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A l’Opéra : Red Carpet d’Hofesh Shechter. Anamnèses

Red Carpet, Hofesh Shechter. Ballet de l’Opéra de Paris. Soirée du 3 juillet 2025.

Il y a parfois des sons ou des rituels qui réactivent une mémoire paresseuse.

Mais si, curieusement, l’évocation du nom William Forsythe me suscite invariablement un florilège touffu d’images éparses extraites de différentes soirées de ses ballets, si,  à celui d’Ohad Naharin, je me trouve invariablement transporté à l’exacte place –trop- haut placée du Théâtre du Châtelet, avec sa fine rambarde rouge barrant l’espace de la scène d’où j’ai découvert Minus 16, lorsque j’évoque le nom Hofesh Shechter, je pense à un rituel… Celui d’avoir sous la main des protections d’oreilles.

Pire ! La possession des nécessaires pare bruits ne me conduit pas au-delà du rebord en velours rouge d’une loge d’entre colonnes à l’Opéra, colonnes défigurées par les cercles métalliques destinés à soutenir de gigantesques enceintes. Ce qui se passait sur scène ? Je ne parviens jamais à m’en souvenir…

C’est grave, docteur ?

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Red Carpet allait-il échapper à  ce constat fatidique ? Assurément, un élément restera. C’est l’immense lustre doré, copie de celui qui orne le Foyer de la Danse, un clin d’œil du chorégraphe au fait qu’il s’agit de sa première création spécialement pour les danseurs de l’Opéra. Pour le reste, l’ensemble de musiciens comme suspendus en l’air a été déjà vu ailleurs. A la réflexion, le grand lustre aussi : il s’agit d’un réemploi de la production Robert Carsen 2004 du Capriccio de Richard Strauss. L’Opéra se montre soucieux de la transition écologique.

Et la danse ? Shechter emploie pour les danseurs, affublés de sequins et paillettes par la maison Chanel, une gestuelle de boîte de nuit. Il y a des marches sur genoux pliés, des bustes qui scandent les percussions de la musique produite par un ensemble de jazz-impro en roue libre. Les bras accomplissent des volutes.

Il faut reconnaître à Hofesh Shechter une science consommée de la gestion des masses. Le groupe, même en restant compact, est doué d’une vie qui dépasse la simple addition de ses interprètes. Des individus peuvent s’en extraire bien que jamais longtemps. Ils forment alors des contrepoints visuels. On comprend que les danseurs apprécient la pratique  de ses chorégraphies. Il s’en dégage un sens de l’écoute du groupe qui doit avoir un effet roboratif.

Pourtant, la transe du début n’est jamais vraiment surpassée par les moments suivants. Une sorte de ronde autour du lustre, descendu au niveau du plateau,  aurait pu être la fin de la pièce, aux alentours des trente minutes. C’est d’ailleurs à l’issue de cette mi-temps du spectacle que la bande-son tonitruante, qui oscille entre le planant d’un James Blake et les crissements du hard rock, a commencé à me porter sur les nerfs et que j’ai ressenti le besoin irrépressible de me protéger les oreilles.

Car Red Carpet s’étire sur une heure ; lancinante.

Est-ce parce qu’on ne va nulle part ? Les scènes plus intimistes sous le lustre ont une atmosphère mystique presque convenue et le lent final en sous-vêtements chair pourrait être la version étirée ad nauseam du deuxième mouvement de Glass Pieces de Robbins.

On n’a pas réussi à s’inventer d’histoire. Si on reconnaît certains danseurs appréciés – la belle Caroline Osmont, son vestiaire assorti au titre de la pièce, Hugo Vigliotti, intense, ou Loup Marcault-Derouard, athlétique en punk a crête-  ils ne parviennent pas, noyés qu’ils sont dans le contre-jour et dans les fumigènes, à incarner des êtres.

On a piqué du nez avant la fin de cette Eucharistie chorégraphique… Impossible anamnèse !

Red Carpet. Salut du 3 juillet 2025.

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Hofesh Shechter à l’Opéra : l’Esprit s’échappe

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In Your Rooms. Saluts

Deux de nos rédacteurs ont assisté à la soirée Hofesh Shechter à l’Opéra le 19 mars dernier. Ils ont décidé de ne pas échanger de vive voix et d’apposer leurs textes. Résultat des courses…

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cléopold2Cléopold : auto-citation. On ne boude pas une soirée à Garnier qui plus est avec les danseurs de l’Opéra. Néanmoins, la perspective d’un programme consacré à des œuvres déjà anciennes d’Hofesh Shechter, le chorégraphe né à Jérusalem, passé par la Batsheva Dance Company et qui a atteint la célébrité sur la scène londonienne, ne m’enchantait guère. En 2018, The Art of Not Looking Back présenté déjà sur le plateau de Garnier m’avait laissé curieusement froid. Je ne me souvenais guère que des énormes enceintes qui avaient été accrochées au pilier de marbres de la salle afin de mettre à mal mes fragiles tympans. J’avais d’ailleurs laissé le soin de donner son avis à l’ami James.

Pour cette session de rattrapage 2022, l’Opéra fait rentrer à son répertoire deux œuvres du chorégraphe israélien. Pour Uprising, créé en 2006, j’ai commis l’erreur d’ouvrir le programme avant le lever du rideau. Il y était question de « construction de la masculinité, depuis les jeux d’enfants jusqu’aux affrontements les plus réels », de « meute ». Un passage par la biographie du chorégraphe m’apprit aussi que Uprising avait été « inspiré par les émeutes des banlieues françaises ». Tout cet appareil explicatif est un peu venu interférer, parasiter presque, ma perception de la chorégraphie. Sur scènes, sept garçons, en proprets costumes street-wear très métropolitains, évoluent dans des cercles de lumière et sur une bande son percussive pouvant faire penser à des battements de cœur, ou encore sur des sons de pluie amplifiés. La gestuelle, faite de reptations, de secousses telluriques de tout le corps, parfois de courses très penchées vers l’avant et jambes très pliées au point qu’on croirait que les danseurs courent sur les genoux, est indéniablement captivante. On comprend pourquoi les danseurs aiment interpréter ce genre de pièce. Le challenge physique est indéniablement enivrant. De plus, Hofesh Shechter sait gérer les groupes et faire voyager l’œil du spectateur, d’un duo (le premier entre Tareku Coste et Simon Le Borgne avec des mains qui se repoussent et une pause très « Pieta catholique ») vers l’ensemble de la troupe puis enfin vers un danseur en solo qui, pourtant, semblait au début se conformer à la chorégraphie commune (on remarque souvent Hugo Viglioti ou encore Alexandre Gasse). Cette bonne utilisation des groupes avec des entrées et sorties inattendues, ces sortes de canons visuels encadrés par des lumières découpées au laser ne laisse pas indifférent.

On est d’autant plus étonné de sentir son attention s’éroder aux deux tiers de la pièce. Est-ce notre oreille, maltraitée par la bande son tonitruante ou encore une fois « l’argument » du programme ? Car on peine à saisir une quelconque « construction de la masculinité » sur le déroulé de l’œuvre. Telle qu’ils se présentent, les sept gaillards d’Uprising ne sont pas « en formation » et leur comportement masculin voire masculiniste est déjà bien affirmé, voire enkysté, par exemple dans cette scène « cercle des claques » qui découle d’accolades ou encore ces embrassements « tête à main » qui dégénèrent en pugilat. La fin « militante » avec un garçon brandissant un drapeau rouge évoque plus le réalisme soviétique que les émeutes des banlieues françaises de 2006.

Bien décidé pour la deuxième pièce à me concentrer uniquement sur la chorégraphie et non plus sur sa glose, je me suis bien gardé d’ouvrir le programme. In Your Rooms, une pièce pour dix-neuf danseurs (9 filles et 10 garçons) de 2007, présente la même gestuelle. Danseuses et danseurs, assez indifférenciés, plutôt androgynes, apparaissent dans des carrés et rectangles de lumière. La vision de la chorégraphie est fragmentée par des black out. Après une introduction orale (un paneliste dans une réunion scientifique ?), un orchestre à corde et percussif, malheureusement amplifié pour faire mal aux oreilles, joue une belle musique aux accents moyen-orientaux. Saisissante image : les musiciens semblent comme suspendus en l’air côté cour (une partie de l’œuvre se joue derrière un rideau translucide, accentuant l’effet). Cet orchestre « transcendant » sert de base aux évolutions des danseurs qui prennent d’ailleurs dans la première section de la pièce des poses « religieuses » : les dos courbés et une main en supination en prolongation d’un bras ployé, position du suppliant ou encore des proskynèses byzantines et monacales. Cette gestuelle évolue vers des attitudes plus revendicatives, le poing en l’air tandis qu’un danseur se tient au proscenium avec une pancarte où est inscrit « Ne suivez pas les leaders ». Dans les rares moments d’accalmie sonore, on apprécie que Shechter sache créer une forme d’intimité même lorsque le groupe est au complet sur scène.

Pourtant, on perd encore le fil. Après la scène où un danseur (Coste), trace une ligne de cendre de jardin à cour, l’esprit s’échappe. In Your Rooms est ce genre de pièce où on pense voir arriver au moins 3 fois le baisser du rideau, ou l’extinction des feux, indice d’une structure peu claire et d’un manque de diversité dans l’inspiration.

De retour au bercail, j’ai consulté les archives de notre journal commun. J’ai découvert avec surprise que j’avais déjà vu du Shechter à Londres en 2015, avant même d’avoir vu The Art of Not Looking Back … et que je l’avais complètement oublié. A l’époque, je concluais « après dix minutes, on commence à se demander où tout cela va. Hofesh Shechter à une corde très forte à sa lyre, mais elle semble ne jouer qu’une seule note. »

Aujourd’hui encore, je ne saurais mieux dire…

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JamesJames : citations. Parfois, mon esprit s’égare. Ayant très vite, et profondément, enfilé des protections auditives pour ramener à un niveau – un peu plus – supportable le volume sonore de la pièce Uprising, je me suis longuement demandé combien la pratique de la compression du son (qui fait du fortissimo une habitude) allait générer de surdité dans les jeunes générations. Puis, sentant les vibrations binaires de la musique d’Hofesh Shechter à travers le sol, je songeai aux pulsations du RER qui, depuis les années 1960, font pareillement vrombir le Palais Garnier, signe que la musique et la danse n’ont pas en France le statut de la littérature, car un demi-siècle plus tôt, l’Académie française détourna le trajet de la ligne 4 du métro, indigne de troubler leur tranquillité en passant trop près de dessous la Coupole.
Revenant à la pièce Uprising, qui obéit à un dispositif – éclairage en douche,  pulsations en boucle – identifié dans les autres pièces du chorégraphe, je tentai une comparaison avec ce que Daniel Fabre nous dit des initiations à la maturité masculine ; l’ethnologue disparu en 2016, et dont Gallimard a opportunément rassemblé les articles sur ce thème (Passer à l’âge d’homme, NRF, 2022), éclaire les invisibles rites qui, dans les sociétés paysannes et méditerranéennes, font passer les jeunes garçons de l’enfance à l’âge adulte. Le programme du spectacle ne demande-t-il pas : « comment la masculinité se construit-elle, depuis les jeux d’enfants jusqu’aux affrontements les plus réels 
Mais c’était faire fausse route : faisant son miel du carnaval et  de la chasse aux oiseaux (autant d’apprentissages « poétiques », selon la formule de Pierre Nora), Fabre nous parle d’expériences par lesquelles les garçons se séparent des filles, mais aussi apprennent le langage de l’amour ; l’initiation, qui n’a rien d’un divertissement sans conséquences, et ne va pas sans ambiguïté, a une fin : à l’issue, on est changé, et l’on passe à autre chose.
À l’inverse, Shechter nous montre des hommes faits, et comme saisis en un présent éternel ; le référentiel sous-jacent est plutôt de l’ordre du service militaire, de la compagnie de danse, de la « bande de jeunes » occupant l’espace public, ou du groupe militant. Le collectif est formé, l’identité déjà figée, et il y a oscillation – et non pas évolution – entre les schèmes de coopération et ceux de l’affrontement. Hofesh Schechter dessine un univers clos, sans extériorité, qu’il faut contempler – ou subir ? – comme un coup de poing.
Curieusement, In your rooms, réunissant 9 danseuses et 10 danseurs, adopte les mêmes principes de construction chorégraphique que la pièce précédente ; la musique en direct apporte par moments des pulsations moyen-orientales, mais l’humour – pourtant revendiqué par le chorégraphe – me paraît toujours absent de cette pièce, comme de la précédente. Il faudrait peut-être que j’arrête de lire les programmes des spectacles (d’autant qu’ils ne sont manifestement pas relus : « conclue-t-il » n’est pas la conjugaison du présent de l’indicatif…).

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Uprising. Saluts

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