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A Londres : Alice’s Adventures in Wonderland, délicieux millefeuille chorégraphique

Alice’s Adventures in Wonderland. Royal Ballet. Royal Opera House. Samedi 28 septembre 2024. Matinée et soirée.

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

C’est la cinquième fois que le Royal Ballet reprend l’Alice’s adventures in Wonderland de Christopher Wheeldon depuis sa création en 2011.

En cette fin septembre, on vient donc confronter son souvenir enthousiaste de l’année 2012 à deux représentations de ce ballet vues consécutivement: une matinée et une soirée.

On se demande ce qui va rester d’Alice. Ce qui nous paraissait des trouvailles visuelles alors allait-il nous sembler éventé en 2024 ?

Alices Adventures in Wonderland The Royal Ballet photo by Alice Pennefather 2024

Alice’s Adventures in Wonderland. La magie de la production. photo by Alice Pennefather 2024

Mais après tout ce temps, l’enchantement visuel persiste. La production de Bob Crowley, fantaisiste et d’une kitsch crânement assumé (les costumes de la scène de la course des animaux ou encore ceux du ballet des fleurs, aux chapeaux dignes de l’ouverture de la saison à Ascot). Les décors, peints ou projetés qui semblent permettre tous les changements d’échelles subis par l’héroïne, surprennent toujours. On s’émerveille donc devant cette œuvre composite qui prend en compte toutes, les traditions anglaises du théâtre et du ballet: les pantomimes de Noël, les fééries à machinerie spectaculaire dans la tradition du ballet de cour baroque, les marionnettes (ah, ce Cheshire Cat en Kit !), le grand-guignolesque (la scène horrifique de la Duchesse et du bébé-saucisse)…

Tout semble au service de la narration. Les auteurs ainsi que le librettiste (Nicholas Wright), en inventant une idylle entre Alice et le Valet de Cœur (initiée dans le prologue « dans la réalité » entre Alice Liddell, et Jack, un jeune jardinier), ont sorti l’héroïne du statut de simple observatrice et ont ainsi évité de faire ressembler le ballet à une fastidieuse succession de tableaux de genre. Portée par l’ostinato horloger hypnotisant de la partition de Joby Talbot, le chorégraphe a presque décidé de s’effacer devant l’histoire qu’il avait à raconter.

Reconnaît-on un style chorégraphique spécifique qui serait celui de Christopher Wheeldon ? Non. Mais dans ce cas précis, ce n’est pas un défaut; bien au contraire.

Christopher Wheeldon a décidé d’embrasser toute la tradition du ballet anglais toujours dans l’optique de favoriser l’intelligibilité de l’histoire. L’utilisation du drag évoque Ashton: les méchantes sœurs de Cendrillon ou la mère Simone de la Fille mal gardée. Il convient parfaitement à l’évocation de la Duchesse-bouchère. MacMillan est également cité dans un porté (celui de Gloria) entre le Lapin blanc, le Valet de cœur et Alice. La variation du Valet de Cour à l’acte 3 cite les arabesques initiées de dos fouettées en 4° devant attachées au personnage de des Grieux dans Manon. Il est parfait pour donner un souffle romantique et une profondeur émotionnelle à ce personnage aux apparitions souvent subreptices. Wheeldon, qui fut soliste prometteur au New York City Ballet, cite aussi sa propre histoire d’interprète. Dans l’épisode du jardin enchanté, moment de plaisir presque sans nuage pour Alice, les Fleurs dansent dans le style du Balanchine de Thème et Variations tandis que les Cartes, durant les poursuites dramatiques, évoquent plutôt le Mr B. collaborant avec Igor Stravinsky. Pour le Chapelier fou, Wheeldon fait même une incursion dans le Music Hall et le Tap Dance; le cliquètement obsédant des bouts ferrés évoquant efficacement le discours profus mais désarticulé de l’hôte aux théières.

Mais revoir un ballet sur scène après un laps de temps aussi important, c’est aussi se confronter à de nouvelles distributions. Que fait la nouvelle génération d’Alice ?

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Dans un ballet qui multiplie les personnages secondaires, les fortunes sont nécessairement diverses.

Pour le couple principal, Alice et Jack-Valet de Cœur, on a toutes les raisons de se montrer satisfait même si on doit reconnaître un certain penchant pour la distribution de la matinée. Viola Pantuso, Première artiste de la compagnie, faisait des débuts réussis dans le rôle principal. Brune, la peau lumineuse, l’Alice de Pantuso dégage une grande juvénilité en dépit de son indéniable sûreté technique. Sa danse, qui se déroule en un flot continu, est crémeuse.

Son partenaire, Marcelino Sambé est touchant aussi bien en serviteur humilié qu’en Valet en fuite. Il accomplit de très beaux sauts de biche.

Dans leurs pas de deux « à leitmotivs », subreptices mais récurrents, les deux danseurs parviennent à créer une immédiate connexion. Dans la rencontre au jardin, durant l’acte de la Reine de Cœur, on est même saisi par un sentiment d’intimité et de plénitude.

Le couple de la soirée ne démérite pas; loin s’en faut. Francesca Hayward et William Bracewell ont absorbé toutes les nuances de la chorégraphie. Ils dansent avec une délicatesse et un fini anglais très agréable à l’œil. Mais, peut-être parce qu’on est encore sous le charme du couple de la matinée, la connexion émotionnelle de ce tandem de Principaux ne nous paraît évidente qu’à partir du pas de deux de l’acte 3. Mieux vaut tard que jamais.

Francesca Hayward and William Bracewell in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Francesca Hayward and William Bracewell in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Pour ce qui est des rôles secondaires, dont certains sont fort importants, la balance matinée-soirée penche de l’autre côté. En matinée, si on goûte beaucoup la Duchesse survoltée de Thomas Whitehead et le duo qu’elle forme avec la cuisinière infernale d’Olivia Cowley, si le poisson argenté que dessine Téo Dubreuil nous nous paraît très chic, si on s’émerveille de la plastique impeccable de Lukas Bjørneboe Brændsrød en mille-et-une-pattes et qu’on apprécie l’élégance un peu détachée de Calvin Richardson en Chapelier fou, on reste complètement à l’extérieur quand il s’agit du Lapin-Lewis Carroll de Luca Acri et de la Reine de cœur de Claire Calvert. Acri manque d’autorité en précepteur-photographe et son lapin met trop l’accent sur la gestuelle mécanique au risque de désincarner son personnage. C’est un peu comme si le danseur dépeignait moins le lapin que sa tocante. Claire Calvert quant à elle nous paraît peu adaptée au rôle. En mère du prologue, elle surjoue la cruauté et la crise de nerfs puis, en souveraine cruelle, n’est pas assez dans l’angularité pour rendre justice à son personnage.

Claire Calvert as The Queen of Hearts in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Claire Calvert as The Queen of Hearts in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

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En soirée, on a également une Duchesse de choix (l’inénarrable Gary Avis) qui brave la mort avec aplomb rien que pour gagner au jeu de flamand-croquet, un Caterpillar avantageux (Nicol Edmonds qui tire son personnage vers le côté Bollywood). En Chapelier Mad Tapper, Steven McRae, le créateur du rôle en 2011, méconnaissable tant il est grimé, apporte une énergie roborative à son personnage et à toute la scène. Sous la houlette de ce leading man, les évolutions du lièvre de Mars et du Loir dans la théière (Valentino Zucchetti et Sophie Allnatt) nous paraissent drôle et jouissives. Un petit bijou de timing.

Francesca Hayward Valentino Zucchetti and Steven McRae in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Francesca Hayward, Valentino Zucchetti and Steven McRae in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

James Hay, s’il ne fait pas oublier le Lewis Carroll d’Edward Watson, est en revanche un Lapin blanc vibrant et plein de ressort. Son jeu passe la rampe notamment quand il se retrouve coincé et inquiet avec son plateau de tartelettes devant la maison de la duchesse. À l’acte 3, sa variation dans la salle d’audience est un savoureux mélange de prétention et d’angoisse mal dissimulée.

Lauren Cuthbertson as The Queen of Hearts in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Lauren Cuthbertson as The Queen of Hearts in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

Pour finir, la Reine de cœur de Lauren Cuthbertson, la créatrice du rôle d’Alice, est une authentique révélation. Mère à la froide élégance et à la cruauté pétrie d’indifférence à l’égard de sa fille, elle prépare beaucoup plus subtilement au registre acide et anguleux de la Reine de Cœur, souligné par les pizzicati agressifs imaginés par le compositeur Joby Talbot. Cuthbertson est beaucoup plus crédible que Calvert dans ses apparitions en char-cœur. Ses mouvements de télégraphe sont à la fois effrayants et drôles. L’Adage aux Tartelettes, magistral pastiche goguenard de Petipa, avec les quatre partenaires au bord de la crise de nerfs, est réglé à la seconde près. Lauren Cuthbertson y insuffle une forme d’électricité. Ses lignes claires et pures rendent les ruptures de ton (menaces ou grimaces, popotin en l’air ou reptations en grand écart) d’autant plus inattendues et hilarantes. La ballerine sait se montrer aussi tranchante qu’onctueuse. Sa danse avec le bourreau et son maniement de la hache sont irrésistibles.

Pendant le procès, elle parvient même à ajouter une dimension humaine à son personnage.

William Bracewell as The Knave in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

William Bracewell as The Knave in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather

On se prend à regarder l’échange entre la reine et son mari (l’excellent Bennet Gartside) durant le pas de deux entre Alice et le Valet de Cœur. Un moment où la reine semble douter du bien-fondé de son autorité.

C’est sans doute cela qu’on aime dans l’Alice de Christopher Wheeldon : s’il était une pâtisserie, il serait sans doute un mille-feuille. La multiplicité des couches ne cesse de créer la surprise.

Alice’s Adventures in Wonderland sera diffusé dans les cinémas le mardi 15 octobre avec la distribution Heyward-Bracewell.

Viola Pantuso in Alices Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

Viola Pantuso in Alice’s Adventures in Wonderland photo by Alice Pennefather 2024

 

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Alice à Londres : le champ des possibles

P1000939L’occasion faisant le larron, j’ai profité de ma petite tournée londonienne à la rencontre du Lac des cygnes de l’English National Ballet pour revoir Alice’s Adventures in Wonderland de Wheeldon au Royal Opera House. Tout cela ne s’est pas fait au hasard. Le peut-on, lorsqu’il faut acheter son billet d’Eurostar au moins quatre mois à l’avance ? Le voyage s’est décidé après avoir vu l’ENB dans son Romeo & Juliet « in the round » en mai où dansait le jeune et solaire Vadim Muntagirov, transfuge tout frais de la compagnie dirigée par Tamara Rojo. Voir le Lac par l’ENB et Alice avec Muntagirov dans Jack/Knave of heart, n’était-ce pas donc le parfait  « voyage à thème » ?

Et puis résiste-t-on à l’appel de l’enchanteresse production de Wheeldon/ Talbot/ Crowley ? Pas si on est en ville ce jour là. Revoir Alice m’a fait comprendre pourquoi le chorégraphe m’a tellement déçu pour sa production plan-plan d’un Americain à Paris. Entre danse, marionnettes et effets spéciaux se dessine une authentique œuvre d’art totale qui dépasse l’hommage au monument de la littérature enfantine qu’est l’œuvre de Lewis Caroll.

Un autre attrait de la matinée du 10 était la présence de Francesca Hayward, la nouvelle Golden Girl du ballet anglais, la future « British ballerina », ont dit certains, dans le rôle d’Alice. Mademoiselle Hayward, qui m’avait laissé une impression vaguement positive dans le Rhapsody d’Ashton fait tout très bien (sa technique saltatoire est impressionnante et elle est intrépide) mais elle n’est pas mon type de danseuse. Il y a en elle quelque chose de trop terrien, de trop « sain » dans sa danse pour que je puisse me dire que j’aurai un jour envie de traverser le Channel pour la voir dans une Odette ou une Giselle. En revanche cela fonctionne plutôt bien en Alice. L’énergie qu’elle déploie est toute juvénile et le mouvement ne s’arrête jamais.

Alice's Adventures in Wonderland. Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.  Frog, Luca Acri. ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Alice’s Adventures in Wonderland.
Alice : Francesca Hayward . Fish, Tristan Dyer.
Frog, Luca Acri.
©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

De son côté, Vadim Muntagirov écope d’un rôle qui n’est absolument pas bâti pour mettre ses qualités en valeur. Malgré une technique cristalline, un don pour la pyrotechnie avec un air de ne pas y toucher, ce danseur s’épanouit surtout dans les rôles dramatiques et lyriques. Le Knave of Hearts, à l’instar de son créateur Sergei Polunin, requiert plutôt une somme importante de qualités physiques. C’est sans doute la raison pour laquelle un Nehemia Kish, belle plastique mais interprète parfois sémaphorique, s’épanouit dans un tel rôle. Ici donc, Vadim Muntagirov, très émouvant en jardinier amoureux congédié, reste un peu perdu dans son tonitruant costume rouge de valet de cœur… Jusqu’à la scène du procès à l’acte 3 où sa variation, claire et liquide comme une source, vous tirerait presque des larmes. Son tendre pas de deux avec Hayward, qui fait suite, est à l’unisson. C’est pourquoi, en dépit de mon impression mitigée, je suis impatient de voir ce jeune artiste dans tout autre rôle au Royal.

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

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Vadim Muntagirov : Jack/Knave of Hearts ©ROH 2014. Photographed by Bill Cooper

James Hay, à l’inverse de Muntagirov a commencé par nous faire peur, au début, lorsqu’on l’a vu grimé – fort mal – en Lewis Caroll. Son lapin blanc, en revanche, s’est avéré inénarrable. Son phrasé et son articulation d’une grande clarté, font de lui un Pan-Pan idéal, se grattant la papatte comme personne et montrant une petite pointe d’empathie pour le couple d’amoureux qui n’était pas toujours évidente avec Watson, le créateur du rôle.

Claire Calvert présente une mère/reine de cœur encore plus inégale. Un peu insipide en tyran domestique, elle n’existe guère en tant que souveraine d’un royaume de papier tant qu’elle est baladée sur les chariots roulants aux couleurs de son rôle. En revanche, son adage à la tartelette était très bien négocié, avec un vrai sens comique. Sa reine de cœur, plus ridicule que méchante est certes à retravailler mais elle est pleine de promesses à suivre.

Donald Thom, dont le nom m’était inconnu jusqu’ici, a fait grande impression dans le magicien/Mad hatter. Grand, très fin avec un bon temps de saut et un talent d’orfèvre dans son rendu de l’épisode aux claquettes, il m’a donné envie de retourner à Londres pour suivre son évolution.

« Hélas ! », crie mon portefeuille comme animé par un sortilège sorti de l’imagination de Lewis Caroll, « que de raisons de fêter tous vos non-anniversaires dans la perfide Albion ! »

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Le soleil a rendez-vous avec la lune (Winter’s Tale, Wheeldon)

 

P1000939The Winter’s Tale, ballet de Christopher Wheeldon, musique de Joby Talbot, décors de Bob Crowley, lumières de Natasha Katz. Royal Ballet, le 12 avril 2014. Orchestre du Royal Opera House dirigé par David Briskin.

 

On prend les mêmes et on recommence. Trois ans après la création de ses Aventures d’Alice aux pays des merveilles, Christopher Wheeldon chorégraphie à nouveau un ballet narratif pour Covent Garden, avec la même équipe (Joby Talbot pour la musique, Bob Crowley aux décors et Natasha Katz pour les lumières), et les mêmes danseurs. Le défi est quand même tout autre : les aventures d’Alice imposaient de donner vie à un guilleret non-sens, et d’inventer des solutions visuelles pour des péripéties aussi multiples que burlesques, comme les changements de taille de l’héroïne ou le jeu de croquet avec des flamands roses. L’adaptation de la pièce de Shakespeare suppose de rendre sensible des événements plus intérieurs, ainsi que le passage du temps.

Le Temps, personnage de la pièce de théâtre, est, comme d’autres personnages secondaires, absent d’un livret qui recentre l’action sur les principaux protagonistes. Mais il en reste assez pour donner de jolis rôles à six principals du Royal Ballet. Léonte, roi de Sicile (Edward Watson), accueille son ami d’enfance Polixène, roi de Bohème (Federico Bonelli), et se persuade au fil du temps que son épouse Hermione (Lauren Cuthbertson) l’a trompé avec son invité. Certain que l’enfant qu’elle porte n’est pas de lui, il l’accuse violemment, provoquant apparemment sa mort et celle de son fils aîné Mamillus ; le bébé qu’il ne veut pas reconnaître est abandonné au loin. Seize ans après, elle est une jolie bergère de Bohème – prénommée Perdita – et amoureuse d’un prince déguisé (Florizel, fils de Polixenes, à qui la mésalliance déplaît). Les amoureux s’enfuient en Sicile, Perdita (Sarah Lamb) retrouve son père, les amis se réconcilient, et Hermione cachée tout ce temps par la fidèle Pauline (Zenaida Yanowsky) réapparaît comme par miracle. La fille et la mère se découvrent. Seul Mamillus reste définitivement mort.

La production joue de l’opposition entre deux pôles – la tragédie, grisâtre et lunaire (Sicile) et la comédie, fluorescente et solaire (Bohème) – dont le troisième acte assure la réunion. Pour peu qu’on ait rapidement parcouru le synopsis, le fil narratif se suit aisément ; grâce à une combinaison astucieuse entre décor, musique, mouvement et lumières, on entre ainsi aisément dans la tête d’un jaloux qui imagine le pire. Il faut dire que la chorégraphie met en valeur la faculté d’acuité douloureuse d’un Edward Watson aux jambes-ciseaux, aux doigts écartelés et aux yeux hallucinés. Les autres rôles aussi taillés sur mesure pour l’innocence laiteuse et la légèreté de Lauren Cuthbertson, le charme irrésistible de Bonelli, l’infaillibilité de Zenaida Yanowsky, la fraîcheur presque enfantine de Sarah Lamb, comme pour la grisante juvénilité saltatoire de Steven McRae (Florizel).

Tout n’est pas réussi aux actes I et III : la mort de Mamillus et l’évanouissement d’Hermione tombent un peu platement, et lors du touchant moment où la statue d’Hermione prend vie, le climax musical est franchement trop badaboum. Mais on se souviendra longtemps des deux séries de tours arabesque d’Hermione, qui disent l’innocence lors de la scène du procès, et se teintent d’un soupçon de reproche au moment des retrouvailles avec Léonte.

Au cœur de l’œuvre, l’acte bohémien est d’une gaieté à donner le tournis. Le spectateur y est éclaboussé d’une incroyable débauche de couleurs étalées sur les robes pastel des filles et les jupes asymétriques des garçons, dont chaque pirouette, dévoilant une doublure à motif inattendu, est une surprise pour l’œil. La fête du mois de mai est parsemée de motifs subtils et de petites inventions (les petits ronds de jambe vers l’arrière, en parallèle cuisse contre cuisse) dont Sarah Lamb s’empare avec la gourmandise d’une collégienne. Les mouvements d’ensemble épatent, mais les échanges entre Perdita/Florizel restent simplement décoratifs (alors que dans Alice, les pas de deux avec le valet de cœur étaient pétris d’émotion). Nous sommes en féérie et ce Conte d’hiver aux curieux accents orientalisants – par la couleur, la musique ou le mouvement – fait facilement prendre le large.

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Wheeldon : Alice! Oh Merveille!!

Alice : Sarah Lamb. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice : Sarah Lamb. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice’s Adventures in Wonderland

Reprise du Royal Ballet (Londres) du 15 mars au 13 avril.

Créé au printemps 2011, et repris depuis chaque saison, Alice’s Adventures in Wonderland fait encore un petit tour de piste au Royal Opera House à compter du 15 mars. La commande d’un ballet narratif était un gros pari pour la compagnie, dont la dernière création d’envergure similaire – le Prince des Pagodes – datait de 1989. Sa réussite tient à une collaboration exemplaire entre les différents pupitres créatifs : Christopher Wheeldon pour la chorégraphie, Joby Talbot pour la musique, Nicolas Wright pour le livret, Bob Crowley pour les décors, Natasha Katz pour les lumières, ainsi que John Driscoll et Gemma Carrington pour les projections vidéo.

Alice : Sarah Lamb & Federico Bonelli. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice : Sarah Lamb & Federico Bonelli. Photographie Johan Persson. Courtesy of ROH

Le récit des aventures d’Alice est doublement enchâssé : dans l’espace (Oxford et le pays des Merveilles), et dans le temps (le passé victorien et le présent en jeans). En trois actes (deux à l’origine, mais la structure a été retravaillée en 2012), nous passons d’une réception familiale collet-monté au centre de la terre via à la poursuite d’un lapin blanc, et accompagnons Alice dans toutes ses pérégrinations : les multiples transformations physiques, la rencontre avec de multiples personnages extravagants – dont le chat du Cheshire, un chapelier fou, une théière et une chenille –, la confrontation avec une Reine de cœur impayable et impitoyable, flanquée d’une cour de jeu de cartes… Les inventions visuelles foisonnent et – il fallait bien glisser du sentimental dans les pas de deux – Alice a une charmante aventure avec Jack le jardinier, qui deviendra, au pays des Merveilles, son Valet de cœur.   Wheeldon a fait de chaque échange entre Alice et Jack une exquise câlinerie chorégraphique – et il a même rajouté un pas de deux dans la version révisée.

Alice, photographie de Johan Persson. Courtesy of ROH

Alice, photographie de Johan Persson. Courtesy of ROH

Mais il n’y a pas que de l’amourette dans Alice : nous assistons à ce que les spectateurs du XIXe siècle appelaient un ballet-féérie, et semblons toucher du doigt l’esprit dans lequel avait été créé un Casse-Noisette. La synthèse entre les arts est portée à son comble dans la scène du jeu de croquet. Les flamands-roses font office de maillets : les volatiles sont figurés par de longilignes danseuses portant un gant en forme de tête d’oiseau, qui exécutent une chorégraphie sinueuse tandis que les participants au jeu royal actionnent, de la manière la plus loufoque, des peluches au cou articulé. La chorégraphie mélange dans le même temps les références balanchiniennes (les jardiniers commis à la peinture en blanc des roses rouges, qui se transforment en muses d’Apollon musagète au bord de la crise de nerfs) aux citations déjantées de Petipa. L’adage aux tartelettes pour la reine de cœur est une superbe et hilarante variation sur le thème de la Belle au bois dormant, à la fois sur le plan chorégraphique et musical. Pour la scène de la fuite, après que le corps de ballet de cartes aux amusants tutus découpés aux quatre couleurs s’est effondré comme une rangée de dominos, la musique (à grand renfort de percussions) et les projectionnistes (via un obsédant défilement des cartes) prennent le relais de la narration.

On ne saurait résolument recommander une distribution plutôt qu’une autre : toutes les Alice (Sarah Lamb, Yuhui Choe, Beatriz Stix-Brunell, Lauren Cuthbertson) et tous les Jack (Federico Bonelli, Nehemiah Kish, Rupert Pennefather) sont a priori charmants et adéquats au rôle. Et on ne sait pas trop qui, de Zenaida Yanowksy, Itziar Mendizabal ou Laura Morera, est la plus tordante en Reine de cœur.

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