Les Balletonautes n’auront pas boudé cette reprise 2014 d’Onéguine puisque en neuf représentations ils ont réussi à voir l’ensemble des distributions d’étoiles. La série aura été riche en émotions et autres rebondissements plus ou moins prévisibles.
SAME OLD, SAME OLD…
Commençons par le plus tristement prévisible : le jeu de chaises musicales dans les distributions. Il n’y avait guère besoin d’être devin pour deviner qu’avec trois distributions maison (et pas de remplaçants) pour assurer treize représentations, la série se trouverait peu ou prou chamboulée. C’est effectivement ce qui s’est passé. Myriam Ould-Braham n’a pas dansé Olga, qu’elle avait créée en 2009. Mathieu Ganio s’est blessé et Laëtitia Pujol n’a pas pu -ou n’a pas voulu- incarner Tatiana sur la scène de l’Opéra. Hervé Moreau a dû abandonner deux représentations en début de série et Ludmila Pagliero, enfin, a créé la surprise en se blessant. On la croyait indestructible.
Face à cette situation, la direction de l’Opéra a catapulté un Lenski dans le rôle titre (Josua Hoffalt) et a fait appel à des invités de Stuttgart.
LE TACT FRANÇAIS
Tel un chat de gouttière aguerri, l’Opéra s’est sorti de cette situation délicate en retombant sur ses pattes. Pour l’élégance, en revanche, on repassera. Evan McKie, étoile du ballet de Stuttgart, avait déjà sauvé des représentations en 2011 en dansant aux côtés d’Aurélie Dupont. Enthousiasmant, en dépit de sa glaciale partenaire, il aurait mérité cette saison une invitation en bonne et due forme. En lieu de cela, il a été, une fois encore traité en roue de secours et seuls les chanceux, dont Cléopold faisait partie (le 4/02), ont eu la chance de voir son Onéguine à la fois délicieusement affecté et prédateur.
Plus tard dans la série, c’est Alicia Amatriain, elle aussi de Stuttgart, qui vint suppléer l’absence de Ludmila Pagliero (les 25 et 4 mars). Heureux Karl Paquette ! Partenaire attentif mais un peu éteint avec sa Tatiana d’origine, Ludmila Pagliero (projetant peu également), il s’est trouvé comme transfiguré lorsqu’il était aux prises avec la belle espagnole de Stuttgart (le 25/02), un compromis entre la ligne étirée d’une Marianela Nuñez et l’engagement dans le partenariat d’une Cojocaru si l’on en croit Cléopold (4 mars). La demoiselle se laissait porter sur la vague de ses inflexions à la fois assurées et passionnées. James, chatouilleux sur la question des droits individuels et collectifs, a fait remarquer que l’Opéra avait moins communiqué sur la venue du beau monsieur que sur celle de la jolie madame de Stuttgart. Si près de la journée de la femme, nous pensions qu’il fallait le mentionner.
LE ROI EST MORT. VIVE LE ROI ET TOUT LE TRALALA…
L’un des pics émotionnels de la série d’Onéguine aura été la soirée d’adieu d’Isabelle Ciaravola.
Les Balletonautes ne se sont pas privés de boire à la source de la toute première Tatiana nationale, nommée sur ce rôle bien tardivement. Cléopold s’est extasié sur sa capacité à rentrer dans la peau d’une adolescente malgré son physique de diva (le 4/02), James a savouré sa représentation du 16 mars et Fenella celle du 25 avant de tous se retrouver à la grand messe des adieux le 28 février. C’est James qui a célébré
« Son pied à l’affolante courbure, ou bien la demi-pointe si finement marquée qu’on jurerait que le chausson est un gant, ou encore l’immense – que dis-je ? – l’infini des jambes. Mais il y a aussi le regard d’aigle, profond, perçant, la chevelure de jais, et puis les doigts et les bras qui disent tant. »
Son partenaire, Hervé Moreau, a bâti un personnage dont la froideur avait la pesanteur marmoréenne du tombeau. Les Balletonautes ont admiré son parcours silencieux, son aura mystérieuse et son déchirement final, si tragique parce que venu trop soudainement et trop tard.
Chacun s’est néanmoins félicité d’avoir pu admirer l’astre Ciaravola un autre soir que celui où elle a disparu sous une pluie d’or de paillettes étoilées. Ce genre de soirée est paradoxalement peu propice à l’émotion habituellement distillé par une représentation. Tout le monde, sans s’en rendre compte, semble se réserver pour la suite…
Dans le genre « grand messe », il y a aussi la nomination.
C’est censé être inattendu. On vous dit que cela couronne une représentation exceptionnelle mais dans le même temps, il faut déplacer le directeur de la danse et le directeur de l’Opéra sur scène qui se sont concertés afin de prendre une décision somme toute administrative. Un nomination n’est donc jamais une « surprise » pour le principal intéressé et sa représentation s’en trouve nécessairement altérée. Il y a donc peu de chance pour que le spectateur assiste à un moment d’exception.
Bien que la date ait pu surprendre (moins d’une semaine après les adieux d’Isabelle Ciaravola et le jour initialement prévu pour ses adieux), les Balletonautes se réjouissent néanmoins de la nomination d’Amandine Albisson car ses représentations du 24 et du 26 février ont montré tout le potentiel de la demoiselle aux côtés d’un Josua Hoffalt à la colère juvénile. Pour reprendre la formule de Cléopold : « Tout cela est encore un peu vert, mais possède les charmes et les promesses du printemps. ». Comme lui, James a été touché par cette Tatiana « qui n’a pas craint d’exprimer le déchirement intérieur de Tatiana jusqu’à la laideur ». Dans le pas de deux final, pour l’un de ses effondrements dans les bras d’Onéguine, l’une de ses jambes en attitude « semblait une branche morte ».
Alors, nommée trop rapidement, Amandine Albisson ? A vingt-quatre ans, quand on est danseur, on n’est plus si jeune que cela. La génération Noureev a été souvent promue beaucoup plus jeune. Alors ne faisons pas la fine bouche et saluons le fait que, pour une fois, la directrice de la danse ne nous a pas offert une énième étoile carte vermeille. Une nomination cela n’est pas un bâton de maréchal mais bien un pari sur l’avenir. Amandine Albisson est nommée au bon moment dans la carrière d’un danseur, à elle maintenant de devenir une étoile. Elle en a les moyens mais surtout le temps.
RICHESSE ET DIVERSITE DES JEUX D’ACTEURS
En dépit de toutes ses péripéties, la série des Onéguine aura été globalement enrichissante pour les spectateurs assidus que nous sommes. Les Tatiana furent presque toutes personnelles et attachantes ainsi que l’a si bien dit Fenella.
« Si Ciaravola utilisait son corps pour transcrire de longues notes tenues d’Aria qui vous convainquent d’avoir entendu la brise chanter avec elle, Alicia Armatriain vous apportait des bourrasques et des micro climats étonnamment tempétueux tandis qu’Amandine Albisson incarnait un ciel lumineux s’assombrissant lentement avant l’averse.»
Chez les Onéguine, on a été frappé par la différence fondamentale entre l’approche « française » du rôle et celle de l’invité de Stuttgart. Dans la compagnie de Cranko, le personnage éponyme du ballet reste jusqu’au bout le produit de son éducation. L’approche d’Evan McKie, très prédatrice, est d’ailleurs assez proche de celle de Jason Reilly (un autre danseur-pompier de Stuttgart : il avait remplacé Johan Kobborg, blessé, aux côtés d’Alina Cojocaru à Londres l’an dernier). A Paris, les Onéguine sont plus « tragiques ». Les repentirs de messieurs Moreau, Paquette et Hoffalt sont sincères. Ils trahissent de fait Pouchkine mais recentrent un peu le ballet sur le personnage principal masculin. Lorsque Onéguine est trop détestable, on a envie d’appeler le ballet « Tatiana ».
Deux Lenski très différents ont dominé notre série. Mathias Heymann (le 4, 23 et 28/02), sa clarté naïve, et Fabien Révillion (les 24, 25, 26/02 et le 4/03), écorché et fataliste. Il était particulièrement agréable de remarquer la nouvelle maturité artistique du second. La scène où il repousse les deux sœurs éplorées venues le dissuader de se battre restera dans nos mémoires avec ses deux sissonnes modulées qui avaient l’éloquence d’un cri.
Tout n’a pas été aussi bien pour Marc Moreau (le 16), que James a trouvé trop vert pour le rôle ni surtout pour Florent Magnenet qui a délivré une interprétation brouillonne, aussi bien dramatiquement que techniquement, du poète malheureux.
Les Olga auront été techniquement d’un niveau plus homogène mais très individuelles dans leurs interprétations : Charline Giezendanner (les 4, 16, 23, 28/02), charmante tête folle ; Eve Grinztajn (les 10, 25/02 et le 403), élégante, d’ores et déjà une Tatiana en puissance, et enfin Marion Barbeau (les 24 et 26/02), jubilante, téméraire, et délicieusement terre à terre.
Les Balletonautes se sont rendu compte rétrospectivement qu’ils avaient été bien légers avec les Princes Grémine. Ce rôle de caractère a pourtant son importance dans le ballet puisqu’il vient donner une indication sur le genre de vie que Tatiana mène après la brève et dramatique expérience de son premier éveil à l’amour. Fenella et James ont bien parlé de Karl Paquette (les 4, 23 et 28/02), mari solide mais peu exaltant mais n’ont pas rendu suffisamment hommage à Christophe Duquenne (les 10 et 25/02), Grémine conscient de sa position de « second » dans le cœur de sa femme mais néanmoins aimant. On a profondément regretté d’avoir été privé de son Onéguine. Annoncé comme remplaçant pour la deuxième série consécutive, il n’a obtenu aucune date. Vincent Cordier (les 24, 26/02 et 4/03), enfin a fait dire à James qu’au bras de ce mari attentionné, on pouvait « s’accrocher les jours de grand vent ».
Dans cette peinture intimiste, à l’instar de l’Opéra, les chœurs dansés ont leur importance. Les grandes diagonales de jetés qui clôturent la première scène, les deux scènes de réceptions des acte deux et trois, la théorie (plus Chateaubriand que Pouchkine) des fantômes des femmes passées au bal des Grémine. Tous ces passages ont été ciselés par le corps de ballet. Les danses de caractère claquaient du talon avec une énergie revigorante. Dans les passages joués en revanche, et surtout pour l’anniversaire de Tatiana, on aurait aimé que les garçons et les filles mènent leurs pantomimes de séduction de manière plus naturelle. La peinture des invités plus âgés confinait quant à elle au carton-pâte. Cela nous avait paru mieux réglé à la dernière reprise.
Rien de suffisant en somme pour nous gâcher le plaisir, d’autant que la partition de Tchaïkovski rassemblée en 1965 par Kurt-Heinz Stolze brillait sous la baguette assurée de James Tuggle à la tête d’une formation de l’Opéra de Paris qu’on n’avait pas vu aussi disciplinée depuis longtemps.
Onéguine… Bientôt une reprise ? Nous votons « pour ».
Un joli morceau de littérature en plus d’être une synthèse brillante et passionnante à lire! Voilà, du grand Balletonaute!!! Merci!
J’ai aussi trouvé que la scène du bal avec les » vieux » était beaucoup plus enlevée et humoristique lors de la dernière reprise que cette fois ci et ai été déçue!
Le plaisir vous va bien, comme l’a si justement exprimé Shana. Il y a des gens qui lisent les compte-rendus pour faire croire qu’ils ont vu les oeuvres, mais quand le conte lui-même est bon, l’art ajoute à l’art, simplement.
Et lorsque le lectorat est de qualité, les rédacteurs sont comblés. Merci à vous deux.