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Paquita à l’Opéra : ballerines d’hier et d’aujourd’hui

P1220788Paquita (Deldevez-Minkus / Pierre Lacotte d’après Joseph Mazilier – Marius Petipa). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentations des 18, 23 décembre 2024 et du 1er janvier 2025.

Paquita, créé en 1846 à l’Académie royale de musique, est un ballet qui embrasse un des aspects du romantisme : la couleur locale. Joseph Mazilier, qui avait été dans ses années de carrière active de danseur un interprète virtuose (il fut le créateur du rôle de James dans La Sylphide), semblait moins attiré par l’aspect éthéré de la danse, par le surnaturel, que par les oripeaux nationaux ou historiques. Paquita s’apparente à la tradition de la danse romantique représentée par Fanny Elssler qui avait étourdi Paris en 1836 avec sa capiteuse Cachucha dans le « Diable boiteux » de Jean Coralli. Le premier essai chorégraphique de Joseph Mazilier avait d’ailleurs été créé pour Fanny Elssler, en 1839. Dans « La Gipsy », la belle autrichienne, sommée par une partie des abonnés de quitter les terres, ou plutôt les airs, de Marie Taglioni (sa reprise du rôle de la Sylphide avait provoqué une émeute dans la salle), incarnait Sarah, jeune fille de noble extraction enlevée dans son enfance par des Bohémiens.

À cette époque, dans le ballet, on ne reculait pas devant les petits recyclages. En 1846, Carlotta Grisi, la nouvelle coqueluche de Paris, que les Histoires simplifiées de la Danse présentent comme la danseuse qui a fait la synthèse entre les styles ballonnés de Taglioni et tacquetés d’Elssler, avait besoin d’un nouveau ballet. Ce fut donc Paquita où l’héroïne était, elle aussi, une enfant dérobée.

Dans cette recréation de 2001 par Pierre Lacotte, on a été tenté de trouver à quelle grande ballerine de l’Histoire les interprètes sur scène aujourd’hui nous faisaient le plus penser.

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Cela tombe bien. Pour les trois représentations auxquelles on a pu assister, les interprètes du rôle-titre avaient des auras de ballerine. Ce n’est pas donné à tout le monde. Dans le monde chorégraphique d’expression classique, il y a de grandes danseuses et, parfois, des ballerines.

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Paquita. Final. 18 décembre 2024. Marc Moreau et Léonore Baulac.

Léonore Baulac est de ce dernier type. À l’acte un, pour sa première apparition, tout son travail de pirouettes est extrêmement filé. Les ports de bras sont élégants et souples et le mouvement continu. Ravissante, elle évoque par sa blondeur et cette manière assez indéfinissable de rayonner sur scène, Carlotta Grisi, la créatrice du rôle. Par sa pantomime, elle accrédite une Paquita dont l’inné (sa naissance noble) prend le pas sur l’acquis (sa culture gitane). Dans le passage au tambourin, elle s’apparente plutôt à une Sylphide apparaissant au milieu de ses compagnes qu’à une bacchante. Marc Moreau, un Lucien d’Hervilly qui fabrique d’emblée un personnage de fiancé en plein doute (très proche du James de La Sylphide justement), se montre fasciné comme s’il était face à une vision. Techniquement, il est également dans le beau style. La technique saltatoire est ciselée. Il ne retombe que brièvement, lors du Grand Pas, dans sa tendance aux finals soviétique (bras métronomiques et levé de menton). On croit à ce couple dont le badinage amoureux à la rose de la scène 1 a de la fluidité.

Les deux danseurs s’en sortent avec les honneurs pendant la scène de la taverne qui souffre un peu de sa transposition de Garnier à Bastille. Les distances entre les quelques éléments de décor, l’armoire à jardin, la table et le vaisselier à cour, ont certainement dû être augmentées : combien de temps Iñigo peut-il rester la tête enfoui sous un manteau pour permettre à l’héroïne de courir vers son amant et lui délivrer l’information du complot par le biais de la pantomime ? Dans le rôle du gitan amoureux et jaloux, Pablo Legasa, une fois encore utilisé à contre-emploi (il a l’air d’être lui-aussi un enfant aristocrate dérobé), parvient à émouvoir dans sa déclaration d’amour rejetée de la scène 1 après avoir conquis la salle avec sa première variation.

Au soir du 23 décembre, Antoine Kirscher, brio en berne et moustache postiche en goguette n’aura pas le même chien. Son Iñigo frôlait l’insipidité.

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Ines McIntosh et Francesco Mura (Paquita et Lucien d’Hervilly). 23 décembre 2024.

On a heureusement une autre ballerine sur scène : Inès McIntosh. Sa version de Paquita est pourtant force différente de celle de sa prédécesseure. Inès McIntosh met plus en contrepoint l’inné (la noble ascendance) et l’acquis (l’éducation gitane). Moins naïve, plus primesautière, Paquita-Inès utilise son buste, son cou et les épaulements naturels et ondoyants directement pour séduire, telle une Fanny Elssler dans « La Gipsy ». Une petite pointe de brio technique vient rajouter à cette caractérisation délicieusement aguicheuse. Dans sa première variation, McIntosh exécute des tours attitude devant très rapides mais comme achevés au ralenti. Elle cherche clairement à séduire Lucien, Francesco Mura, plus compact que Moreau, le bas de jambe nerveux qui cadre fort bien avec sa condition de militaire. Ses épaulements ont également du chic et il dégage une mâle présence. La déclaration d’amour entre les deux amants a du peps. La scène des éloignements-retournements, coquetterie de l’une, badinage de l’autre, sont bien réglés. Avec McIntosh-Mura, on est clairement sur le registre de l’attraction charnelle.

La scène 2 réserve aussi son lot de bons moments. La pantomime est vive. L’épisode de la chaise où Lucien manque d’assommer Paquita est très drôle.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

Le 1er janvier, s’il faut filer la métaphore des ballerines romantiques, Héloïse Bourdon évoque Pauline Duvernay dans la cachucha immortalisée par une gravure durant la saison londonienne de 1837 où elle dansait en alternance avec Elssler. On trouve en effet dans sa Paquita tout le charme de l’Espagne de pacotille agrémenté de l’élégance de l’école française. Tout chez mademoiselle Bourdon est contrôlé et moelleux. Elle sait minauder sans affectation et énoncer clairement sa pantomime.

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Andrea Sarri (Inigo). 1er janvier 2025.

Cela fait merveille durant la scène de taverne où jamais elle ne paraît pressée par le temps dans ses interactions avec l’Iñigo truculent, presque bouffe d’Andrea Sarri (qui trouve le bon équilibre entre la précision des variations dessinées par Lacotte et le relâché requis par le rôle). En Lucien, Thomas Docquir, qui remplace Jérémy-Loup Quer, a une belle prestance et de belles qualités de ballon à défaut d’être aussi immaculé techniquement que sa partenaire. Il a néanmoins du feu en amoureux qui fait fi des conventions sociales. Sa pantomime lors de sa déclaration d’amour repoussée de l’acte 1 est touchante à force d’être décidée. Lors de la seconde demande où Paquita accepte Lucien, on se remémore exactement les circonstances de la première demande non-aboutie. Héloïse Bourdon sait nous rappeler sa pantomime de l’acte 1 afin de nous faire mieux saisir celle de l’acte 2. De nos trois distributions, elle est sans doute celle qui réussit le mieux à connecter les deux parties du spectacle.

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On aura sans doute remarqué que les descriptions se concentrent sur l’acte 1. C’est que pour tout dire, le défaut de cette Paquita est bien sa deuxième partie. Après l’entracte, la messe est dite. Les deux héros ont échappé à l’acte 1 aux manigances du traitre Don Lopez Mendoza et de l’amoureux éconduit Iñigo. Le dénouement heureux, au milieu d’une scène de bal 1820 bien réglée pour le corps de ballet, ne parvient guère à soutenir l’intérêt dramatique. Personnellement, je préférerais que le ballet s’achève sur le pas de deux romantique final, en tutu long pour la ballerine,  concocté par Lacotte.

Le 16, Baulac et Moreau parvenaient à créer un moment intime avec ce pas de deux avant la grand-messe du grand pas classique de Petipa. Le 23, le couple McIntosh-Mura était un peu plus à la peine dans le partenariat.

D’une manière générale, on peut se montrer satisfait de l’exécution du Paquita Grand pas, même s’il contraste trop avec la reconstitution de Lacotte. En 2001, le chorégraphe avait d’ailleurs laissé à Elisabeth Platel le soin de le remonter. Pour cette reprise, on est content de constater que les dames du corps de ballet sont toujours à leur affaire. Léonore Baulac montre beaucoup de grâce suspendue même dans les parties difficiles de la chorégraphie tandis qu’Inès McIntosh montre qu’elle n’a pas peur des doubles tours fouettés. Mais c’est sans doute Héloïse Bourdon qui nous laissera un souvenir durable sur cette partie. Elle interprète en effet un grand pas immaculé. Bourdon a cette sérénité dans la grande technique qui vous met sur un nuage. Elle brille au milieu du corps de ballet, aussi bien dans l’entrada que durant l’adage. Dans sa variation elle est comme au-dessus de sa technique : les pirouettes finies en pointé quatrième, la série des tours arabesque et attitude, les fouettés, tout est superbe.

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Héloïse Bourdon et Thomas Docquir (Paquita et Lucien d’Hervilly). 1er janvier 2025.

C’est peut-être le seul des trois soirs où ce Grand pas de Petipa ne nous a pas paru interpolé de manière pataude dans le ballet à l’instar du pas de trois de l’acte 1 qui donne invariablement l’impression d’assister à une soirée parallèle. Que font en effet ces deux donzelles en tutu à plateau et ce toréador d’opérette en pleine montagne ? Le 16 décembre, on a néanmoins le plaisir de voir Clémence Gross et Hoyun Kang défendre les variations féminines et, le 1er janvier, Célia Drouy interpréter avec délicatesse la deuxième variation tandis que Nicola Di Vico fait preuve d’une indéniable sûreté technique dans sa variations à double-tours en l’air.

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Paquita, 18 décembre 2024. Léonore Baulac, Marc Moreau et Pablo Legasa

En 2001, parlant de la partition de Deldevez, Pierre Lacotte disait qu’elle était truffée de longs passages qu’il avait fallu couper. Peut-être aurait-il été judicieux d’utiliser certaines de ces pages pour donner une chance aux personnages secondaires d’exister un peu. Du mariage planifié entre Lucien et Doña Serafina, on sait bien trop peu de choses. Il y a peu de chance que le public non-averti comprenne que l’élément de décor en forme de pierre était un monument en l’honneur du père assassiné de l’héroïne. Doña Serafina est escamotée sans ménagement (et c’est fort dommage quand elle est interprétée par la très élégante Alice Catonnet), en quelques secondes, à la fin de la scène 1 de l’acte 2. On est loin d’une Effie ou d’une Bathilde qui ont un rôle effectif à jouer dans l’action.

C’est ce genre de détails d’importance qui fait d’un ballet non pas un simple divertissement bien réglé mais une œuvre solide, prête à parler à de nombreuses générations successives de balletomanes.

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Don Quichotte à l’Opéra : invitation au voyage

P1200192Don Quichotte (Minkus / Noureev). Ballet de l’Opéra de Paris. Représentation du 27 mars 2024.

C’est toujours avec intérêt et une petite dose d’appréhension qu’on retrouve une grande production Noureev avec le ballet de l’Opéra de Paris. La bonne nouvelle est que, le soir du 27 mars, en ce début de série, le ballet de l’Opéra semble avoir l’œuvre déjà bien dans les jambes. On se love dans de petits détails aimés comme dans un bon fauteuil qui a gardé la mémoire de votre corps. La grand place de Séville a du peps et du mouvement. On trouve même le corps de ballet plus incisif dans la batterie au moment de la Seguedille qu’en 2021. A l’acte 2, la scène gitane du premier tableau est remplie d’énergie et Alexandre Gasse a du parcours et du chien. Les Dryades nous régalent de jolis alignements. A l’acte 3, le Fandango ouvre magistralement la scène des noces de Kitri et Basilio. Au rayon des petites habitudes dispensables, on retrouve certains éclairages trop chiches dans le prologue (la chambre de Don Quichotte) et la scène gitane. Plus que tout, on se serait bien passé de l’incurie de l’orchestre de l’Opéra qui semblait bien décidé à rassembler la plus impressionnante collection de couacs et de canards sous la baguette molle et peu réactive de Gavriel Heine.

Mais les artistes parviennent globalement à tirer le meilleur de cette bande-son défectueuse. Le Don et Sancho Pança, Cyril Chokroun et Jérémie Devilder, ont un timing comique bien calé. Devilder est notamment un lanceur de poulet ou de poisson enthousiaste. Ses chutes ne sont jamais téléphonées. Dans la scène sous-éclairée du petit théâtre de marionnettes, Chokroun réagit très clairement à l’histoire contée sur les tréteaux. La pantomime est sobre mais claire. Léo de Busseroles dépeint un Gamache véhément qui défend ses prérogatives face à sa fiancée récalcitrante. Il introduit un certain panache dans le duel loufoque qui l’oppose à Don Quichotte à la fin de la scène de la taverne.

Comme dans tous les ballets issus de la tradition peterbourgeoise, les rôles dansés sont nombreux. Et globalement, on a été satisfait de notre soirée. Bien sûr on regrettera que les deux amies de Kitri, par ailleurs pleines de qualités individuelles, Ida Viikinkoski et Aubane Philbert, ne soient pas mieux assorties. A vrai dire, on aurait bien vu Philbert danser avec Naïs Duboscq. Sans doute guidée par la posture trop en retrait de son partenaire Pablo Legasa en Espada, cette dernière nous a justement paru un peu trop « correcte » dans la Danseuse de rue. Viikinkoski, quant à elle, se serait montrée plus capiteuse dans ce rôle. En première demoiselle d’honneur, Clémence Gross est fine et précise. Elle gagnera sans doute en brio au cours de la série.

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Pablo Legasa (Espada) et Naïs Duboscq (la Danseuse de rue).

En revanche, Hohyun Kang a été une Reine des dryades impériale aussi bien dans son entrée que dans la variation où ses fouettés à l’italienne sont beaux et sereins. On voit trop souvent des danseuses projeter brusquement la jambe en grand battement à la seconde avant de fouetter attitude. Ici, tout était plané et comme suspendu. En parfait contraste, Inès McIntosh était un Cupidon à la précision musicale fascinante, parvenant à montrer toutes les positions sans pour autant en faire une simple addition. Elle parvient même à créer un personnage lorsqu’elle taquine le Don pendant l’Allegretto.

Mais qu’en est-il des principaux protagonistes ? Rudolf Noureev avait beau dire que « la star, c’est le corps de ballet », on ne peut nier qu’un bel ensemble sans de bons meneurs a peu de chance de séduire. Pour cette soirée du 27 mars, Hannah O’Neill et Germain Louvet ont relevé le gant avec panache.

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Germain Louvet (Basilio) et Hannah O’Neill (Kitri).

Ce qui marque d’emblée, avant même de parler des qualités individuelles des deux danseurs, c’est que leur partenariat est extrêmement abouti. Les lignes des deux danseurs, très étirées, se complètent l’une l’autre. Leurs épaulements sont élégants. Cette Kitri et ce Basilio ne cherchent pas le réalisme social, assez illusoire dans ce genre de ballet. Mais on fait aisément fi de la fille de tavernier et du barbier car le côté facétieux et larron en foire est bien présent. Kitri-Hannah et Basilio-Germain s’entendent parfaitement à mener leur barque. Et ils ont le bravache chic.

A l’acte 1, Hannah O’Neill accomplit une variation aux castagnettes parfaite de vélocité notamment dans la diagonale de pirouettes finale, Germain Louvet impressionne par ses sauts développés à l’italienne dans la première variation inventée par Noureev sur un numéro dévolu autrefois à la danseuse de rue. A l’acte 2, les deux danseurs nous régalent dans leur pas de deux du camp gitan de beaux épaulements très ronds et sensuels. Hannah O’Neill nous parait un peu tendue dans la variation de Kitri-Dulcinée où ses sissonnes développés arabesque semblent un peu brusques. Il faut dire qu’elle n’est pas du tout aidée par la direction d’orchestre… Mais à l’acte 3, on assiste à un joli pas de deux. La variation de la damoiselle est primesautière à souhait, battant de l’éventail avec esprit, et le damoiseau accomplit un très aérien manège de jetés. Leur coda est roborative : diagonale de cabrioles pour lui et série de fouettés pour elle. On n’est peut-être pas à proprement parler en Espagne mais il est sûr que les deux étoiles nous ont entraîné dans leur voyage.

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François Alu : hors cadre mais pas sans attaches

Théâtre Antoine

Théâtre Antoine. Dimanche 8 octobre. Compagnie 3e Etage.

Voici donc qu’a eu lieu la grand-messe groupito-balletomaniaque annoncée depuis quelques mois dans la presse et sur les réseaux sociaux. François Alu, dont la carrière fulgurante a marqué le pas depuis la dernière saison, montait un spectacle « hors cadre ». Doit-on le dire ? On craignait le pire… Allait-on assister à un exercice mégalomaniaque pour grosse tête et chevilles enflées ?

Les craintes ne se sont heureusement pas confirmées. Alu : Hors cadre reste bien un spectacle de la compagnie Troisième étage, fondée par le très talentueux Samuel Murez en 2004, qui propose des soirées faussement foutraques où l’on rit et on pense tout en même temps. François Alu, avec une humilité qui lui fait honneur, ne tire pas la couverture à lui. Ses compères, Hugo Vigliotti, Lydie Vareilhes, Takeru Coste, Clémence Gross, Simon Le Borgne ne sont jamais réduits à des faire-valoir.

Conformément à la formule Troisième Etage, certaines pièces de Samuel Murez sont reprises. En ouverture, une variation sur le thème de « premier cauchemar » présentée aux soirées « danseurs-chorégraphe » de l’amphithéâtre Bastille en 2013. C’est aujourd’hui une fille à lunettes qui est persécutée par les danseurs-rouages de son réveil matin. Les danseurs emploient une gestuelle mécanique et se rejettent leur victime peut-être encore endormie sur une bande son mélangeant bruits d’horloge et bribes de programme radio. On retrouve aussi avec plaisir la pièce signature de Murez, Me1 & Me2, les mimes jumeaux survoltés qui se déconstruisent et se reconstruisent sur le poème bilingue de Raymond Federman (Takeru Coste et, aujourd’hui, Simon Le Borgne qui remplace Murez). Durant la deuxième partie, Murez réutilise également le duo « Process of Intricacy » (dansé par Takeru Coste et Clémence Gross qui remplace Ludmila Pagliero).

Ces pièces connues sont réemployées  mais le fil directeur change. Ici, l’horloge renvoie au métronome, à la mesure qui régit la vie des danseurs les danseurs. Certaines pièces créées spécialement pour « hors cadre » se moquent brillamment des comptes en 8 avec des « eeeeet » pour les temps en bas et les temps en l’air qui finissent par contenir trois pas de batteries entre le 5 et le 6 (Hugo Vigliotti en prend son parti  et se cantonne au 4). C’est que le propos sérieux de ce spectacle où l’on rit beaucoup est de questionner sans complaisance la beauté normée du ballet et le pouvoir qu’elle donne à certains sur les danseurs : coaches, répétiteurs ou maîtres de ballet. Cette critique est énoncée dans le style si particulier de Samuel Murez où la gestuelle entre mime et danse joue sur les volutes du sens et de la scansion des textes. Sur ce principe, un personnage Louis XIV annonce les principes du beau voulus par le pouvoir et ses implications sur le rayonnement politique d’un Etat. Dans la même veine, suivent ensuite une série de savoureux tableaux où les danseurs se trouvent confrontés à cette norme physique (François Alu se fait traiter de gros et rêve de big mac) ou stylistique. Cette partie donne plus particulièrement l’occasion au danseur de montrer sa grande virtuosité dans un solo de Don Q-troisième acte « PAS de Rudolf Noureev » puis de le répéter en « fromage » (qui est un peu à la danse ce que le « yaourt » est la chanson pseudo anglo-saxonne). Mais les exercices « d’école française » triturés valent également le détour, donnant l’occasion à chacun (mention spéciale à Vigliotti) de briller tout en faisant rire. Montrant la vacuité du style pour le style, des pas de deux ou des soli font le répertoire des grandes tendances de la danse actuelle. « Process of intricacy » est dans la veine forsythiène. Un des duos, avec force manipulations du garçon sur la fille, évoque le répertoire du NDT post Kylian…

C’est la partie la plus plaisante de « Hors cadre »… La partie plaidoyer du spectacle tourne au règlement de compte à peine crypté. On rit pourtant ; encore et toujours… mais on rit jaune. Le chorégraphe accro aux réseaux sociaux, Berth (son nom commence par un « B », n’est-ce pas ?), qui gémit quand on s’ennuie à ses pièces qu’il a réglé « en impro » entre deux dîners mondains et trois snapchats en prend plein la casquette. La scène la plus brillante et la plus nauséeuse est celle des mots en « on » car elle s’appuie encore une fois sur la gestuelle de Murez. D’autopromotion à disparition en passant par pression et satisfaction, Clémence Gross (aussi belle actrice que danseuse) passe à un fort mauvais moment… Les autres boutades, plus théâtrales, marquent moins.

On espère simplement que ce brûlot ne vaudra pas à Alu et à la compagnie 3e étage de lourdes inimitiés dans l’avenir.

Le programme distribué à l’entrée enfonce le clou. « La notion de version correcte ou incorrecte est particulièrement sensible dans l’univers de François car il lui est souvent reproché que ses interprétations s’éloignent trop des versions chorégraphiques officielles » écrit Samuel Murez. À la fin de la biographie de François Alu on peut également lire « En scène, il prend moins de libertés avec les versions chorégraphiques originales que ne le faisait Patrick Dupond. »

Qui a raison ? Qui a tort ? De Patrick Dupond, Rudolf Noureev, qui entretint des relations souvent houleuses avec le jeune talent, disait en substance « j’avais le choix de le garder immense et imparfait ou de le polir et d’en faire quelque chose de parfait mais de petit. J’ai pris le parti de le laisser tel qu’il était. ». Mais François Alu est-il comparable à Patrick Dupond ? Non. En dépit de ses impressionnantes qualités physiques, François Alu ne possède pas la félinité unique d’un Patrick Dupond qui le rendait immédiatement reconnaissable.

Personnellement, je n’ai jamais autant aimé Alu que lorsqu’il avait encore le vernis de l’école. Cette limitation créait dans sa danse une sorte de bourdonnement qui faisait scintiller les ors du cadre tout en le menaçant d’éclatement.

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