Programme Cullberg-De Mille. Soirée du 11 mars
Dans Fall River Legend, Nolwenn Daniel construit son personnage bien loin des paroxysmes expressionnistes de Laëtitia Pujol. Elle se repose entièrement sur la chorégraphie et en délivre une interprétation précise jusqu’à l’épure. Sa Lizzie Borden apparait dès lors comme une jeune fille réprimée non seulement par sa famille mais également par les strictes conventions sociales de son milieu. Son visage semble une page blanche qui ne s’illumine qu’en la présence du pasteur. Dans ce rôle, Sébastien Bertaud, avec sa technique précise et son beau physique fait véritablement figure d’archange. Il semble solide comme le roc et de la trempe de ces prêcheurs qui charrient des foules de fidèles autour d’eux ; une foule plus fervente envers le guide qu’envers le dieu dont il parle.
Mais voilà qu’après le père, cette nouvelle figure masculine se déprécie à ses yeux en se laissant prendre au piège du doute. Lizzie devient donc meurtrière.
Devant le gibet, le pasteur embrasse presque passionnément la condamnée. Mais c’est pour la laisser seule face à l’inéluctable supplice.
Dans Miss Julie, Eve Grinsztajn, sanglée dans son costume d’amazone a le port de tête des aristocrates des portraits de Paul Helleu mais, sous la coquette corolle du tutu, la cuisse frémissante de la Carmen de Roland Petit. Sa Julie n’est cependant pas une évaporée. En deux regards par-dessous, on la sent gênée et taraudée par son désir pour Jean, le majordome. En quelques poses subtilement évocatrices, elle vous transporte durant une chaude fin d’après-midi (sa pose dans l’ouverture de la porte sur le parc à la fin de la première scène) ou vous transmet le malaise ténu qui vous prend lorsque vous faites une entrée en milieu hostile (dans la grange, elle contemple les villageois avec un air à la fois défiant et offert).
Audric Bezard aura sans douté été le plus convaincant Jean de cette série. Avec ses cheveux gominés, ses longues lignes, il évoque déjà les photos des interprètes du passé, Julius Mengarelli (en 1950) ou encore Erik Bruhn qui dansa ce rôle pendant les années 60 et 70 à l’ABT. Mais sa compréhension du personnage et le rapport qu’il entretient avec sa partenaire font toute la différence. Le couple Grinsztajn-Bézard est le seul qui fait ressortir de manière évidente la continuité de la relation entre Julie et Jean après la disparition dans la chambre. Lorsqu’elle repasse la porte, Grinsztajn n’est pas une fille violentée mais une femme dégrisée par le petit matin. Elle cherche un appui dans le regard de son partenaire, mais Jean-Bezard, qui a le réveil difficile, ne lui offre que sa mauvaise humeur. Cependant le jeu de séduction n’a pas cessé entre Julie et Jean. Au retour de Christine, la fiancée officielle et faussement pudibonde, Jean fait clairement le choix de Julie. Le passage n’a beau durer que quelques secondes, l’étreinte chorégraphique des deux danseurs parle d’attraction réciproque et change notre perception du ballet entier.
Cette attraction mutuelle est pourtant interrompue par le tintement de la clochette de service auquel (c’est la première fois qu’on s’en rendait compte) les deux protagonistes principaux sont également soumis. Jean est remis à sa place de serviteur et Julie entend déjà le son éraillé de boîte à musique qui la conduira à l’idée de suicide. Dans cette dernière scène, Jean n’est pas veule. On peut interpréter son geste de pousser le couteau dont Julie n’a pas le courage de se servir comme une ultime preuve d’amour.
Par un curieux mouvement ascendant, la série du programme De Mille-Cullberg, commencée sur le mode mineur, s’est achevée à la manière d’une marche triomphale. Pas d’étoiles à l’affiche ; au mieux des premiers danseurs. Mais l’alchimie chez les couples principaux a fait de cette soirée la plus homogène et la plus satisfaisante qui soit.