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Sylvia à Vienne: les sortilèges du ballet d’action

© Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

© Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

Sylvia, chorégraphie Manuel Legris d’après Louis Mérante et alia, musique de Léo Delibes. Wiener Staatsballett – Représentation du 26 janvier 2019

La direction des Balletonautes est en roue libre. Non contente de plafonner les notes de frais de ses chroniqueurs (le concierge de l’hôtel Sacher, habitué et admirateur de ma munificence, ne me reconnaît plus), elle les choisit n’importe comment. En effet, pourquoi m’envoyer à Vienne afin de vous donner la relation de la Sylvia de Manuel Legris, alors que, contrairement à Cléopold, je n’étais pas né lors de la création de Louis Mérante ?

Malgré un vague souvenir de la version Darsonval, présentée par le Ballet national de Chine en tournée à Paris il y a quelques années, j’ai comme eu l’impression d’une redécouverte. La variété des humeurs et des couleurs du premier acte capte d’emblée l’attention. Outre la richesse mélodique de la partition de Leo Delibes (bien servie, malgré des tuttis sans excès de subtilité, par l’orchestre du Staatsoper dirigé par Kevin Rhodes), un des agréments de la production Legris est qu’elle joue le jeu du grand divertissement, avec une remarquable profusion de motifs chorégraphiques et un joli enchaînement de contraires.

Par exemple dans la succession entre les faunes, les dryades et les naïades, puis dans leur cohabitation scénique. Les parties pour le corps de ballet – par exemple le cortège rustique – sont toujours subtiles et ambitieuses, et cela contribue fortement à l’intérêt constamment renouvelé de l’amateur (a contrario, dans les productions récentes du Royal Ballet, les ensembles sont géométriquement pauvres).

Pour apprécier pleinement Sylvia, faut-il relire Le Tasse, réviser sa mythologie et les poètes arcadiens ? Cela peut aider, par exemple pour saisir tout de suite que le prologue met Diane (Ketevan Papava) aux prises avec Endymion (James Stephens), ou ne pas s’étonner que la statue d’Eros au string doré prenne vie, ni qu’il joue un rôle décisif dans la destinée des humains.

Mais on peut sans doute aussi se laisser transporter dans un univers bucolique finalement assez familier – les décors de Luisa Spinatelli empruntent clairement à la peinture du XVIIe siècle – et porter par une histoire dont le rocambolesque est prétexte à des tas de pirouettes (Aminta en pince pour la chaste chasseresse Sylvia, cette dernière se fait enlever par Orion, s’échappe avec l’aide d’Eros qui démêle tout le sac de nœuds et obtient même le pardon de la patronne).

Dans le rôle de Sylvia, la nouvelle première soliste Nikisha Fogo (elle a été promue l’année dernière) se montre très incisive dans la séquence des chasseresses (grands jetés passés attitude devant presque en parallèle). Son style altier s’amollit avec un petit temps de retard lors de la transition dans la valse lente (pendant lequel, au niveau musical, elle est un peu en avance sur le temps). Par la suite, elle gère plus sûrement les changements de style notamment quand, à l’acte II, voulant échapper à son ravisseur Orion, elle feint de se prendre au jeu des sensuelles libations. Durant le feu d’artifice de l’acte III, elle enchaîne les déboulés à une vitesse hallucinante.

© Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

Nikisha Fogo © Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

Le contraste entre les trois personnages masculins est très réussi, avec un Aminta joli comme un accessoire, un Orion plus dangereux, et un petit Eros râblé. Dans ses premières apparitions, Jakob Feyferlik (c’est l’accessoire) a dans la petite batterie des élans qui font un peu chien fou. La fougue de Davide Dato, ravisseur de Sylvia, fait beaucoup dans la frénésie bacchanale qui s’empare du deuxième acte. En Eros, Mihail Sosnovshi – qui enfile une jupette quand il lui incombe d’arrêter la pantomime et d’enfin beaucoup danser – n’est pas en reste, notamment lors des divertissements de l’acte III.

On prend un plaisir sans mélange à la production de Manuel Legris : les ficelles du ballet narratif sont bien là, les ingrédients du grand spectacle aussi, et tout s’équilibre. Sur un mode plus léger que d’autres grands ballets, Sylvia est jubilatoire parce que l’exubérance chorégraphique y a un sens dramatique. En recréant ce ballet, le directeur du Wiener Staatsballet voudrait-il nous convaincre de l’actualité des sortilèges du ballet d’action ?

Davide Dato © Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

Davide Dato © Wiener Staatsballett / Ashley Taylor

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Vienne: Raymonda, un ballet qui fait voyager

Raymonda, Wiener Staatsballett, Soirée du 14 avril

Raymonda est un ballet placé sous l’empire de l’excès. Chatoiement des matières, efflorescence des ensembles, explosion de couleurs, technicité des variations, variété des caractères, scintillement des lumières, magnificence des décors et miroitement des styles…, c’est bombance à chaque acte. Dans la valse fantastique, le corps de ballet enchaîne des figures si entrelacées qu’on semble frôler la collision à chaque instant. Entre le second et le troisième acte, on aura navigué entre les danses sarrasine, espagnole et hongroise – un ballet en eurovision –, admiré la levée de la tente d’Abderam, et rigolé à un duel réglé comme une bataille de petits chevaux. On renonce rapidement à dénombrer les variations des trois personnages principaux – chacune donnant à voir une facette différente – ainsi que les parties semi-solistes. Il y a bien deux heures quinze de danse dans la production présentée à Vienne, et aucun temps mort. Est-ce trop ? Trop compliqué, trop difficile, trop perruqué ? Comme on dit – à peu près – dans Sunset Boulevard à propos d’une gloire déchue : oui, c’est grand, mais c’est le ballet qui est devenu petit.

La ballerine russe Maria Yakovleva a plein de qualités pour séduire dans le rôle-titre : de belles lignes, des bras déliés – il en faut pour la variation de la harpe, où d’autres ballerines, le voile dans les mains, semblent dévider du tissu au mètre –, une technique sûre. Dans la première variation du premier acte, on remarque à la fois une concentration extrême quand la chorégraphie est sur le contrôle – les redoutables pirouettes finies en quatrième croisée sur pointes – et une libération quand on passe à un enchainement plus axé sur le mouvement. On retrouve cette dualité dans la variation de la scène de la vision, dont la première partie, succession d’équilibres élégiaques, est dansée comme un exercice qu’il ne faut pas rater, jusqu’à ce que le rythme du violon s’accélère ; à ce moment, la ballerine retrouve un regard, régale d’équilibres pris sur l’élan et d’un saut qu’elle a vraiment joli. Sans surprise, la seconde variation de l’acte central, andante plus qu’adagio, est le passage le plus réussi : Mlle Yakovleva se montre particulièrement à son aise dans l’enchaînement développé seconde–attitude–développé de dos–retiré, puis dans les sauts sur pointes. Au troisième acte, la variation de la claque est menée comme un jeu de séduction avec la salle, ce qui est de l’ordre du contresens dans la version de Noureev, où l’on imagine la ballerine dans une émotion plus intérieure.

Il faut dire qu’il est difficile de construire une narration quand on danse avec Denys Cherevychko – ma dernière option si j’avais pu choisir qui voir. Son Jean de Brienne n’a jamais l’air issu d’un rêve. Tout ce qui devrait paraître fait sur un nuage – le série de pirouettes-attitude finies en retiré, par exemple – est pris avec brutalité. Cherevychko fait illusion dans les manèges, mais a l’air pataud dès qu’il s’agit d’avoir du style. Sans conteste, Raymonda devrait lui préférer Abderam. Jouant intelligemment de sa fine silhouette, Eno Peci campe un prince incisif, plus félin qu’impérieux, à l’aise dans les roulades et les accents dedans-dehors d’un rôle qui combine les figures du caractère et du contemporain eighties.

Pour une Raymonda réussie, il faut aussi un quatuor de comparses tip-top dans la suite de la donzelle. Les troubadours Bernard (Trevor Hayden) et Béranger (Franz Peter Karolyi), ont tous deux un joli ballon, donnent l’impression de danser comme on blague, et emportent l’adhésion par la propreté de leur unisson. Les rôles féminins sont moins convaincants – l’Henriette aux équilibres un peu raides d’Elena Bottaro étant un peu en retrait par rapport à la Clémence d’Adele Fiocchi – sans déparer l’ensemble. On remarque de jolies réalisations dans les passages de caractère – notamment la classe de Dumitru Taran et Ioanna Avraam dans la danse espagnole – et, à quelques détails près, le corps de ballet fait montre d’une aisance entraînante. Faut-il chipoter ? Oui, en regardant des VHS rayées ou en s’usant les yeux sur des vidéos-pirates de l’an 2000, on peut voir qu’à Paris on faisait plus léché, plus abouti. Mais c’est ainsi : il faut aller à Vienne pour voir Raymonda. Et puis – le ballet de l’Opéra de Paris serait bien avisé de s’en rendre compte – on ne peut pas vivre sur des souvenirs.

 

Maria Yakovleva en Raymonda - (c) Wiener Staatsballet / Ashley Taylor

Maria Yakovleva en Raymonda – (c) Wiener Staatsballet / Ashley Taylor

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