Le style Forsythe, solide ou soluble?

P1080692Jone San Martin, interprète de Forsythe depuis 1992, expose avec modestie et humour quelques bribes de la méthode Forsythe au cours d’une petite conférence parlée/dansée. Legitimo/Rezo, présenté début septembre au théâtre des Abbesses il y a quelques semaines, est à présent repris pour quelques jours au 104. C’est l’occasion de revenir, en une méditation parallèle, sur le devenir du style du chorégraphe depuis que les œuvres du grand Bill sont dansées partout dans le monde.

Dans les années 90, aux beaux jours de la résidence du ballet de Francfort au Châtelet dirigé alors par Stéphane Lissner, il me semblait que le style Forsythe était inoxydable. Ses œuvres hybrides qui me laissaient parfois pantois à force d’ébahissement extatique, parfois muet de stupeur dubitative et, occasionnellement, en colère, étaient servies par de formidables interprètes qui semblaient parler une langue natale curieuse, de la même racine que la mienne mais à la grammaire insaisissable. Était-ce une langue d’ailleurs, un idiome classique ayant subi une rapide mutation, ou un dialecte mélangeant des influences classiques, modernes et de Tanztheater ? En quoi consistait-il ? C’était d’abord une curieuse façon d’osciller entre suspension venue d’un point d’appui improbable et effondrement au sol dicté par la soudaine aimantation d’une partie du corps, jamais la même, vers le plancher. Pour l’expliquer, le chorégraphe parlait de la kiné-sphère de Rudolf von Laban et citait l’architecte déconstructiviste Daniel Liebeskind (la vidéo avec Thomas McManus, de la première génération du ballet de Frankfurt, en est un limpide témoignage).

Plus de vingt ans plus tard, sur les corps bien entraînés des danseurs du Ballet de Lyon, Limb’s Theorem paraît curieusement corrodé. Des passages auraient-ils vieilli ? Non. La structure demeure d’une force inaltérée.

Mais pour ce qui est du style, excepté lorsque Franck Laizet projette sa grande carcasse rendue encore plus massive par son costume à franges dans la semi-pénombre de l’espace scénique, on cherchera vainement les défis à l’apesanteur, les arrêts subits du mouvement et les oscillations de la colonne vertébrale (voir The Loss of Small Detail duo, entre 1’50 et 1’55’’) qui rendaient autrefois les danseurs de Forsythe incomparables.

Le Ballet de Lyon, vu début septembre au Châtelet, danse « joli ». Les départs de mouvement restent désespérément cantonnés entre les deux hanches et les déséquilibres ne sont évoqués que par de coquets cambrés. Les solos ne sont pas seuls à en souffrir ; les pas de deux y perdent cette qualité toujours charnelle que le jeu forsythien de l’évitement et de la manipulation subreptice faisait éclore immanquablement, même au milieu des pièces les plus absconses – dans le pas de deux de The Loss Of Small Detail on admirera particulièrement le passage de 4’58’’ à 5’30 où les danseurs comme polarisés à l’identique semblent à la fois se chercher et se repousser. L’effet est poignant.

Avec le ballet de Lyon, la rencontre entre danseurs reste prosaïquement technique ; c’est Forsythe McGrégorisé ; le pas de deux ravalé à la manipulation de danseuses.

L’expérience est à la fois douloureuse et émouvante. Je croyais le style Forsythe en acier trempé; je le découvre ici aussi fragile qu’une précieuse soie brochée trop longtemps restée à la lumière du jour.

Alors que reste-t-il de Forsythe ? A défaut de la chair, la sublime carcasse : la gestion imprévisible des groupes à la fois assez lâche pour donner la sensation de chaos et cependant suffisamment pensée pour laisser à notre œil de spectateur la possibilité de créer notre sens. Et puis il y a toujours la scénographie qui, envers et contre tout, joue avec la chorégraphie au lieu de simplement coexister avec elle : dans Limb’s I, le mur côté jardin se soulève toujours en vomissant des rais de lumière qui violent la pénombre ambiante et révèlent des membres aussi fuselés qu’éclatés. La plateforme inclinée agace toujours autant l’œil du spectateur frustré d’une partie de son champ de vision. Et l’orchestration subtile des entrées comme des sorties, ainsi que le parcours des danseurs sur scène accentuent l’étourdissant effet que produit déjà sa vertigineuse rotation. Dans Enemy in the Figure, une simple corde de marine agitée depuis la scène ou en coulisse par un danseur crée un sentiment de danger ou annule la perception du sol. Dans Limb’s III, un unique projecteur voyageant en lévitation réinitialise en permanence l’espace scénique et celle de la perception du mouvement. Là encore, on voit en germe toutes les débauches d’éclairage dont tous les post-néoclassiques font usage aujourd’hui. Mais peut-on reprocher à un génie la servile médiocrité de ses imitateurs ?

En attendant, le maître brouille les pistes. Dans le programme du Festival d’Automne, il se dit très satisfait de l’interprétation de ses œuvres par le ballet de Lyon et reproche aux danseurs de certaines compagnies d’avoir « tendance à vouloir moderniser [sa] danse ». N’est-il pas, je cite toujours le programme, « obsédé par le grand pas de Paquita de Marius Petipa, un proto- Balanchine ballet » ?

Il y a décidément des choses qui ne changent pas. Les grands hommes adorent brouiller les pistes en lançant des plaisanteries qui, ils le savent, seront relayées par la première baderne venue.

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