« La danse peut révéler tout ce que la musique recèle de mystérieux, et elle a de plus le mérite d’être humaine et palpable. La danse, c’est la poésie avec des bras et des jambes, c’est la matière, gracieuse et terrible, animée, embellie par le mouvement ».
J’ai repensé ces derniers jours aux remarques de Baudelaire dans La Fanfarlo. D’abord en voyant Dance (1979) de Lucinda Childs, issu d’une coopération avec Philip Glass pour la musique et Sol LeWitt pour la scénographie. La chorégraphe raconte que les discussions entre eux avaient abouti à la conclusion que « le décor, c’étaient les danseurs ». C’est ainsi qu’on voit les danseurs deux fois, en scène et sur écran. Un film les montre en double, en contrepoint, ou en substitut des évolutions des interprètes présents derrière le rideau de projection transparent.
À l’origine, les danseurs filmés et les danseurs sur scène étaient les mêmes. Pour la recréation, on a conservé le film original – au grain d’époque et à la luminosité irréelle –, ce qui confère une dimension supplémentaire à l’expérience. Il y a le dialogue entre la musique et la danse, avec des enchaînements d’essence classique, indéfiniment répétés, imperceptiblement modifiés en lien avec les changements de phase musicale. Il y a, comme il y a 35 ans, une réplication classique du mouvement entre les danseurs en baskets (dans Dance I, en particulier, ils traversent la scène généralement à deux, mais ils évoluent aussi en miroir), et un jeu entre les supports (le corps humain, en couleurs et en trois dimensions, et l’écran plat, en noir et blanc). S’ajoute, dans la reprise d’aujourd’hui, un dialogue entre passé et présent : l’œil navigue des danseurs d’hier à ceux d’aujourd’hui, scrute ce qui a changé, doit décider quoi regarder le plus intensément. Le plus frappant, dans cette comparaison, est la différence des bras. Les douze danseurs d’aujourd’hui les utilisent ; ceux d’hier les laissent flotter, donnant une grisante impression de je-m’en-foutisme (et de pieds pas travaillés, mais on n’en a cure) au sein d’un cadre pourtant très contrôlé. On ne se lasse pas plus de voir et revoir les mêmes figures sur le rythme entêtant de Glass que d’admirer leur démultiplication à travers les supports et le temps (Théâtre de la Ville, 17 octobre).
Anne Teresa de Keersmaeker joue aussi sur les sortilèges entêtants de la répétition, mais en compagnie d’un autre compositeur minimaliste. Une de ses premières pièces, Fase, four mouvements to the music of Steve Reich (1982), reprise en 2012 à la Tate Moderne de Londres, jouait jusqu’à l’hallucination sur la mise en boucle de très courtes phrases chorégraphiques. Dans Rain (2001), réglé sur l’ambitieuse Music for eighteen musicians, les séquences sont plus longues, plus complexes, et évoluent au gré des changements de phase imaginés par Steve Reich (environ toutes les 5 minutes). Le décor, pourtant ouvert, charrie l’idée de la clôture : le rideau de cordes en demi-cercle et les marquages au sol dessinent un espace d’où les 10 danseurs sortent peu. La chorégraphie donne l’impression d’un rite, adolescent ou sacré, en tout cas d’un acte tourné vers l’intérieur plus que vers le spectateur. La chorégraphe insère du glissé, du tombé, du ralenti entre les battements des percussions. Les individus (7 filles, 3 garçons) paraissent longtemps s’ignorer ou ne faire que s’effleurer. Ce n’est que vers le deuxième tiers que des relations se filochent, avec des portés à la limite du déséquilibre où l’on semble presque se rater du bout des attaches, et avec des combinaisons où l’œil croit voir que la fille fait tournebouler le garçon (soirée du 23 octobre, représentations jusqu’au 7 novembre).
Dernière étape sur le sentier des entrelacs musique-danse et dans le parcours des reprises automnales, le ballet du Semperoper de Dresde reprenait à la fin du mois quelques pièces de Forsythe. Septext (1985) joue avec les conventions de la représentation (lumière dans la salle, partita de Bach trouée de silences), donne dans l’ostentation extérieure. À mon sens à rebours, voire à contresens, de la musique. Neue Suite (2012), assemblage conçu pour Dresde sur des extraits de Haendel, Berio, Gavin Bryars, Thom Willems et encore Bach, me rebute, en partie parce que la danse sur musique classique enregistrée m’est une épreuve. À ce titre, The Vertiginous Thrill of Exactitude (1996) ne me plaira jamais : j’aime trop la Schubert pour supporter que Forsythe en fige les tempi et m’impose tant d’agitation en jaune et mauve, là où j’entends et vois tout à fait autre chose. J’ai la même impression – revenons aux danseurs de Dresde – de commentaire maniéré lors des trois premiers pas de deux, réglés sur Haendel, de Neue Suite. Est-ce la pièce qui me laisse froid, ou le style du Semperoper qui ne me va pas ? À la vue de In the Middle, somewhat elevated (1987), plus de doute : le style du chorégraphe, éminemment fragile comme le remarque Cléopold, est ici pulvérisé. Je me souvenais d’une pièce aiguisée, fine comme une lame, et voilà une démonstration musclée, molle, brouillonne. Est-ce du Forsythe ? Ce que fait Jiří Bubeníček ressemble plutôt à de la bouillie, et plusieurs autres semblent penser que casser son poignet suffit. La petite séquence du bras qui tombe ressemble à un roulage de mécaniques, les sauts sont poussifs. Le mouvement ne semble jamais surgir de nulle part. Où sont les clins d’œil, la précision et la désinvolture les départs qui claquent, la sensualité des ralentis ? Mieux vaut ne pas revoir Forsythe que s’infliger cette gymnastique.