Archives quotidiennes : 26 décembre 2015

Giselle au miroir de Kader Belarbi

P1110100Toulouse, Ballet du Capitole. 24 décembre 2015.

Les cheveux noirs de jais s’accordant à merveille avec ceux de sa partenaire, arborant une certaine ressemblance avec un jeune Serge Lifar, voilà comment m’apparut la première fois l’Albrecht de Kader Belarbi. C’était à Colombes lors d’une mini-tournée du ballet de l’Opéra de Paris en banlieue dans la production bretonne de Loïc Le Groumellec voulue par Patrick Dupond, alors directeur de la danse. Elisabeth Platel n’était pas alors et ne fut d’ailleurs jamais une partenaire associée à Belarbi, mais jamais peut-être je n’ai revu cette danseuse associée dans ce rôle à un danseur qui mettait aussi bien en valeur, par contraste, ses qualités physiques et stylistiques. L’approche très directe du premier acte par Kader Belarbi, un prince sans intention d’être parjure, d’une grande chaleur, convenait à l’interprétation intériorisée de Platel, en aucun cas une jeune fille naïve. A l’acte 2, sa science du pas de deux et ses belles lignes très nobles faisaient briller cette danseuse, pour qui l’interprétation devait sortir de la technique. Je regarde souvent avec émotion cette désormais vieille photographie, fixant ces amants d’un soir dans l’instant suspendu d’une arabesque décalée très lifarienne. Lormeau, Jude, Le Riche et même Legris, jamais je ne revis Platel aussi bien servie dans Giselle. Son partenaire « de banlieue » a continué à briller dans Albrecht aux côtés d’une autre Elisabeth -Maurin-,  très terrienne et romantique à la fois.

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Giselle, acte 2. Kader Belarbi et Elisabeth Platel. Un soir de 1992.

Giselle aura sans doute été le seul ballet du répertoire classique que Kader Belarbi a dansé sans arrière-pensée ; car même Siegried ne semblait pas toujours être sa tasse de thé. Encore aujourd’hui, dans son langage plus que direct, il dit : « Franchement, Albrecht, c’est le prince le moins con du répertoire ». Je l’ai vu danser dans deux productions différentes à l’Opéra de Paris qui avaientt chacune leurs qualités et leurs défauts. L’actuel directeur de la danse de Toulouse a engagé le décorateur Thierry Bosquet qui avait conçu la première production dans laquelle il est apparu à l’Opéra. Sans trop tirer le fil des parallèles, il est intéressant de voir combien l’ancien interprète a su tirer parti de ses différentes expériences. Car cette relecture de Giselle surprend tout d’abord par son aspect familier. Le décor de toiles peintes translucides de Thierry Bosquet est une belle réinvention de la mythique production Benois de 1909 ;  le village de Giselle n’est pas aux abords d’un château mais du cimetière. On apprécie le côté sépia de ses tonalités au premier acte qui a le parfum des paysages abstraits de la production Le Groumellec à Paris. Les costumes aux coupes caractérisées (les jupes retroussées de certaines filles, les pourpoints aux formes diverses et variées des garçons surplombant des pantalons serrés plutôt que des collants) et aux couleurs audacieusement  tranchées d’Olivier Bériot, inspirées de Bruegel l’Ancien, titillent l’œil comme jadis les costumes de la production bretonne de l’Opéra de Paris. A l’acte 2, les tutus des Willis ont des corolles juste légères et vaporeuses aux antipodes des juponnés exagérés de la production « Benois 1949 » de l’Opéra de Paris. Kader Belarbi sait assurément faire des choix en termes de mise en scène, ayant lui-même un certain don pour les images frappantes : de sa première chorégraphie, qui est aussi sa première réflexion sur « Giselle », une pièce foutraque mélangeant Rossini et Billie Holliday à la musique d’Adam, « Giselle et Willy », je me souviens uniquement d’une superbe idée scénographique : des centaines de paires de pointe suspendues à des fils de nylon descendaient des cintres pour servir d’environnement mental à la scène de la folie de Fanny Gaïda.

Giselle, acte 1. Maria Gutierrez (Giselle) crédit David Herrero

Giselle, acte 1. Maria Gutierrez (Giselle) apparaît avant même la mythique sortie de la petite maison.  crédit David Herrero

Depuis cet essai de 1991, l’homme de spectacle a heureusement gagné en clarté de propos. La nouvelle Giselle du Capitole se distingue d’ailleurs par un découpage narratif clarifié qui gomme les passages de pur divertissement sans pour autant en éluder la chorégraphie. A l’acte un la première rencontre de Giselle et d’Albrecht-Loys est écourtée du traditionnel passage avec les paysannes. On s’achemine donc très vite vers la variation de la diagonale sur pointes et le pas de deux (ici pas de quatre) des vendangeurs semble du coup moins ralentir l’action. Mais ce passage coupé n’est pas supprimé pour autant. Le badinage devant la maison est placé à la toute fin de l’acte : avec une partie chorégraphique un peu augmentée pour Albrecht, il figure alors une véritable déclaration d’amour à Giselle. Ceci rend la rupture d’atmosphère par Hilarion découvrant l’imposture encore plus dramatique.  La Giselle de Belarbi se distingue également par une volonté d’épaississement des rôles secondaires. Bathilde, la fiancée légitime du prince écope d’un charmant duo avec l’héroïne lorsqu’elle lui donne le médaillon. Elle tente également de consoler la jeune fille pendant la scène de la folie (sur une interpolation musicale très « noble » qui dure juste assez longtemps pour ne pas être gênante). A la fin de l’acte deux, Belarbi ayant opté pour un rétablissement du « retour à la réalité », on voterait presque pour la réapparition de cette autre fiancée trahie comme c’était le cas à l’origine, en 1841. Hilarion quant à lui apparaît clairement réhabilité. C’est un bougre sympathique, doté d’un vrai charisme, qui est celui avec qui Giselle aurait pu vraiment être heureuse dans le monde réel.

Cette vision d’un Hilarion touchant n’est pas sans convoquer le souvenir de l’autre Giselle que Belarbi-le danseur a incarné avec force à l’Opéra aux côtés de Monique Loudières puis de Céline Talon : la relecture du ballet par Mats Ek. Pour sa réécriture de l’acte un, que Belarbi-le chorégraphe voulait « plus proche de la terre », avec des « vendangeurs » qui deviennent des « vignerons », on craignait que le créateur de « Giselle et Willy », ne cède à l’envie de faire éclater au beau milieu d’un ballet romantique les accents flamboyants d’une gestuelle par trop expressionniste. Mais si elles ont bien un petit parfum « Cullberg-tien » avec quelques frotti-frotta entre garçons et filles, on doit reconnaître qu’elles gardent suffisamment un air de famille avec les danses d’origine pour ne pas perturber l’œil. Elles ont de surcroît l’avantage de fournir au corps de ballet masculin quelques occasions de briller techniquement (avec notamment l’ajout d’une « danse des ivrognes » pour deux d’entre eux).

Longtemps catalogué dans la catégorie des « modernes » à l’Opéra, aux côtés de Marie-Claude Pietragalla ou de Wilfrid Romoli (tous des interprète de la Giselle de Ek), Belarbi montre ici combien son ouverture d’esprit d’alors lui permet maintenant de soutenir la tradition devant un public d’aujourd’hui.

En soi, on l’aura compris, la nouvelle production de Giselle vaut bien plus qu’un détour par Toulouse. Pour ce qui est de l’interprétation, la Giselle de Maria Gutierrez valait assurément le voyage. La danseuse, l’arabesque facile et le piqué incisif au premier acte, semble ne pas jouer tant tout paraît naturel et sans afféterie. Sa scène de la folie est l’une des plus forte auxquelles il m’a jamais été donné d’assister. Absolument pas folle mais vraiment brisée,  elle se cogne contre les membres de la cour, contre sa rivale et contre les paysans comme un oiseau affolé contre les vitres d’une serre où il se serait emprisonné. Elle s’effondre sur le médaillon de Bathilde, la tête vers le public, la main tendue vers la fosse d’orchestre. A l’acte deux, très silencieuse, comme privée de poids, elle garde pourtant un  lien avec la petite paysanne virevoltante du 1er acte par le travail incisif du bas de jambe ; une véritable ombre aimante.

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Son partenaire, Takafumi Watanabe convainc moins en Albrecht. Doté d’une très jolie technique, soucieux du style et de l’interprétation, il parait cependant bien vert et n’échappe pas toujours aux poses pantomimes stéréotypées. Le choix de la reine des Willis laisse d’ailleurs beaucoup plus circonspect : Ilana Werner a le jeté lourd et le bras hyperactif au milieu d’un corps de ballet de Willis au travail de pied délicat et silencieux.

Mais les sujets de satisfaction ne manquent pas. En tout premier lieu, l’Hilarion très franc et très mâle de Demian Vargas qui s’effondre en pleurs sur l’épée d’Albrect à la fin du premier acte et meurt avec panache (et élévation) sous les coups des Willis, ou encore la Bathilde empathique de Juliette Thélin (qui sera également une très mousseuse deuxième Wili en remplacement de Lauren Kennedy). Dans le pas de quatre des paysans, on est ravi par le duo des garçons qui transcendent leur différence de style -Matthew Astley (poli et pur) et Philipe Solano (athlétique et bravache)- par un complet unisson dans leur musicalité. Une musicalité magnifiée par l’orchestre du Capitole de Toulouse qui, sous la baguette experte de Philippe Béran fait fièrement résonner la belle partition d’Adam.

La salle qui a applaudi avec beaucoup d’enthousiasme cette équipe d’artistes entourant son directeur de la danse coiffé d’un bonnet à pompons (Belarbi prend les choses au sérieux mais ne se prend jamais au sérieux) ne s’y est pas trompée. Toulouse a désormais « sa » Giselle et la compagnie pour la danser.

Giselle, acte 2 Maria Gutierrez (Giselle) et Takafumi Watanabe (Albrecht) crédit David Herrero

Giselle, acte 2
Maria Gutierrez (Giselle) et Takafumi Watanabe (Albrecht) crédit David Herrero

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Giselle in Toulouse: Let me count the ways

Théâtre du Capitole - salle. Crédit : Patrice Nin

Théâtre du Capitole – salle. Crédit : Patrice Nin

Toulouse, Ballet du Capitole. December 24th

On Christmas Eve, I’d rather partake in seduction, madness, death, zombie rituals, and on-stage wine making than submit to (year after year) forced good cheer, snowflakes, and “let us now bless the fruitcake.”

God I love France. For the holidays, ballet companies can still afford to program intelligent and saccharine-free entertainment for tired grown-ups. This December 24th not a Nutcrack was stirring and no kid played a mouse. In Paris, to chase the winter blues away you could have treated your family to either the glistening and tragic Nureyev-Petipa “La Bayadere” at the Opéra Bastille or Pina Bausch’s eviscerating version of “Le Sacre du printemps” at the Palais Garnier. On that same day in Toulouse, you would have been swept away into a new production of “Giselle,” as most thoughtfully revisited by its director, Kader Belarbi.

Because of the glories and pitfalls of ballet being part of an “oral tradition,” there has not been and will never be “the” authentic version of any ballet made before the ability to record live performances became ubiquitous. And even now, technique will continue to develop (the idea scares me a bit), coaches will always encourage their heirs to go that one step further, adding clutter when clutter is what needs to be cleared away.

Even if I’ve been a Giselle-ophile since as long as I can remember, I’ve always been perplexed by all the different versions proffered as “the one” by different companies and quite often wished that at least one of them would smooth out some of the anachronisms in the drama (which are frequently rendered less palpable by the sheer force of the dancing personas of a specific G or Albrecht…which can explain why it endures despite its oddities).

So here are some reasons to be thankful for this new Giselle in Toulouse:

#1: the set and costumes. Why shouldn’t we get rid of Alexander Benois’s nostalgist tsarist-inspired happy-serf aesthetic? And rightfully rediscover something closer to the original French point of view? This ballet was born in France just the “bourgeois monarch” Louis-Philippe ordered that Notre-Dame finally be landmarked and medieval revival style – as well as class conflict — was all the rage. Giselle is a poor peasant, right? What’s with the little cozy cabin and the perfectly wrought bench? Make the hut look like a hut, the bench a log, the peasants wear bright colors with white knickers [yeah, too clean and very 19th century, but let’s get not too historically correct. The overall feeling is). Have Wilfred hide Albrecht’s noble sword in a yet-to-be-filled wine barrel. More the pity then that, in Act 2, Giselle’s grave doesn’t look freshly dug but lists to the side as only very old markers do. If that is the case, does the obsessed Hilarion really need to be shown where it is?

Giselle, acte 1. crédit David Herrero

Giselle, act 1. crédit David Herrero

#2: peasants vs. nobles. Put peasants in soft slippers, make their dances squat and flexed-footy and sharpen class difference by making the noblewomen actually dance, and angularly – in an almost Art Deco way — on pointe with their cavaliers (much more fun to watch than reluctantly trotting borzois, as it turns out). The specificity of movement on each side not only clarifies the gulf separating these two worlds. Now it calls attention to how Giselle’s (Maria Gutierrez) gentle and airborne way of moving – the steps we are used to – determines that this unusual girl is caught in-between. Her steps partake of neither camp. Next, finally cast a Berthe who looks the right age to be the mother of a teenager, who acts as grounded and dignified as peasants really are, and entrust the role to Laura Fernandez’s strong spine and pithy mime. Adding two drunk male villagers might at first seem off-putting when you first open the program, but the high-flying travails of Minoru Kaneko and Nicolas Rombaut – partly to odd bits of Adam’s original score – made more sense than the usual frou-frou. That frou-frou also known as…

#3: ze Peasant pas de deux. Interpolated music, interpolated dance, why? Of course I know it was there from the start, a gift to a starlet in 1841, but the intrusion persists and never really ever satisfies. Good lord, I’ve seen duos, trios, sextets, octets, all set to this music, all of which stop dead the arc of a drama that is supposed to be building steam. Here Belarbi re-channeled the steps via a real quartet of villagers, clearly introduced by Giselle at an appropriate moment. Kayo Nakazato and Tiphaine Prévost, Matthew Astley and Philippe Solano exchanging, echoing, responding to each other’s steps, made it all fresh and rescued the flow. When Astley and Solano quit lightly competing and sank gracefully to the knee in perfectly relaxed synchronicity I thought, “this fits this imaginary world.” Usually this section seems to interrupt the narrative, like a hula dance devised for tourists. Here it almost felt too short.

#4: Hilarion. Demian Vargas may be the best one I’ve ever seen. Rough and rustic enough but only to the point that we understand that Giselle might find his passion a bit too intense. But she could never deem him creepy, as Gutierrez emphasized in her soft sad mime, knowing how her words would pain him. Little added bits of business – he goes to fetch water for Berthe as a hopeful future son-in-law would do; doesn’t have to go as far as breaking into a house in order to find the sword – made you root for him. For once not forced to do “lousy dance” when hunted in Act 2 (normally emphasized so that Albrecht looks better). Because of the set-up in Act 1, the fact that he danced to his death using the same kind of classic vocabulary that had isolated Giselle…made sense. This misunderstood Hilarion, too, had been trapped by birth in a village that could not fathom an equally honorable soul. Just one detail from many: in the mad scene, when this Giselle falls splat down in our direction, her hands with violently splayed fingers seem to be reaching out to us. During his dance of death, Belarbi makes Hilarion repeat this image. It’s subtle, you might not catch it, but it embodies how Hilarion has been haunted by Giselle’s fate, and is now submitting to his own.

Hilario : Demian Vargas (here with Juliette Thélin and Davit Galstyan. Crédit David Hererro

Hilarion : Demian Vargas (here with Julie Charlet and Davit Galstyan). Crédit David Hererro

# 5: Bathilde has a real dancing part! Juliette Thélin brings authority and style to whatever she does, and here she was given something do to other than look as peevish and elegant as a borzoi. I’ve always hated the way that this character talks about love to a naïve girl, seems so generous and warm, sits around and then just stalks off in a huff when things get messy. If you want to be correct about peasants, then be correct about the aristocratic concept of duty. Real aristocrats don’t ever lose their manners. Bathilde matures before our eyes and dances towards Giselle’s sorrow (to another inhabitual snippet of Adam’s score). The “mad scene” thus expands into a tragedy not only observed but felt by all. Albrecht’s behavior doesn’t just destroy Giselle’s life, but clearly Bathilde’s one chance at happiness too. Therefore here is the one case where I wish that Belarbi been much more daring and given us the original ending where Albrecht’s melancholy now-wife arrives and leads him back to the home where their hearts aren’t.

Bathilde (Juliette Thélin) et Giselle (Maria Gutierrez). Crédit David Hererro

Bathilde (Juliette Thélin) and Giselle (Maria Gutierrez). Crédit David Hererro

I would need about 6,000 words to convey every morsel of the sensitive directions in which Belarbi has taken this beloved warhorse. Instead, just find an excuse to fly to Toulouse to see the rest of what I have only started to talk about and judge for yourself. This theatrically coherent and beautifully danced Giselle will sate you more than any Nutcracker ever will.

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