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« Aux miracles de l’art, faire céder la nature »

P1060325Lors de la création de La Belle au bois dormant, le succès public fut indéniable mais la critique fit la fine bouche. La longueur du spectacle, sa lenteur cérémonieuse, paraissaient déjà évidentes au public d’alors pourtant habitué aux opéras en cinq actes avec intermèdes dansés. La richesse de sa production fut également épinglée. Une autre critique récurrente venait du fait que le ballet et son sujet étaient trop français et pas assez russe.

Les contes [et ceux de Perrault en particulier] dans « leur simplicité, leur innocence et leur naïveté enfantine, ne peuvent fournir la matière pour une féérie nécessaire à l’élaboration d’un programme de grand ballet en accord avec le goût que notre public a développé dans le courant des dernières décennies (Korovyakov,Novosti i birzhevaya gazeta, 5 janv. 1890).

Le critique Herman Laroche, un ami de Tchaikovsky, dans une volonté d’apaisement de la fibre nationaliste russe écrivit quant à lui :

La Belle au bois dormant n’appartient pas à l’Histoire ; [le conte] n’a pas de topographie ; c’est un mythe appartenant à la tradition de nombreuses personnes… La rédaction française, je suggère, a été choisie parce que le maître de ballet du Grand Théâtre, comme nombre de ses prédécesseurs, est un Français, et que notre ballet, en dépit du vernis purement russe du corps de ballet et d’une majorité de ses solistes, vit dans la tradition française et se nourrit de littérature française. (Novoe vremya, 5 janv. 1890)

On pourrait ajouter que le directeur des théâtres impériaux, Vsevolozhsky et Tchaïkovsky lui-même étaient des francophiles convaincus. En société, le compositeur truffait ses phrases russes de mots français.

Dans un ultime effort de conciliation, Laroche conclut

On pourrait dire, sans sombrer dans la contradiction, que la couleur locale [dans la Belle] est française mais que son style est russe.

Pendant la soirée du 25 décembre, confortablement installé devant une distribution toute velours (Heymann) et satin broché (Ould-Braham) je n’étais pas loin de penser que La Belle au bois dormant est le plus français des ballets russes ; et pas seulement de par son sujet.

On a entendu reprocher à la production parisienne son premier acte empesé. Mais on peut être à peu près certain que Petipa et le directeur des théâtres impériaux, dans leur volonté de rendre hommage au XVIIe siècle français l’avaient conçu dans l’esprit d’un cérémonial de cour. Le drame ne naît-il pas d’une erreur de protocole? À l’acte un, l’adage à la rose est infusé de cette notion d’étiquette. Aurore répète quatre fois les mêmes prouesses chorégraphiques (les fameux équilibres attitude, compliqués à la fin par des promenades) pour ses quatre prétendants sans qu’aucun d’entre-eux ne puisse réellement prétendre avoir obtenu plus d’attention qu’un autre. Ce n’est pas le cas dans toutes les versions de ce ballet : à Londres notamment, il y a un « English Prince » qui exécute les parties les plus techniques avec la ballerine et paraît donc se distinguer. Ce cérémonial de cour auquel contribue la variation aux piqués arabesques, où la princesse montre à tous sa bonne éducation, est à la fois encadré et contesté par deux soli explosifs d’Aurore (les grands jetés impatients de son entrée et les sauts de basque jubilatoires de la coda).

C’est la jeunesse qui part à l’assaut des pesanteurs sociales… La sanction tombe. Aurore se pique le doigt et devra dormir pendant cent ans. Carabosse serait-elle l’expression des règles absolutistes du roi Florestan XIV ? La résolution de cette crise se fera-t-elle par un passage par le maquis ?

Au deuxième acte, Petipa pensait emmener son public dans une forêt sauvage censée occulter le château de la Belle :

Désiré, frappé d’admiration, suit cette ombre qui lui échappe toujours. La danse tantôt langoureuse, tantôt vive l’enchante de plus en plus. Il veut la saisir mais elle glisse entre ses mains et reparaît là où il ne la cherchait pas. Se balançant sur les branches des arbres, [barré dans le manuscrit : nageant dans l’eau de la rivière ou couchée dans les massifs de fleurs] Puis enfin il la revoit dans le creux du rocher, où elle disparaît définitivement. (M. Petipa; synopsis de la Belle au bois dormant) 

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Labyrinthe de Versailles. Le serpent et la lime.

Le choix du patronyme de la bonne fée allait dans ce sens : le lilas est un arbuste commun de nos jardins au port libre; pas exactement un végétal de topiaire. Mais cette vision initiale de la rencontre Aurore-Désiré allait être rattrapée par l’esprit français de Petipa ainsi que par sa méthode personnelle de travail.

Le chorégraphe avait l’habitude de travailler chez lui les parties corps de ballet avec de petites figurines qu’il plaçait dans un théâtre miniature selon des motifs géométriques afin de se rendre compte de l’effet des groupes, des entrées et des sorties.

Et c’est ainsi qu’en lieu et place d’une broussaille mystérieuse, la rencontre d’Aurore et  de Désiré eut lieu … dans un parc à la Française que n’aurait pas renié André Le Nôtre.

Parc de Versailles. Bosquet de la Girandole

Parc de Versailles. Bosquet de la Girandole

Lorsqu’elle apparaît au prince, la belle endormie est en effet encadrée par deux groupes de dryades figurant une sorte de triangle en perspective forcée ; une spécialité du jardinier mentor de Louis XIV qui aimait à ouvrir des perspectives au milieu de futaies épaisses. Quand elle échappe à Désiré, Aurore le fait en traversant deux lignes parallèles du corps de ballet donnant le sentiment qu’elle apparaît et disparaît dans une allée de charmille. Tantôt l’écrin du corps de ballet figure le végétal (notamment dans le final où les cinq groupes de quatre danseuses se tenant par la taille et faisant des ballonnés tombés évoquent le labyrinthe de Versailles). Tantôt il matérialise des jeux de fontaines dans des bosquets ouverts en quadrature (les trois rangées de danseuses effectuant des cabrioles) ou en ellipse (les groupes mouvants encadrant la variation d’Aurore). Il est réjouissant de penser que l’année même où l’on célèbre les quatre cent ans de la naissance de Le Nôtre et le tricentenaire de l’École française de danse, les architectures mouvantes de La Belle au bois dormant sont servies avec une telle maîtrise par le corps de ballet féminin de l’Opéra de Paris.

Le troisième acte, consacré aux contes de Perrault prend naturellement la suite de cet acte situé dans un parc. Charles Perrault n’avait-il pas participé à la francisation des fables d’Ésope pour le labyrinthe de Versailles ?

Oui, décidément, la Belle est et reste un ballet bien français… Par la magie de la transmission de son école, « Le plus digne des rois qui soit dans l’univers » chanté jadis par Malherbe,  « aux miracles de l’art fait [toujours!] céder la nature ».

Et comme mon esprit ne manque décidément pas de paradoxe, je vous propose pour dessert une sublime interprétation russe de cette rencontre au parc

http://www.youtube.com/watch?v=7fFycmZqTKA

PS : une grande part des informations de cet article ainsi que celui sur les origines de la Belle a été trouvée dans l’excellent ouvrage en anglais de Roland John Wiley. « Tchaikovsky’s ballets ». Clarendon Press. 1985.

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Le tricentenaire au miroir de la classe 1828

Copie de P1040017Le mercredi dix-sept septembre de l’an 1828, « en conséquence d’une lettre de convocation émanée de Monsieur le Directeur de l’académie Royale de musique » (à l’époque Émile Lubbert), se trouvaient réunis à une heure précise, dans le foyer de la Danse de la rue Lepelletier un groupe de sommités de l’Opéra : Monsieur le Directeur et son secrétaire, Aumer, 1er maître de ballet, Ferdinand, Albert et Montjoie(1er artistes de la Danse), Anatole (artiste de la danse) et Melle Legallois, dont le portrait orne aujourd’hui le plafond stuqué du Foyer de la Danse de l’Opéra Garnier ; ce monstre doré qui s’illuminera demain soir sur le premier petit rat ouvrant le Grand défilé du corps de ballet en l’honneur du tricentenaire de l’école française de Danse.

Cette prestigieuse assemblée s’était réunie « À l’effet de procéder à l’examen de Melle Hullin 3e proposée pour l’admission aux débuts ». À cette époque, l’entrée dans la compagnie était subordonnée à une série de trois débuts dont le succès ou non déterminait l’engagement ainsi que le rang et les émoluments annuels.

Le procès verbal d’examen concluait :

Cette élève a d’abord donné un pas de trois dans lequel Mr Albert et Mr Anatole ont marqué les figures, et ensuite un pas de deux avec l’assistance de Mr Ferdinand

Ces exercices finis, tous les membres du comité se sont rendus dans le local des délibérations, où chacun ayant pris séance sous la présidence de Mr le Directeur ; il a posé la question de savoir si depuis le précédent examen subi par melle Hullin, ses progrès ont été assez marqués pour qu’elle puisse être admise à débuter.
On reconnaît généralement qu’elle a beaucoup acquis ; que ses principales qualités sont la force et l’aplomb, et que ses poses, si elles n’ont point encore autant de grâce qu’on le désirerait, il y a tout lieu d’espérer qu’avec de l’attention, un travail assidu et les conseils de son maître, elle parviendra à vaincre la froideur que l’on remarque encore dans ses bras et dans l’attitude de sa tête.

La description technique est certes succincte, mais elle donne comme un parfum des permanences du style français : l’accent mis sur l’aplomb, le souci de la grâce des poses mais aussi l’ombre toujours planante de la froideur que donne une trop grande correction.

Permanence du style, certes. Mais est-on en face d’une permanence de l’école ? Non. Car l’école de danse que nous célébrons en même temps que le tricentenaire n’existait pas sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui. Elle était pourtant déjà imminente.

En 1828, on n’en était qu’aux prémices de la brillante période du romantisme qui verrait éclore La Sylphide. Marie Taglioni, bien que déjà dans la compagnie, n’avait pas encore supplanté dans les cœurs de balletomanes Melle Legallois, l’étoile dans le jury de Melle Hullin. Taglioni ne pouvait se douter alors qu’elle serait la réformatrice de l’école de Danse française en important de nombreux éléments du règlement de l’école de la Scala.

A l’époque, « l’école » était presque informelle dans son fonctionnement. Les professeurs donnaient fort peu de classes et seuls les élèves remarqués prenaient des leçons supplémentaires payantes ou pas ; sponsorisés par un bienfaiteur ou non. La discipline pouvait parfois y être … étique

Bureau de l’habillement

MM Ernest et Achile, élèves de la Danse, étaient hier dans un état d’ivresse complet. Ils ont troublé l’ordre dans leur loge et ont insulté leur habilleur qui voulait s’opposer à leurs extravagances. M. Achile a vomi sur ses costumes et les a tout tachés.

Le chef de l’habillement pense que pour l’exemple ils meritent (sic) une punition sévère. Il lui paraît que M. Achile doit être mis à l’amende de 15 jours de ses appointements et M. Ernest à 8 jours.

Signé : Geré

Achille, l’élève vomitif, n’était pas tout à fait n’importe qui. C’était le neveu d’un des grands premiers danseurs de l’époque napoléonienne, Louis Henry, devenu chorégraphe du Théâtre de la Porte Saint Martin. Achille ne réussit pas ses débuts à l’Opéra. Il cachetonna un peu partout en Europe entre Vienne et Madrid comme le fit peu après lui Marius Petipa, avec le succès qu’on sait.

Les temps ont bien changé, on le voit. Les élèves d’aujourd’hui sont beaucoup plus sobres et (on l’espère) respectueux des habilleurs.

Louis Frémolle par Gavarni. "Les petits mystères de l'Opéra".

Louis Frémolle par Gavarni. « Les petits mystères de l’Opéra ».

En cette année 1828, -oh hasard !- un 14 avril, un jeune danseur masculin avait également passé l’examen d’admission aux débuts sous les yeux de ses pairs (entre autres Aumer, Lise Noblet – créatrice de la Muette de Portici et future Effie de la Sylphide –, ou encore Pauline Montessu). C’était Louis Frémolle, élève de Maze qui concourrait face à Mr Mathis, élève de Mr Vestris (rien que ça !).

Monsieur le Président met aux voix les opinions sur Mr Frémolle et à l’unanimité le Jury pense qu’il doit être admis aux débuts.

Il en est de même pour Mr Mathis à qui le jury reconnaît moins de vigueur qu’à Mr Frémolle ; mais plus de grâce et de souplesse.

Malgré cet examen unanime, Louis Frémolle n’est pourtant pas rentré dans la légende de la danse, ou alors contre son gré.

Albéric Second débute Les petits mystères de l’Opéra, son ouvrage de 1844, par le récit d’une soirée horrifique où :

…tous les gros pieds, toutes les grosses mains et toutes les grosses jambes de l’Opéra s’en donnèrent à cœur joie […]. Horreur ! M. Frémolle, odieusement frisé, dansa un pas qu’on eût peut-être apprécié au théâtre des Funambules.

Ceci pour nous rappeler – et c’est aussi une permanence, cruelle, celle-là – que c’est dur et incertain, la carrière d’un excellent élève de la danse à l’Opéra… Une pensée qui ne manquera pas de m’effleurer lorsque je regarderai les élèves de 2013 célébrer demain le style français.

Post-scriptum : les compte-rendus d’examen sont extraits des archives de l’Opéra conservées au CARAN.
Pour revenir à Albéric Second, auteur narrateur des Petits mystères de l’Opéra, la vue de monsieur Frémolle l’accable tellement qu’il « s’enfonce bien carrément dans la stalle de monsieur Rothschild » et s’endort. Il se réveille dans la salle de l’Opéra désertée mais fait une drôle de rencontre… Celle de Poinsinet

Et la boucle est bouclée.

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