière pour faire évoluer la situation plus rapidement s’apparentent à une série de coups d’épée dans l’eau.

Prochain article : un petit détour historique… 

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