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Martha Graham Dance Company au Châtelet : le siècle est encore jeune

Martha Graham 100, Théâtre du Châtelet. Soirées du 13 et 14 novembre 2025.

Pour fêter son premier siècle d’existence, la Martha Graham Company a organisé une tournée mondiale qui faisait escale à Paris en novembre au théâtre du Châtelet.

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*La première fois que j’avais vu la plus ancienne compagnie de danse américaine, c’était en 1991, au Palais Garnier, à peine six mois après le décès de la chorégraphe presque centenaire.

Depuis les trois décennies qui se sont écoulées après la disparition de sa fondatrice, la compagnie a nécessairement dû prendre des décisions en termes de programmation. Elle ne pouvait continuer à ne présenter que le répertoire de sa chorégraphe originelle qui, au moment de sa disparition, préparait encore une nouvelle pièce pour les festivités données en commémoration de … la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Autre temps, autres mœurs. Lors de la tournée de 1991, la compagnie avait d’ailleurs présenté Maple Leaf Rag, une pièce où la chorégraphe se moquait tendrement d’elle-même. Certains critiques de l’époque n’avaient pas aimé cette incursion dans le domaine de l’humour, Martha Graham étant tellement associée aux grands mythes et aux traumas psychologiques.

Depuis 2005, Janet Eilber, une ancienne soliste de la compagnie, a travaillé pour ouvrir la compagnie, dont le cœur du répertoire reste bien sûr Graham, à un nouveau répertoire qui s’accorde avec la forte identité technique de la compagnie. Comment, dans les deux programmes présentés, les chefs d’œuvres du passé voisinent-ils avec les créateurs du présent ?

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Le répertoire de Graham est évidemment représenté par des pièces aussi historiques qu’emblématiques.

Lors du programme A, Errand Into The Maze, datant de 1947, est représentatif de la période grecque et psychanalytique de Graham qui quittait alors la phase plus sociale et expressionniste qu’elle avait explorée dans les années trente. Errand est un solo-pas de deux où une jeune femme en blanc (Ariane, si l’on veut filer la métaphore mythique, n’importe quelle femme si on y voit plus l’aspect freudien) évolue dans un espace structuré par une grande corde blanche, symbolisant à la fois le fil d’Ariane et le labyrinthe. On retrouve dans la gestuelle les ondulations du buste typiques de la technique du Contraction (inspiration) and Release (expiration) inventée par Martha Graham. On reconnait également des battements seconde, à la fois hauts mais volontairement raides, propres à la chorégraphe.

Le Minotaure est figuré par un garçon musculeux, la tête occultée par un bas et les bras entravés par une sorte de joug. Il représente à la fois la peur et le désir. Ses trois apparitions sont tour à tour effrayantes, menaçantes et sensuelles. La femme l’escalade et se retrouve parfois en anneau autour de son torse ou de ses jambes. Lorsque le Minotaure perd son joug, c’est qu’il est finalement défait.

Antonio Leone and So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

Le style développé dans Errand Into The Maze est certes d’une époque mais garde toute sa force. On se réjouit de le voir représenté par des danseurs (Laurel Dalley Smith et Antonio Leone) qui en gardent toutes les aspérités. On a vu trop souvent, dans d’autres compagnies à chorégraphe disparus, de jeunes générations lisser et figer les œuvres dans une vide perfection formelle.

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On peut faire le même constat positif pour Cave of the Heart (1946) qui approche, par le biais du mythe de Médée, la thématique de l’infidélité et de la jalousie passionnelle. Comme pour Errand into the Maze, les décors et costumes sont du collaborateur de toujours de Martha Graham, l’artiste expressionniste abstrait Isamu Nogushi. Des pierres de couleur à jardin tracent dans l’espace scénique une trajectoire en diagonale. Au centre, en fond de scène, est placé un rocher et, à jardin, une sorte d’étendoir à linge doré très arty attire l’œil.  Martha Graham a concentré l’action sur les trois personnages essentiels du mythe (La magicienne, son mari volage et la jeune fille préférée par lui) mais a rajouté un personnage féminin énigmatique symbolisant le chœur antique. Placée sur le rocher central, la danseuse Anne Souder rappelle les photographies où Graham âgée figure assise de profil comme déesse hiératique. Le grand moment du ballet reste celui de la vengeance de Médée. Ayant offert une couronne à la princesse (Marzia Memoli) aimé de Jason (Lloyd Knight), la magicienne (l’intense Xin Ying) la tue d’une simple agitation des mains qui semble se connecter au bijou maudit. Puis elle se lance dans une transe avec un fil rouge pailleté qu’elle serre d’abord autour de sa taille avant de l’agiter frénétiquement. Le fil est-il la métaphore du meurtre de ses enfants ou la femme, blessée dans son cœur, se venge-t-elle littéralement sur ses propres entrailles? La pièce s’achève par un envol poétique. Harnachée dans l’étendoir doré, Médée semble s’envoler dans un cliquetis métallique qui se surimpose à la musique Samuel Barber.

So Young An in Martha Graham’s Errand into the Maze; photo by Isabella Pagano.

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Diversion of Angels, présenté lors du programme B, est un grand classique dans une veine plus symbolique qu’ésotérique.

Au travers de trois danseuses, la chorégraphe dépeint au choix trois moments de la vie d’une femme ou trois approches de la vie amoureuse par les femmes. La danseuse en jaune (la très énergique Maria Memoli) avec des traversés en jetés attitude, représente l’enthousiasme de la jeunesse, la danseuse en blanc (Anne Souder, très élégante) avec ses pas glissés, incarne la maturité tandis que celle en rouge (Devin Loh, puissante), avec ses caractéristiques développés seconde en dedans et buste penché, dépeint la plénitude de l’âge mûr. Leurs partenaires sont issus d’un chœur mixte de sept danseurs vêtus en brun. Ce corps de ballet égrène toute la grammaire grahamienne. Les filles font de petits sautillés d’un pied avec moulinet de l’autre jambe. Les hommes basculent souvent en ponts en arrière et exécutent des roulades. L’ensemble du corps de ballet traverse la scène en temps de flèche arrière. On remarque particulièrement un grand danseur brun, partenaire de la danseuse en blanc, Antonio Leone, le Minotaure d’Errand Into The Maze.

Ces trois chefs d’œuvre méritaient à eux seuls de prendre des billets pour ces soirées du centenaire.

Photo of Leslie Andrea Williams and Lorenzo Pagano in Martha Graham’s Diversion of Angels by David Bazemore.

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Janet Eilber et Aurélie Dupont

Dans le tableau du répertoire actuel de la compagnie, on doit compter sur les reconstructions de ballets disparus de Martha Graham. En 2018 déjà, lors de sa dernière escale sur la scène de l’Opéra, la Martha Graham Dance Company avait présenté Ekstasis, ré-imaginé par Véronique Mécène. Le résultat nous avait paru un tantinet didactique. L’impression est peu ou prou le même avec Désir d’autant que, comme il y a sept ans, la danseuse sur scène n’est autre qu’Aurélie Dupont. L’ex-directrice de l’Opéra récite consciencieusement sa leçon de grammaire en mettant l’accent sur la joliesse sémaphorique des bras. On se demande si ce nouvel opus de la chorégraphe Virginie Mécène nous aurait plus touché avec une danseuse formée par la compagnie. Il semblerait pourtant que ce solo ait été spécialement recréé pour l’étoile française…

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Photo of Martha Graham Dance Company in Chronicle by Melissa Sherwood.

Les travaux de recréation son toujours dans une situation pour le moins délicate, surtout lorsqu’ils voisinent avec d’authentiques chefs d’œuvres, ayant bénéficié d’une interprétation continue depuis leur création.

Chronicle, présenté comme Amour durant le programme B, en témoigne. Créé en 1936, le triptyque dénonçait la montée des fascismes. Il avait disparu du répertoire. Des trois parties, une seule avait été recréée du vivant de la chorégraphe, en 1989, grâce à un film qui en avait été fait à l’époque où la pièce était encore dansée : Steps in the Street.  Présenté à l’Opéra en 1991, il m’avait fait grande impression. Ce groupe de femmes déterminées, entrant dans le silence puis scandant la rythmique implacable de la musique de Wallingford Riegger, avec leurs petits sauts à petits écarts, genoux légèrement de profil, est à la fois palpitant et obsédant. En comparaison, Spectre, reconstitué en 1994 par Terese Capuccili et Carole Fried, paraît plus daté. Mais défendu vaillamment par Leslie Andrea Williams, il n’est certes pas sans force : les bascules en arabesque, très Graham, très dramatiques, montrent bien l’anxiété du personnage. L’arrière de la robe rouge, faisant des spirales qui ne sont pas sans évoquer les danses de Loïe Fuller, a toujours une force visuelle certaine. En revanche Prelude To Action, pour deux solistes féminines et corps de ballet, lui aussi reconstitué après la mort de la chorégraphe, tombe un peu dans la grandiloquence.

Mais cette impression tient peut-être à la longueur du programme B, un peu moins bien équilibré que le A.

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Leslie Andrea Williams, Meagan King, Lloyd Knight, So Young An, and Jacob Larsen in Jamar Roberts’s We the People; photo by Isabella Pagano.

Le troisième aspect développé dans cette tournée était la création contemporaine pour la troupe. En 2018, une opportunité avait par exemple été donnée à Nicolas Paul de créer une pièce, assez réussie, sur du John Dowland.

We The People, du chorégraphe Jamar Roberts, captive d’abord par sa gestuelle grahamienne mécaniste : le mouvement est preste et les groupes évoluent dans une symétrie de Square Dance. Mais la structure de la pièce, qui alterne les passages sur des folksongs et ceux dans le silence, finit par paraître monotone. Surtout, on ne ressent pas le propos protestataire revendiqué par le chorégraphe dans les déclarations d’intention.

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La bonne surprise vient d’un chorégraphe qui ne recueille habituellement pas mon suffrage. Hofesh Sheshter va décidément mieux aux corps rompus à la gestuelle ancrée dans le sol de Graham qu’aux danseurs de l’Opéra de Paris. Dans la première section de Cave, le groupe apparaît dans des halos lumineux. Les danseurs scandent en sautillant la musique percussive créée, comme souvent, par le chorégraphe lui-même. Les groupes se forment ou se difractent de manière inattendue. Des grappes, des lignes sinusoïdales s’entrecroisent tandis qu’on distingue des soli et des duos subreptices. Les basculés en arrière, les glissés sur les genoux, les dodelinements de la tête ; tout est marquant. A un moment, un simple secoué du poignet fait par le groupe à l’unisson atteint le plus grand effet. Les éclairages (Yi-Chun Chen) sont également bien conçus, passant de la pénombre à la lumière intense et rasante. Même l’attendue « battle », très prisée des chorégraphes d’aujourd’hui, nous entraîne. L’énergie se diffuse à l’ensemble de la salle. Le très grand garçon en bleu (Ethan Palma ?) qui fait des prouesses proches du classique ou la fille en transe (Leslie Andrea Williams?) retiennent particulièrement notre attention. Contrairement à Red Carpet vu à l’Opéra en fin de saison dernière, Cave d’Hofesh Shechter a une structure (la fin en forme de cœur battant arrive à point nommé) et un propos lisible (l’énergie inflammable et animale née des Rave Parties).

Cave. Hofesh Shechter. Photo by Brian Pollock.

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Au terme de ces deux soirées de célébration, une constatation s’impose. La Martha Graham Company est décidément une bien pimpante et aventureuse centenaire !

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Un système Mc Gregor ?

P1000939Programme McGregor, Royal Ballet – Soirée du 10 novembre

Wayne McGregor a été nommé chorégraphe en résidence au Royal Ballet en 2006, et la compagnie fête ces 10 ans de collaboration artistique avec une soirée comprenant deux reprises et une création. Le « revival » de Chroma (2006), plusieurs fois programmé lors des saisons précédentes, se pimente de la participation de cinq danseurs du Alvin Ailey American Dance Theater, qui a fait entrer la pièce à son répertoire en 2013.

Au-delà du contraste chromatique (on n’a « casté », côté Royal Ballet, que des cachets d’aspirine), les interprètes des deux compagnies – distribués pour les pas de deux selon un principe de croisement – font montre d’une frappante proximité stylistique. C’est moins une question d’extension que d’énergie, mise au service de la nerveuse gestuelle du chorégraphe.

Multiverse utilise deux musiques de Steve Reich : It’s gonna rain (1965), et une nouvelle création, Runner (2015), commandée pour l’occasion. It’s gonna rain passe en boucle la harangue d’un prêcheur pentecôtiste annonçant le Déluge. Quelques phrases complètes, puis des extraits de plus en plus courts dont la répétition crée un effet immanquablement hallucinatoire. La scène est réduite à un triangle, par l’effet de deux écrans découpés en petits carrés, dont l’orientation et l’inclinaison donnent une impression de déséquilibre latéral. L’expérience acoustique redouble ce décalage, auquel fait aussi écho celui entre Steven McRae et Paul Kay, qui dansent la même partition à quelques instants de distance (au début, McRae est un peu en avance, puis le décalage s’inverse). Dans la seconde partie de It’s gonna rain, le jeu sonore à deux voix laisse la place à une diffraction de plus en plus rapide et déroutante : ce grand moment d’entropie furieuse, introduit par la projection d’images également diffractées – imaginez le Radeau de la Méduse mélangé à des images de migrants en mer –, donne lieu à une chorégraphie marquée par la violence des interactions entre les danseurs. C’est le chaos. Dans le programme, Uzma Hameed, la dramaturge de McGregor, évoque intelligemment l’esprit du temps (la peur de l’apocalypse nucléaire dans les années 1960, les incertitudes liées à la mondialisation, la crise des migrants, et… même le Brexit aujourd’hui), mais ce sous-texte n’est ni pesant ni restrictif, et la convergence des moyens – son, lumière, vidéo, danse – laisse groggy. La seconde partie, sur une création symphonique de Reich, est relativement plus apaisée, mais produit un effet moins durable. Comme si le sentiment d’urgence qui habite tout le début de l’œuvre laissait place à une résolution pacifique, presque plan-plan.

J’avais détesté Carbon Life lors de sa création en 2012 : tonitruant, mécanique, épuisant. À la revoyure, je m’étonne d’être plus intrigué qu’agacé par cette pièce pop (musique de Mark Ronson et Andrew Wyatt, décors de Gareth Puck), qui illustre la cohérence, mais aussi les limites, des créations estampillées McGregor. Chaque pièce est une proposition plastique forte, mobilisant des collaborateurs artistiques talentueux (dont certains réguliers, comme la très inventive Lucy Carter aux lumières). À y bien regarder, l’inspiration chorégraphique est plus classique qu’il n’y paraît. Carbon Life démarre par des pas d’école et multiplie les sauts académiques ; les mouvements d’ensemble de la seconde partie de Multiverse sont présentés dans une semi-pénombre d’acte blanc. Le haut du corps est saccadé, le cou fait des hoquets d’oiseau, mais le vocabulaire des pas est, au fond, basique. Juste accéléré et dépourvu de moelleux et de respiration.

Quand toutes les disciplines artistiques convergent pour monter en intensité (Multiverse), et que la pièce bénéficie à la fois d’une dramaturgie serrée et d’une proposition musicale forte (Multiverse encore,  mais aussi la saison dernière Obsidian Tear), ça marche. À défaut, le système tourne un peu à vide.

Rashi Rana, Notions of narration II. Courtesy of the artist and Lisson Gallery

Rashi Rana, Notions of narration II. Courtesy of the artist and Lisson Gallery

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Alvin Ailey à Paris : Revelation, Minus 16. Et la boucle est bouclée

Alvin Ailey American Dance Theater aux étés de la Danse 2012.

Mardi 10 Juillet: Arden Court (Taylor, 1981); Episodes (Ulysses Dove, 1987); Revelations (Ailey, 1960).

Mercredi 11 Juillet. Rencontre spectacle : Night Creature (Ailey 1974); Takademe (Battle, 1999); Love Stories (Jamison-Harris-Battle, 2004).

Samedi 14 Juillet. Matinée : Night Creature; Takademe; Urban Folk Dance (Dove, 1990); The Hunt (Battle, 2001); Minus 16 (Ohad Naharin, 1999).

Alvin Ailey, le chorégraphe fondateur du AAADT, est décédé prématurément en 1989 et, sous la direction de Judith Jamison, qui fut sa danseuse emblématique, l’objectif principal a été de rendre l’institution viable. Opération réussie. La compagnie est en tournée neuf mois de l’année, les finances sont bonnes. Le building de l’Alvin Ailey Center en est la preuve éclatante. The Ailey Extention, dans les bâtiments même où travaillent les deux troupes (Alvin Ailey I & II) propose aux amateurs des « open classes » de grande qualité dans des locaux somptueux.

Mais, point noir au tableau, il est souvent dit que le point faible de la compagnie, c’est son répertoire.

Revelation (Alvin Ailey, 1960), le Casse noisettes de la troupe, est certes une superbe friandise, un authentique et increvable chef d’oeuvre. Trois parties : Aspirations, Aléas et Révélation ; des lumières élaborées passant du rouge, au bleu et enfin à l’orangé ; des solos, duos et trios : la masse des croyants dans la séquence d’ouverture, représente une sorte de créature aux multiples bras ondoyants ; « Fix me Jesus », poignant pas de deux où une femme semble « agie » par son partenaire, sorte de grand marionnettiste (Demetia Hopkins, Jamar Roberts) ; la séquence mythique au parasol, « Wade in the water » pour une grande soliste et un couple marchant littéralement sur l’eau ; Antonio Douthit, dans le solo « I wanna be ready », alternance d’enchaînements réflexifs au sol très exigeants pour la sangle abdominale et de très exubérants passages debout ; et puis le grand final ; les commères chapeautées pour un jour de grand-messe et leurs partenaires en gilets tailleurs assortis qui mettent la salle dans une transe quasi-religieuse. On comprend que cette pièce soit constamment présentée en tournée. Une question se pose alors. Comment des danseurs, qui y sont pour certains depuis 16 ou 18 ans, y survivent-ils ?

Alvin Ailey’s Revelation « Wade in the Water ». Photo by Eduardo Patino. NYC

C’est ainsi qu’en arrivant à la tête de la compagnie en juillet 2011, Robert Battle a annoncé qu’il voulait étendre et diversifier le répertoire de l’AAADT.

L’objectif du nouveau directeur est il atteint ou du moins sur la bonne voie?

Arden Court (Paul Taylor, 1981), rentre dans cette politique d’ouverture. C’est du Taylor pur jus, sur la musique baroque de William Boyce, et censé évoquer Shakespeare (Arden Court est le nom du jardin d’Obéron dans A Midsummer night’s dream). Six garçons évoluent d’abord en groupe et traversent des rais de lumière dans le traditionnel répertoire de pas taylorien avant d’être rejoints par trois filles tentatrices. Après la cure de Taylor qui a ouvert Les Etés de la Danse, les danseurs d’Ailey ont paru dans ce ballet vraiment trop d’une autre école. C’est « up, up, up » quand Taylor est « down, down, down ». Les garçons surtout ont l’air d’essayer sans succès de restreindre leur amplitude de mouvement. On ne retrouve donc pas cette densité propre à la compagnie de Taylor. Seule Megan Jakel, une danseuse rousse à la silhouette carrée, rend vraiment la chorégraphie vivante.

Pour le coup, c’est dans un classique de la compagnie, Night Creature (Alvin Ailey 1974), que les danseurs évoquent vraiment Shakespeare et les elfes du Songe d’une nuit d’été. Mélange de gestuelle « cocky » –avec ce qu’il faut de roulis des épaules et du bassin, de quicks impressionnants à s’en assommer- ou de purs enchaînements classiques (Reynaldo Gardner et deux filles enchaînant les brisés, les ballotés et autres emboîtés dynamiques avec une facilité déconcertante), ce ballet offre un moment de joie pur. Les lumières bleues tachée de spots blancs viennent ajouter à la magie. On aura vu cette pièce deux fois, avec un plaisir différent mais presque égal, sur les corps de danseurs à différents stades de leur carrière. Guillermo Asca and Hope Boykin, en vieux briscards, installent une atmosphère débonnaire, tandis que le 14 juillet à 15h, la longiligne Alicia Graf Mack et son athlétique partenaire Vernard J. Gilmore, délivraient une exécution certes plus pointue et impeccable, quoiqu’un peu moins attachante (ah, les déhanchements humoristiques et dionysiaques de Hope Boykin !)

Avoir gardé Love Stories (Jamison + Rennie Harris & Robert Battle, 2004), au répertoire est une preuve de la générosité d’intention de Robert Battle en tant que nouveau directeur et programmateur de la compagnie. Cette pièce à plusieurs mains tente de montrer la diversité des influences qui irriguent son vocabulaire. Du classique jazzy (1ere section. Glenn Allen Sims), en passant par les danses de société afro-cubaines ou encore la « Street dance« . La dernière partie, les danseurs en curieuse combinaison orange représenterait-elle la synthèse attendue des styles ? L’ensemble reste hélas trop hétérogène et le fond un peu naïf.

Les autres pièces qu’il m’a été donné de voir avaient finalement toutes une esthétique similaire et pour tout dire redondante. On peut occasionnellement y trouver son compte.

Dans Takademe (Battle, 1999), court solo sur une bande sonore de Shaila Sandra où une voix de femme répète des syllabes Ta Ka DE ME qui ne font pas sens, l’interprète semble mué par les intonations de la voix. La chorégraphie alterne des moments purement chorégraphiques (brusques basculements en attitude, des hyper-extensions) et des moments de mimes exacerbés voire de playbacks drolatiques. C’est divertissant et inattendu jusqu’à la chute finale de la pièce. Jamar Roberts est impressionnant dans ce rôle. On est fasciné par ses sauts et les vibrations qu’il impose à son buste. Le 14 juillet, le rôle est dévolu à une danseuse. Linda Celeste Sims, coiffée en palmier, tire la pièce du côté parodique. La salle est certes moins muette d’admiration, mais la réponse à ses pitreries est enthousiaste. En trois minutes, tout est dit.

AAADT’s Kirven James Boyd and Glenn Allen Sims in Robert Battle’s The Hunt. Photo by Andrew Eccles.

Mais sur la durée, les œuvres présentées peinent à monter en intensité. C’est le cas de The Hunt (Battle 2001) – une grosse déception pour moi car ce ballet est très photogénique. Sur les accents percussifs des tambours du Bronx, six gaillards en robes longues adoptent des attitudes guerrières. J’avoue avoir perdu le fil de la chorégraphie en cours d’exécution. Les danseurs m’ont impressionné par leurs possibilités physiques mais l’absence de crescendo chorégraphique était réfrigérante. Peut-être les rythmes musicaux des tambours sont-ils propres à susciter l’extase de l’interprète par l’effet de la répétition hypnotique. Mais en tant que membre du public, j’ai fini par rester étranger à l’agitation sur scène.

Ce même défaut caractérise les pièces d’Ulysses Dove qu’il m’a été donné de voir. Episodes (Doves, 1987) commence comme un coup de pétard. Le ballet traite de l’impossibilité d’entretenir des rapports humains harmonieux. Garçons et filles sont soit pris de transes chorégraphiques et/ou pyrotechniques absolument enthousiasmantes pour le public (occasionnellement on fait « ouch/aie-aie », quand on voit un danseur faire un enchaînement sauté sur les genoux), soit figés dans une immobilité de passifs-agressifs ou adoptent enfin des attitudes de défis. La violence physique n’est jamais loin dans cette pièce où les pas de deux, comme soulignés par des cercles de lumière, ressemblent à des combats. Parfois, les garçons miment le départ d’une gifle, mais ce sont eux qui tombent à terre. Malheureusement, passé le premier mouvement, l’œuvre échoue à offrir quelque chose de nouveau. Cela commence et finit très fort, mais après dix minutes, on avait déjà tout vu.

Urban Folk Dance (Ulysses Dove 1990) m’a semblé encore moins réussi. Le ballet présente deux couples placés dans deux espaces absolument symétriques composé chacun d’une large table bureau comme on en trouve dans les sièges sociaux des grandes entreprises, deux chaises de chaque côté et une suspension post-industrielle pour éclairage. L’homme et la femme sont de chaque côté des bureaux. Commence alors le jeu de domination du mâle sur les accents hystériques de la musique jazz de Michael Torke. La chorégraphie, là encore, est intense ; les acrobaties sur la table impressionnantes, mais, comme dans Episodes, la tension ne va pas crescendo. On ne distingue pas non plus de différences fondamentales entre le couple de droite et celui de gauche.

Finalement, c’est Minus 16, d’Ohad Naharin (1999), déjà présenté à la troisième édition des Étés de la Danse par les Grands ballets canadiens, qui se révèle l’addition la plus satisfaisante au répertoire de cette compagnie, du fait même qu’il s’agit d’une hybride. Elle jongle sur tous les registres et surfe sur les musique (de la variété américaine 1950’s au Nisi Dominus de Vivaldi en passant par des airs traditionnels israéliens). La deuxième séquence, celle des chaises, où la compagnie tous sexes confondus exécute une vague de Ola incantatoires à l’exception d’un, figure de la faiblesse humaine, qui tombe invariablement de sa chaise, est hypnotique et poignante. Le pas de deux qui suit, est plus « balletique ». La partie finale, où chaque danseur de la compagnie va se choisir un partenaire improvisé dans la salle, est touchante. Il est fascinant de voir comme des corps bien entrainés peuvent imposer une douceur, une harmonie de mouvement et une discipline aux plus impromptus et improbables des comparses. La communion religieuse, presque infirmée par la séquence des chaises, se trouve ainsi confirmée par la danse. Minus 16 est une œuvre dans la lignée de Revelations. Elle va même plus loin puisque l’excitation participative suscitée par ce dernier est concrétisée dans l’œuvre de Naharin par la présence du public sur scène.

Et la boucle est ainsi bouclée.

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Alvin Ailey à Paris : Filiations et comparaisons

Alvin Ailey American Dance Theater – Étés de la danse. Soirée du 3 juillet : Night Creature, In/Side, Takademe, The Hunt, Love Stories; Soirée du 4 juillet : Arden Court, Urban Folk Dance, Home, Revelations.

Dans Alvin Ailey American Dance Theater, tous les mots ont un sens. Il y a le père fondateur, dont les créations irriguent la compagnie, sans la limiter. La physicalité du répertoire et des danseurs. La présence d’une dimension narrative ou dramatique dans les chorégraphies. Sans oublier l’américanité, saillante dans le choix des musiques, perceptible dans l’excès voire l’ostentation du geste, visible aussi dans l’absence d’inhibition face au mélange des genres : extraversion et religiosité, âpreté et optimisme, conflits et consensus, affirmation de soi et attention aux différences.

Le programme du 3 juillet (qui sera également repris le 6 et le 20) ressemble à un parcours intelligemment fléché dans l’histoire de la compagnie. On déroule la pelote avec Night Creature (Alvin Ailey/Duke Ellington, 1974), du pur sexy seventies en apparence, complètement classique en vérité, avec la longiligne Alicia Graf Mack en figure de proue indépendante (pas besoin d’homme pour finir de danser). Le filon jazzy se poursuit avec In/Side (2008), dansé cette fois par Kirven James Boyd. Le danseur projette une impression de fragilité beaucoup plus grande que Jamar Roberts (qui dansait cette pièce le 30 juin), et on le sent moins tiraillé par des forces contraires que balloté par le vent. Il danse comme une toupie qui s’écroule, le visage déformé par la douleur. La chorégraphie de Takademe (1999), autre courte pièce de Robert Battle, alterne percussion et respiration, comme la voix humaine (avec Jamar Roberts le 3 juillet). Hunt (2001), toujours de Battle, sur une musique des Tambours du Bronx, réunit six hommes en jupe de samouraï et exhibition de testostérone bientôt apeurée. À un certain stade, on ne sait plus qui est chasseur et qui est chassé. Il y a chez Battle un style personnel – une sollicitation très précise du torse, des bras, des mains et de la tête – mais aussi une grande musicalité – la gestuelle change du tout au tout entre In/Side et Takademe. Et puis, les ressources des danseurs ne sont pas utilisées gratuitement, mais mises au service d’une intention dramatique.

En cela, le nouveau directeur artistique de la compagnie s’inscrit clairement dans la continuité d’Alvin Ailey et de Judith Jamison (qui lui a passé le relais il y a un an). C’est précisément ce que met en relief  Love Stories (2004), dont la construction fait écho à l’histoire de l’AAADT: les débuts modestes, avec séances de répétition où s’inventent les fondamentaux de la compagnie (chorégraphie de Judith Jamison), la greffe hip hop (2e partie de Rennie Harris) et la synthèse porteuse d’avenir (Robert Battle en 3e partie). On ne se réveillera pas la nuit pour repenser à Love Stories, mais Stevie Wonder donne la pêche.

Par contraste, les chorégraphies d’Ulysses Dove paraissent bien plus sombres, tout en s’inscrivant de plain-pied dans l’histoire de la compagnie. Vespers (1986) réunit six femmes en lutte pour la reconnaissance. C’est âpre, athlétique et expressif (soirée du 30 juin), tout comme Urban Folk Dance (1990), qui met en scène conflits de couple et solitude urbaine. On pense à Edward Hopper.

Lors de la représentation du 4 juillet, Home durait 22 minutes (soit 4 de plus que le 30 juin, la partie méditative du début est plus longue). Le thème du ballet – Fight HIV Your Way, titre d’un concours dont Rennie Harris illustre les propositions  – est toujours aussi discrètement amené, et cette fois encore le public applaudit à contretemps. Tout d’un coup, surgit dans l’esprit un parallèle avec l’œuvre de Bill T. Jones : son Still/Here (1993) regarde la mort en face. Bien obligé. Home (2011), par contraste, c’est plutôt « la vie malgré tout ». Autre époque, autres enjeux. La comparaison ne s’arrête pas là, car Bill T. Jones avait puisé son inspiration dans une série d’ateliers chorégraphiques réunissant des personnes confrontées à des maladies graves (pas forcément le sida). Le processus est retracé dans un documentaire extraordinaire, utile à revoir en contrepoint.

AAADT - Night Creature - Photo : Krautbauer

AAADT – Night Creature – Photo : Krautbauer

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