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La Strada: l’émotion en suspension

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Sadlers’ Wells Theatre, Londres, Soirée du 25 janvier 2024.

Pour se préparer à découvrir la création de La Strada, ballet commandé par Alina Cojocaru à la chorégraphe Natália Horečná, fallait-il revoir le film de Fellini ou bien se fier à sa mémoire ? À force d’hésiter, je n’en ai regardé que la moitié (la précarité de la 4G dès qu’on passe sous la Manche ayant beaucoup contribué à ce non-choix) : c’était assez pour sangloter deux fois, et se demander comment ferait la production pour étirer sur 100 mn de ballet les maigrelets thèmes musicaux du film. La réponse, qu’on trouve dans le programme, tombe sous le sens : on a pioché dans d’autres créations de Nino Rota (pour le cinéma ou non, pour Fellini ou pas).

Les ritournelles tire-larmes de La Strada, utilisées lors de rares moments-clefs, n’en ont que plus d’impact. Autre différence, attendue, avec le film : la gestuelle de Gelsomina est tout sauf pataude, mais la chorégraphe – qui définit son style comme du « néoclassique sale » (‘dirty neoclassicism’) – a inventé pour son interprète de constants passages du cygne au canard, et réciproquement. Pointe tendue en dehors, pieds flexes en dedans : Alina Cojocaru joue à la perfection de ces ruptures de style, composant un personnage gracieusement innocent, naïvement maladroit, immédiatement attachant, et superlativement aérien.

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Marc Jubete et David Rodriguez © Andrej Uspenski

Gelsomina, gamine maltraitée vendue au forain Zampanó, ne sait pas voir le mal, et se réfugie souvent dans son monde intérieur. Dans ces moments, elle danse avec deux « anges » (Marc Jubete et David Rodriguez) dont les bras permettent des portés qui sont autant d’envolées irréelles. Zampanó dansera aussi avec eux, preuve qu’il n’est pas que brutalité (le synopsis en fait un personnage plus limité que mauvais) : Mick Zeni, ancien danseur de la Scala de Milan, laisse percer par instants le cœur derrière la carcasse ; mais c’est clairement Il Matto, fildefériste lunaire, qui séduit la donzelle (et l’assistance) : c’est Johan Kobborg, dont la batterie cristalline et la légèreté de chat laissent bouche bée.

À bientôt 52 ans, le danseur formé à l’école Bournonville est dans une forme miraculeuse : il se joue des difficultés comme d’un parcours de marelle fait sans y penser. Il Matto multiplie niches et agaceries à l’encontre de Zampanó, et la chorégraphie fait son miel du contraste physique entre les deux interprètes (l’un musclé, l’autre élancé). Comme de juste, un pas de trois montre Gelsomina tiraillée entre deux présences corporelles et sensuelles aux antipodes.

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru, Mick Zeni et Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Le premier acte, qui démarre par un flash-back (Zampanó se demande ce qu’il est advenu de Gelsomina), pose et enchaîne les éléments du drame (la relation Gelsomina-Zampanó, l’univers du cirque, l’éveil qu’apporte Il Matto, la jalousie du forain-briseur-de-chaînes) sans aucun temps mort. L’adage avant l’entracte émeut aux larmes : Gelsomina s’approche d’Il Matto et pose sa main sur son dos ; il est comme électrisé par son toucher. Le partenariat entre Alina Cojocaru et Johan Kobborg est d’une délicatesse ciselée au millimètre. Pendant toute sa carrière, et particulièrement dans les pas de deux, la ballerine a souvent fait preuve d’une hardiesse technique assez grisante pour le spectateur ; dans La Strada, elle abandonne toute prudence durant certains échanges avec Zeni-Zampanó ou les anges. Mais les échanges avec Il Matto-Kobborg sont colorés d’une qualité d’abandon inédite : cette Gelsomina est si entière qu’elle donne son cœur pour ne plus le reprendre. On peine à imaginer une autre interprète qu’Alina Cojocaru pour le personnage : son regard profond, les arêtes du visage, rendent criantes toutes les émotions de la jeune femme.

Après une première partie très réussie (qui laisse aussi pointer la magie du cirque, mais aussi la mélancolie des circassiens avant que les lumière s’allument), la seconde partie est paradoxalement moins dense : une fois perpétré l’assassinat d’Il Matto par Zampanó, l’intensité dramatique et musicale de certains passages baisse de plusieurs crans. Il faut bien faire danser le corps de ballet (ou, pour le dire autrement, Alina ne peut pas danser tout le temps).

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

Johan Kobborg © Andrej Uspenski

On ne passe pas un mauvais moment (les six danseurs sont très bons, la chorégraphie, jamais bateau, est bien troussée), et on retrouve par éclats de jolies séquences. Ainsi, dans un émouvant pas de cinq, Gelsomina apparaît comme brisée-détraquée par la mort d’Il Matto (le partenariat se partage entre ce dernier, le forain et les deux anges). Autre moment fort, le dernier tour de piste d’Il Matto (comme chacun sait, dans l’univers du ballet, même mort, on danse encore), durant lequel Kobborg fait mine, avec une narquoise élégance, de ne pas savoir terminer ses tours à la seconde. Le jeu de lumières de la scène finale est aussi fort émouvant.

Otto Bubeniček a inventé des décors qui servent l’histoire, et contribuent à l’enchantement. Mais pour la seconde partie du spectacle, l’ancien danseur, également responsable des costumes, a curieusement décidé de faire porter à Alina Cojocaru un justaucorps blanc au dos échancré qui la fait ressembler à une sirène satinée. C’est bizarre et ne cadre en rien avec le personnage de Gelsomina, aussi sublimée par la douleur et la mort soit-elle. Même quand elle repasse sa petite robe par-dessus, il faut faire un effort pour ne pas voir cette tenue académique, et cela nuit à l’émotion.

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

Alina Cojocaru © Andrej Uspenski

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Liam Scarlett (1986-2021)

Frankenstein - La solitude de la Créature (Steven McRae) - Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Frankenstein – La solitude de la Créature (Steven McRae) – Photo Andrej Uspenski (C) ROH 2016

Quels souvenirs laissera Liam Scarlett, chorégraphe britannique disparu vendredi dernier, à l’âge de 35 ans ?

En compulsant mes archives, je m’aperçois que j’ai dû le voir pour la première fois en décembre 2009, dans la danse russe de Nutcracker, qu’il interprétait aux côtés de Tristan Dyer ; en mars 2010, il était de la petite troupe de la danse à la mandoline du Romeo and Juliet de McMillan, aux côtés de Sergei Polunin, Fernando Montaño, Ludovic Ondiviela, Jonathan Watkins et Paul Kay ; en octobre, il figurait, avec Erico Montes, Andrej Uspenski et Dawid Trzensimiech, parmi les soldats en arrière-fond de Winter Dreams, également de McMillan. Et en novembre, il incarnait le maître de ballet – d’une façon très pince-sans-rire – de la Cinderella de Frederick Ashton.

Parmi ses camarades de l’époque, certains ont percé, d’autres non. Lui était déjà sur d’autres rails : depuis 2005, il avait créé, sur de petites scènes annexes où le Royal Ballet teste ses nouveaux talents, une demi-douzaine de pièces. Et il allait bientôt commencer à chorégraphier pour la grande salle, avec Asphodel Meadows (novembre 2010 ; la Prairie d’Asphodèle est l’endroit où, selon la mythologie grecque, séjournent les âmes des morts).

Scarlett était clairement un bébé du Royal Ballet, et certaines de ses créations s’inscrivaient directement dans la lignée de McMillan, avec lequel il partageait une certaine noirceur d’inspiration. Par exemple, Sweet Violets (2012), ballet assez touffu autour du mythe de Jack L’Éventreur, cumulait pas de deux à forte charge érotique et sursaturation narrative (deux traits assez saillants dans Mayerling).  Hansel et Gretel, ballet de chambre créé dans la petite salle en sous-sol du Linbury (2013), conservait la structure du conte de Grimm (Hansel, Gretel, deux parents, une forêt, une sorcière), en extrayait tout le noir subconscient, et le transformait en film d’horreur.

Mais le chorégraphe avait aussi un style propre, dense,  à fleur de peau. Une qualité indissociable de ses choix musicaux. Scarlett aimait le piano, qu’il a mis au centre de ses créations non narratives, avec le double concerto de Poulenc pour Asphodel Meadows, le trio élégiaque de Rachmaninov dans Sweet Violets et le concerto pour piano n°1 de Lowel Lierbermann pour Viscera (2012).

Dans cette dernière pièce – commande d’Edward Villella pour le Miami City Ballet – Scarlett fait fond, une fois encore, sur le lyrisme de l’instrument. La tonalité reste sombre et changeante, comme dans Asphodel Meadows. On songe aussi au Concerto de MacMillan (1966), pour la structure tripartite, les académiques unis et le fond lumineux. Mais Scarlett, exploitant aussi les qualités d’attaque et de vélocité du Miami City Ballet, fait du dernier mouvement un perpetuum mobile digne des finales balanchiniens : un tourbillon énergique dont on n’entrevoit ni ne souhaite l’épuisement.

À Londres, ses créations sont faites sur-mesure pour les interprètes dont il connaît par cœur les points forts : la rapidité du bas de jambe et la flexibilité du haut du corps de Laura Morera, le sens de l’adage de Marianela Nuñez, l’expressivité de Federico Bonelli. Ce dernier est très intense dans The Age of anxiety  (2014, dans le cadre de l’année Bernstein), sorte de Fancy free version gloomy, dont le meilleur moment est une fête alcoolisée où chacun perd le contrôle. Sarah Lamb, en célibataire new-yorkaise tout droit sortie d’un tableau d’Edward Hopper, y était aussi inoubliable.

Dans Frankenstein (2016), le chorégraphe concentre le propos sur la solitude du créateur et l’humanité malheureuse de la créature, mais les scènes pour le corps de ballet frappent par leur aspect conventionnel et répétitif. C’est aussi le point faible – notamment à l’acte I – de sa production de Swan Lake (2018), qui remplace quand même avantageusement celle, usée jusqu’à la corde, d’Anthony Dowell.

Par rapport à d’autres créateurs néoclassiques des années 2010, comme Millepied, Dawson ou Peck, Liam Scarlett fait moins de la complexité des partenariats un  but en soi, et il n’oublie pas de créer une arche narrative dans l’adage. Voyant Hummingbird (2014, San Francisco Ballet), l’ami Cléopold trouvait à la chorégraphie des qualités de « construction, transition et circulation » qu’il peinait à percevoir chez les titulaires de l’école purement américaine du ballet.

Si j’ai aligné tant de noms dans ces souvenirs, c’est que je voudrais qu’ils entourent le mort comme d’un chaud manteau, tenter de conjurer par quelques pauvres mots l’insupportable d’un départ si précoce, et placer l’accent sur les créations plutôt que sur les allégations qui ont fait du chorégraphe un paria aussi vite qu’il était devenu une star du Royal Ballet (à l’inverse de ce qu’ont fait, vite et mal, tous les journaux qui ont simplement repris une dépêche AFP au cours du weekend).

Même si sa famille a souhaité garder secrètes les circonstances de la mort du chorégraphe, elle intervient tout juste après que le ballet du Danemark a annoncé la déprogrammation de son Frankenstein, initialement prévu pour 2022, en raison d’allégations d’inconduite envers son personnel entre 2018 et 2019, et on ne peut s’empêcher de supposer que Liam Scarlett l’a reçue comme une condamnation sans appel.

Dans le ballet Frankenstein, justement, une scène montrait un comportement de meute à l’égard d’un des personnages. Et c’était aussi glaçant que l’attitude d’institutions qui se dédouanent aujourd’hui, dans une logique de bouc-émissaire, de n’avoir rien vu hier.

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Les Balletos-d’or 2019-2020

Avouons que nous avons hésité. Depuis quelques semaines, certains nous suggéraient de renoncer à décerner les Balletos d’Or 2019-2020. À quoi bon ?, disaient-ils, alors qu’il y a d’autres sujets plus pressants – au choix, le sort du ballet à la rentrée prochaine, la prise de muscle inconsidérée chez certains danseurs, ou comment assortir son masque et sa robe… Que nenni, avons-nous répondu ! Aujourd’hui comme hier, et en dépit d’une saison-croupion, la danse et nos prix sont essentiels au redressement spirituel de la nation.

Ministère de la Création franche

Prix Création « Fiat Lux » : Thierry Malandain (La Pastorale)

Prix Zen : William Forsythe (A Quiet Evening of Dance)

Prix Résurrection : Ninette de Valois (Coppelia)

 Prix Plouf ! : Body and Soul de Crystal Pite, un ballet sur la pente descendante.

 Prix Allo Maman Bobo : le sous-texte doloriste de « Degas-Danse » (Ballet de l’Opéra de Paris au musée d’Orsay)

Ministère de la Loge de Côté

Prix Narration: Gregory Dean (Blixen , Ballet royal du Danemark)

Prix Fusion : Natalia de Froberville, le meilleur de l’école russe et un zest d’école française dans Suite en Blanc de Lifar (Toulouse)

Prix Plénitude artistique : Marianela Nuñez (Sleeping Beauty, Swan Lake)

Prix les Doigts dans le Nez : le corps de ballet de l’Opéra dans la chorégraphie intriquée de Noureev (Raymonda)

Ministère de la Place sans visibilité

Par décret spécial, le ministère englobe cette année les performances en ligne.

Prix Minutes suspendues : Les 56 vidéos cinéphiliques d’Olivia Lindon pendant le confinement

Prix du montage minuté : Jérémy Leydier, la vidéo du 1er mai du Ballet du Capitole.

Prix La Liberté c’est dans ta tête : Nicolas Rombaut et ses aColocOlytes Emportés par l’hymne à l’Amour

Prix Willis 2.0 : Les filles de l’Australian Ballet assument leur Corps En Tine

Prix Le Spectacle au Quotidien : les danseurs du Mikhailovsky revisitent le grand répertoire dans leur cuisine, leur salle de bain, leur rond-point, etc.

Ministère de la Ménagerie de scène

Prix Lionne blessée : Amandine Albisson dans la Folie de Giselle

Prix Sirène en mal d’Amour : Ludmila Pagliero, mystérieuse danseuse du thème russe de Sérénade

Prix bête de scène : Adam Cooper, Lermontov à fleur de peau dans le Red Shoes de Matthew Bourne (New Adventures in Pictures, Saddler’s Wells)

Prix SyndicaCygne  : Le corps de Ballet féminin de l’opéra sur le parvis du théâtre pour une entrée des cygnes impeccable par temps de grève.

Prix Gerbilles altruistes : Philippe Solano et Tiphaine Prevost. Classes, variations, challenges ; ou comment tourner sa frustration du confinement en services à la personne. Un grand merci.

 

Ministère de la Natalité galopante

Prix Tendresse : Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio (Giselle)

Prix Gender Fluid : Calvin Richardson (violoncelle objet-agissant dans The Cellist de Cathy Martson)

Prix Le Prince que nous adorons : Vadim Muntagirov (Swan Lake)

Prix L’Hilarion que nous choisissons : Audric Bezard

Prix Blondeur : Silas Henriksen et Grete Sofie N. Nybakken (Anna Karenina, Christian Spuck)

Prix Vamp : Caroline Osmont dans le 3e Thème des Quatre Tempéraments (soirée Balanchine)

Prix intensité : Julie Charlet et Davit Galstyan dans Les Mirages de Serge Lifar (Toulouse)

Prix un regard et ça repart : Hugo Marchand galvanise Dorothée Gilbert dans Raymonda

Prix Less is More : Stéphane Bullion dans Abderam (Raymonda)

 

Ministère de la Collation d’Entracte

Prix Disette : la prochaine saison d’Aurélie Dupont à l’Opéra de Paris

Prix Famine : la chorégraphie d’Alessio Silvestrin pour At The Hawk’s Well de  Hiroshi Sugimoto (Opéra de Paris)

Ministère de la Couture et de l’Accessoire

Prix Rubber Ducky : Les costumes et les concepts jouet de bain ridicules de At the Hawk’s Well (Rick Owens).

Prix Toupet : Marc-Emmanuel Zanoli, inénarrable barbier-perruquier dans Cendrillon (Ballet de Bordeaux)

Ministère de la Retraite qui sonne

Prix de l’Écarté : Pierre Lacotte (dont la création Le Rouge et le Noir est reportée aux calendes grecques)

Prix Y-a-t-il un pilote dans l’avion ? Vello Pähn perd l’orchestre de l’Opéra de Paris (Tchaïkovski / Bach) pendant la série Georges Balanchine.

Prix Essaye encore une fois : les Adieux d’Eleonora Abbagnato

Prix de l’éclipse : Hervé Moreau

Prix Disparue dans la Covid-Crisis : Aurélie Dupont

Prix À quoi sers-tu en fait ? : Aurélie Dupont

Commentaires fermés sur Les Balletos-d’or 2019-2020

par | 4 août 2020 · 7 h 39 min