Toulouse, Ballet du Capitole. 24 décembre 2015.
Les cheveux noirs de jais s’accordant à merveille avec ceux de sa partenaire, arborant une certaine ressemblance avec un jeune Serge Lifar, voilà comment m’apparut la première fois l’Albrecht de Kader Belarbi. C’était à Colombes lors d’une mini-tournée du ballet de l’Opéra de Paris en banlieue dans la production bretonne de Loïc Le Groumellec voulue par Patrick Dupond, alors directeur de la danse. Elisabeth Platel n’était pas alors et ne fut d’ailleurs jamais une partenaire associée à Belarbi, mais jamais peut-être je n’ai revu cette danseuse associée dans ce rôle à un danseur qui mettait aussi bien en valeur, par contraste, ses qualités physiques et stylistiques. L’approche très directe du premier acte par Kader Belarbi, un prince sans intention d’être parjure, d’une grande chaleur, convenait à l’interprétation intériorisée de Platel, en aucun cas une jeune fille naïve. A l’acte 2, sa science du pas de deux et ses belles lignes très nobles faisaient briller cette danseuse, pour qui l’interprétation devait sortir de la technique. Je regarde souvent avec émotion cette désormais vieille photographie, fixant ces amants d’un soir dans l’instant suspendu d’une arabesque décalée très lifarienne. Lormeau, Jude, Le Riche et même Legris, jamais je ne revis Platel aussi bien servie dans Giselle. Son partenaire « de banlieue » a continué à briller dans Albrecht aux côtés d’une autre Elisabeth -Maurin-, très terrienne et romantique à la fois.

Giselle, acte 2. Kader Belarbi et Elisabeth Platel. Un soir de 1992.
Giselle aura sans doute été le seul ballet du répertoire classique que Kader Belarbi a dansé sans arrière-pensée ; car même Siegried ne semblait pas toujours être sa tasse de thé. Encore aujourd’hui, dans son langage plus que direct, il dit : « Franchement, Albrecht, c’est le prince le moins con du répertoire ». Je l’ai vu danser dans deux productions différentes à l’Opéra de Paris qui avaientt chacune leurs qualités et leurs défauts. L’actuel directeur de la danse de Toulouse a engagé le décorateur Thierry Bosquet qui avait conçu la première production dans laquelle il est apparu à l’Opéra. Sans trop tirer le fil des parallèles, il est intéressant de voir combien l’ancien interprète a su tirer parti de ses différentes expériences. Car cette relecture de Giselle surprend tout d’abord par son aspect familier. Le décor de toiles peintes translucides de Thierry Bosquet est une belle réinvention de la mythique production Benois de 1909 ; le village de Giselle n’est pas aux abords d’un château mais du cimetière. On apprécie le côté sépia de ses tonalités au premier acte qui a le parfum des paysages abstraits de la production Le Groumellec à Paris. Les costumes aux coupes caractérisées (les jupes retroussées de certaines filles, les pourpoints aux formes diverses et variées des garçons surplombant des pantalons serrés plutôt que des collants) et aux couleurs audacieusement tranchées d’Olivier Bériot, inspirées de Bruegel l’Ancien, titillent l’œil comme jadis les costumes de la production bretonne de l’Opéra de Paris. A l’acte 2, les tutus des Willis ont des corolles juste légères et vaporeuses aux antipodes des juponnés exagérés de la production « Benois 1949 » de l’Opéra de Paris. Kader Belarbi sait assurément faire des choix en termes de mise en scène, ayant lui-même un certain don pour les images frappantes : de sa première chorégraphie, qui est aussi sa première réflexion sur « Giselle », une pièce foutraque mélangeant Rossini et Billie Holliday à la musique d’Adam, « Giselle et Willy », je me souviens uniquement d’une superbe idée scénographique : des centaines de paires de pointe suspendues à des fils de nylon descendaient des cintres pour servir d’environnement mental à la scène de la folie de Fanny Gaïda.

Giselle, acte 1. Maria Gutierrez (Giselle) apparaît avant même la mythique sortie de la petite maison. crédit David Herrero
Depuis cet essai de 1991, l’homme de spectacle a heureusement gagné en clarté de propos. La nouvelle Giselle du Capitole se distingue d’ailleurs par un découpage narratif clarifié qui gomme les passages de pur divertissement sans pour autant en éluder la chorégraphie. A l’acte un la première rencontre de Giselle et d’Albrecht-Loys est écourtée du traditionnel passage avec les paysannes. On s’achemine donc très vite vers la variation de la diagonale sur pointes et le pas de deux (ici pas de quatre) des vendangeurs semble du coup moins ralentir l’action. Mais ce passage coupé n’est pas supprimé pour autant. Le badinage devant la maison est placé à la toute fin de l’acte : avec une partie chorégraphique un peu augmentée pour Albrecht, il figure alors une véritable déclaration d’amour à Giselle. Ceci rend la rupture d’atmosphère par Hilarion découvrant l’imposture encore plus dramatique. La Giselle de Belarbi se distingue également par une volonté d’épaississement des rôles secondaires. Bathilde, la fiancée légitime du prince écope d’un charmant duo avec l’héroïne lorsqu’elle lui donne le médaillon. Elle tente également de consoler la jeune fille pendant la scène de la folie (sur une interpolation musicale très « noble » qui dure juste assez longtemps pour ne pas être gênante). A la fin de l’acte deux, Belarbi ayant opté pour un rétablissement du « retour à la réalité », on voterait presque pour la réapparition de cette autre fiancée trahie comme c’était le cas à l’origine, en 1841. Hilarion quant à lui apparaît clairement réhabilité. C’est un bougre sympathique, doté d’un vrai charisme, qui est celui avec qui Giselle aurait pu vraiment être heureuse dans le monde réel.
Cette vision d’un Hilarion touchant n’est pas sans convoquer le souvenir de l’autre Giselle que Belarbi-le danseur a incarné avec force à l’Opéra aux côtés de Monique Loudières puis de Céline Talon : la relecture du ballet par Mats Ek. Pour sa réécriture de l’acte un, que Belarbi-le chorégraphe voulait « plus proche de la terre », avec des « vendangeurs » qui deviennent des « vignerons », on craignait que le créateur de « Giselle et Willy », ne cède à l’envie de faire éclater au beau milieu d’un ballet romantique les accents flamboyants d’une gestuelle par trop expressionniste. Mais si elles ont bien un petit parfum « Cullberg-tien » avec quelques frotti-frotta entre garçons et filles, on doit reconnaître qu’elles gardent suffisamment un air de famille avec les danses d’origine pour ne pas perturber l’œil. Elles ont de surcroît l’avantage de fournir au corps de ballet masculin quelques occasions de briller techniquement (avec notamment l’ajout d’une « danse des ivrognes » pour deux d’entre eux).
Longtemps catalogué dans la catégorie des « modernes » à l’Opéra, aux côtés de Marie-Claude Pietragalla ou de Wilfrid Romoli (tous des interprète de la Giselle de Ek), Belarbi montre ici combien son ouverture d’esprit d’alors lui permet maintenant de soutenir la tradition devant un public d’aujourd’hui.
En soi, on l’aura compris, la nouvelle production de Giselle vaut bien plus qu’un détour par Toulouse. Pour ce qui est de l’interprétation, la Giselle de Maria Gutierrez valait assurément le voyage. La danseuse, l’arabesque facile et le piqué incisif au premier acte, semble ne pas jouer tant tout paraît naturel et sans afféterie. Sa scène de la folie est l’une des plus forte auxquelles il m’a jamais été donné d’assister. Absolument pas folle mais vraiment brisée, elle se cogne contre les membres de la cour, contre sa rivale et contre les paysans comme un oiseau affolé contre les vitres d’une serre où il se serait emprisonné. Elle s’effondre sur le médaillon de Bathilde, la tête vers le public, la main tendue vers la fosse d’orchestre. A l’acte deux, très silencieuse, comme privée de poids, elle garde pourtant un lien avec la petite paysanne virevoltante du 1er acte par le travail incisif du bas de jambe ; une véritable ombre aimante.
Son partenaire, Takafumi Watanabe convainc moins en Albrecht. Doté d’une très jolie technique, soucieux du style et de l’interprétation, il parait cependant bien vert et n’échappe pas toujours aux poses pantomimes stéréotypées. Le choix de la reine des Willis laisse d’ailleurs beaucoup plus circonspect : Ilana Werner a le jeté lourd et le bras hyperactif au milieu d’un corps de ballet de Willis au travail de pied délicat et silencieux.
Mais les sujets de satisfaction ne manquent pas. En tout premier lieu, l’Hilarion très franc et très mâle de Demian Vargas qui s’effondre en pleurs sur l’épée d’Albrect à la fin du premier acte et meurt avec panache (et élévation) sous les coups des Willis, ou encore la Bathilde empathique de Juliette Thélin (qui sera également une très mousseuse deuxième Wili en remplacement de Lauren Kennedy). Dans le pas de quatre des paysans, on est ravi par le duo des garçons qui transcendent leur différence de style -Matthew Astley (poli et pur) et Philipe Solano (athlétique et bravache)- par un complet unisson dans leur musicalité. Une musicalité magnifiée par l’orchestre du Capitole de Toulouse qui, sous la baguette experte de Philippe Béran fait fièrement résonner la belle partition d’Adam.
La salle qui a applaudi avec beaucoup d’enthousiasme cette équipe d’artistes entourant son directeur de la danse coiffé d’un bonnet à pompons (Belarbi prend les choses au sérieux mais ne se prend jamais au sérieux) ne s’y est pas trompée. Toulouse a désormais « sa » Giselle et la compagnie pour la danser.

Giselle, acte 2
Maria Gutierrez (Giselle) et Takafumi Watanabe (Albrecht) crédit David Herrero