
Clara(s) dans l’ombre – (C) Carlos Quezada, courtesy of Ballet Zürich
Ballet en trois actes de Cathy Martson ; musiques de Clara Schumann, Robert Schumann, Johannes Brahms et Philip Feeney, décors de Hildegard Bechtler, costumes de Bregje van Balen, direction musicale de Daniel Capps, piano : Ragna Schirmer. Opéra de Zurich, représentations des 9 et 10 novembre 2024.
Cherchant dans la feuille de distribution qui serait l’interprète de Clara, on découvre qu’il y en a sept : l’enfant-prodige, l’artiste, la femme, la mère, l’aide-soignante, l’impresario et la muse. Autant de rôles que joue(nt) – successivement ou alternativement – Clara Schumann et ses incarnations. La première scène, qui réunit les sept danseuses, dit déjà tout : ensemble, elles composent les touches d’un clavier. Inséparables et complémentaires, secrètement liées les unes aux autres, et toutes animées de la même passion musicale. Si l’une fait mine de s’échapper, un ralenti fluide la ramène. Elles sont plusieurs, et elles sont une.
Ce n’est pas la première fois que Cathy Marston raconte l’histoire d’une musicienne. Dans The Cellist, créé début 2020 pour le Royal Ballet, la chorégraphe avait fait du violoncelle de Jacqueline du Pré un personnage à part entière, créant une troublante symbiose entre l’instrumentiste et l’instrument (était-ce elle qui en jouait, ou lui qui la modelait ?). Cette fois, le dispositif figurant l’univers du piano est plus éclaté, mais non moins inventif : il y a les éléments de décor (la silhouette en biais d’un piano à queue au sol, les touches noir et blanc de la gamme chromatique au mur), mais aussi une gestuelle bras écartés et doigts à plat qui donne à voir que c’est par tout le dos que l’instrumentiste fait corps avec son piano.
Cathy Marston a un talent particulier pour les pas (de deux à huit) narratifs. Par petites touches, elle rend sensible l’évolution des relations entre Clara enfant (Giorgia Giani) et son père Friedrich Wieck (Mlindi Kulashe, plutôt pygmalion et un rien autoritaire le 9 novembre, Esteban Berlanga, plus mentor et admiratif le 10). Et il lui suffit d’un ralenti sur galipette pour faire sentir que la relation joueuse entre Clara-artiste (Ruka Nakagawa) et Robert Schumann laisse place à l’engagement amoureux. À maintes reprises, on pense à l’économie narrative d’un Frederick Ashton (quand ça commence à se gâter, un porté entre Robert et Clara, où la ballerine tourne le dos à son époux tourmenté, fait écho à Marguerite et Armand). À la deuxième vision, on s’aperçoit que la chorégraphe ménage une pause avant certains rapprochements (et cette subtilité n’appartient qu’à elle) : à plusieurs reprises, Robert a une main en attente que vient saisir Clara (c’est elle qui décide de l’interaction).
Les péripéties de l’adolescence (la mère qui s’en va) et de l’âge adulte (le mariage malgré les réticences du père, les enfants qui vous prennent tout votre temps, les angoisses du compositeur) s’enchaînent de manière fluide ; les scènes de groupe (les sorties de jeune garçon à la brasserie, le premier concert de Clara, les symphonies de Robert) sont enlevées et lisibles (avec une gestuelle un rien gourmée pour les hommes et très glissée pour les filles) ; les personnages secondaires (la servante Christel, la mère de Clara, Joseph Joachim, etc.) sont tous caractérisés, et tout passe comme un souffle.

Daniela Gomez Pérez, Brandon Lawrence, (c) Carlos Quezada
Au troisième acte, sortez les mouchoirs : Robert ayant sombré dans la folie, Clara-épouse doit lutter pour le voir à l’asile. La toute fin de l’œuvre, réglée sur l’adagio du premier concerto pour piano de Brahms, est bouleversante : dans l’agonie de Schumann, Brandon Lawrence est poignant d’absence désemparée (9 novembre). Avec Charles-Louis Yoshiyama (10 novembre), on remarque davantage l’antagonisme avec l’inflexible docteur Richarz (dans les deux cas l’excellent Jorge Garcia Pérez), dont la cruauté fait adhérer illico à l’antipsychiatrie.
S’il faut un petit effort pour reconnaître chacune des Clara, on s’aperçoit vite que tous les rôles ne sont pas à égalité : au deuxième acte, c’est Clara-épouse qui occupe le devant de la scène (Daniela Gómez Pérez le 9, et la très émouvante Nancy Osbaldeston le 10), alors qu’au troisième, Clara-muse partage la vedette avec Johannes Brahms (Francesca Dell’Aria et Joel Woellner, couple idéal et solaire le 9, Sujung Lim et Marià Huguet, duo presque innocent le 10). Du côté des principaux rôles masculins, Brandon Lawrence incarne un Robert Schumann mûr et tourmenté, tandis que Charles-Louis Yoshiyama est plus jazzy-scherzo (si on me permet cette association). Le différentiel d’âge de Lawrence avec Brahms-Woellner marche du coup davantage qu’entre Yoshiyama et Huguet, qui ont sensiblement la même apparence juvénile. Mais qu’importe : Cathy Marston magnifie les qualités, très incisives, presque pointues, du ballet Zürich, dans une création dont la réussite est à la fois chorégraphique, dramatique et musicale.

Francesca dell’Aria et Joel Woellner, © Carlos Quezada





