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Ballet du Capitole de Toulouse : regards sur la modernité baroque

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

Ballet du Capitole. Suite et Ballets. Sémiramis & Don Juan. Ángel Rodríguez / Edward Clug. Jordi Savall et Le Concert des Nations. Samedi et Dimanche 26 et 27 octobre 2024.

Le Ballet du Capitole ouvrait sa saison avec un programme ambitieux. En effet, il se proposait de recréer deux ballets de Christoph Willibald Gluck, à la source du ballet d’action, créés à Vienne respectivement en 1761 et 1765 : Don Juan ou le festin de pierre, d’après Tirso de Molina et Molière, et Semiramis, d’après une tragédie en 5 actes de Voltaire. Au pupitre, on n’avait pas moins que Jordi Savall, grand maître du baroque s’il en est, qui a récemment enregistré au disque ces deux œuvres novatrices en leur temps.

Le ballet d’action est souvent associé au nom de Jean-Georges Noverre. Son traité, « Lettres sur la Danse et sur les ballets », rédigé à Lyon entre 1757 et 1760 mais dédié au duc de Wurtemberg, alors que le chorégraphe suisse de formation française servait ce prince à Stuttgart entre 1760 et 1766, est en effet une référence quand on pense à la naissance du ballet racontant une histoire. Pourtant, en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle, Noverre n’était pas le seul à créer hors de France, alors bastion du ballet à entrées et de la danse noble, les conditions d’un renouveau du genre. A Vienne, le chorégraphe florentin Gasparo Angiolini créait en effet sa propre version du ballet d’action fort différente de celle proposée par Noverre.

En 1773, dans sa « Lettres à monsieur Noverre », le Florentin initie d’ailleurs la querelle de la Pantomime. Angiolini restait fidèle à la règle aristotélicienne des trois unités, celle du théâtre classique que Noverre rejetait, et ne croyait pas au ballet à programme. Selon Angiolini, l’action dansée devait être assez claire pour être intelligible sans le concours d’un livret explicatif alors que son concurrent commençait par cela, avant même d’avoir considéré sur quelle musique se poserait son action. Il résulte sans doute de cela qu’Angiolini était sans doute un choréauteur plus musical que Noverre. Alors qu’Angiolini avait collaboré avec Gluck à Vienne, Noverre, qui lui succéda en 1767, avait créé son célèbre « Jason et Médée » avec le concours du beaucoup plus obscur Jean-Joseph Rodolphe et fut qualifié de peu musical par Mozart qui créera pour lui les Petits riens à Paris en 1778. Il n’en reste pas moins que dans l’histoire commune du ballet, c’est surtout Jason et Médée de Noverre qui s’est imposée comme la pierre angulaire du ballet d’action tandis que les expérimentations d’Angiolini, sans être oubliées, sont assurément moins célèbres. Noverre, qui avait le don pour se créer de fidèles disciples, a vu Dauberval en France et Charles le Picq notamment à Saint Petersbourg prolonger son héritage.

Le sort « physique » des œuvres d’Angiolini et de Noverre fut pourtant le même. Il n’existe pas de tradition continue de représentations de celles-ci et les chorégraphies originales ont été entièrement perdues. Pour les remonter, deux options sont possibles : la voie de la recréation philologique, en utilisant la technique de la danse baroque (Jason et Médée en a bénéficié au moins deux fois avec une reconstitution par Ivo Cramer en 1992 pour le ballet du Rhin et en 2012 à Versailles dans la chorégraphie de Marie-Geneviève Massé) ou la voie de la création contemporaine.

C’est cette seconde option que le Ballet du Capitole défendait pour un court cycle de six représentations, en cette fin du mois d’Octobre.

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Après l’interprétation à la fois ciselée et fruitée de la Suite pour orchestre d’Iphigénie en Aulide par le Concert des Nations sous la baguette de Jordi Savall, c’est avec le plus récent des deux opus, Semiramis, que s’ouvre le programme dansé.

Le ballet du chorégraphe espagnol Ángel Rodríguez, qui avait déjà collaboré avec la compagnie en 2016, commence dans le silence avec sept filles dont les bustes émergent d’un grand tissu qui pourrait figurer un grand filet de pêche (Sémiramis, la mythique reine colombe était, selon la tradition, fille d’une déesse poisson). Elles exécutent des ports de bras sémaphoriques et poussent des soupirs. Cette image d’ouverture est saisissante et nous parait très baroque. Puis, alors que l’orchestre débute la Sinfonia maestoso, sept garçons sortent de sous la bâche qui s’élèvera ensuite lentement dans les cintres pendant toute la pièce, tantôt tenture persane à motifs abstraits, tantôt forêt au bord d’un lac de sang par le truchement des éclairages. La chorégraphie, avec sa gestuelle des bras dont les grands mouvement courbes semblent initier les mouvements du reste du corps, a pour nous un petit côté Jiri Kylian première manière (celui de la Symphonie des psaumes ou La Mer) mais fait plus certainement référence au style de Nacho Duato avec lequel le chorégraphe a travaillé entre 1990 et 1995. Les groupes évoluent d’une manière très géométrique et genrée au début avant de laisser la place à des duos, des trios. Des figures féminines énigmatiques traversent la scène au ralenti. C’est fort beau et très fluide.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Photographie David Herrero.

On remarque un roboratif pas de 5 dans lequel Tiphaine Prévost est lancée en l’air par quatre garçons (Moderato) ou encore un touchant pas de deux entre Kayo Nakazato et Jérémy Leydier qui entre en transportant sa partenaire comme une planche (Affetuoso I-II). Les mains des deux danseurs semblent mimer « je tiens le monde dans mes mains ».

A ce stade, l’attention s’émousse pourtant un peu. On n’attendait pas nécessairement qu’Angel Rodriguez s’appuyât sur l’argument inspiré de la tragédie de Voltaire, qui faisait de la reine guerrière et fondatrice de Babylone une meurtrière et une mère incestueuse, ni même qu’il attribue à l’une des interprètes le rôle de la reine.  Mais il nous semble que le chorégraphe dilue son sujet dans une suite de danses, certes agréables à l’œil mais au final un tantinet monotones. Dans sa déclaration d’intention, Rodriguez dit penser « aux femmes fortes, aux femmes mères, aux femmes filles […] à toutes les femmes du passé, du présent et de l’avenir ». Pourtant, ce n’est au final aucune des interprètes féminines qui retient particulièrement notre attention. C’est bien le solo explosif de Philippe Solano sur l’Adagio, avec ses sauts élastiques, ses arabesques penchées profondes, ses oscillations du cou et de la main qui, enfin, réveille cet ensemble somme toute un peu contemplatif et monotone dans sa joliesse.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Philippe Solano. Photographie David Herrero.

Lorsque le ballet s’achève dans le silence sur une ultime et énième image esthétisante (une danseuse grimpée sur les dos amoncelés de ses camarades bascule en arrière dans le vide en poussant un soupir) on se demande si se confronter à une œuvre pionnière du ballet narratif et en faire une suite de numéros dansés dans la veine des genres hybrides (Opéra Ballet, pastorales héroïques) qui sévissait à Paris dans la deuxième moitié du XVIIIe était une approche bien pertinente. Présenter une énième suite de danses symphoniques sur un ballet d’action était-il d’ailleurs bien moderne ? Serge Lifar l’avait déjà fait lorsqu’il avait dépouillé Namouna de son argument mauresque pour en faire Suite en Blanc. C’était en 1943…

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Avec Don Juan, le chorégraphe roumain Edward Clug démontre à mon sens d’une bien meilleure compréhension du cahier des charges de ce programme. Sans renoncer à l’approche contemporaine du ballet – les péripéties de l’argument sont lissées, il n’y a pas de commandeur et seuls trois personnages ont une identité reconnaissable – il ne tourne pas le dos à l’histoire et encore moins à l’Histoire.

Le ballet commence ainsi avec Don Juan étendu au sol dans un demi-cercle très formel de danseurs en rouge des deux sexes qui font tous un petit développé 4e. Puis les danseurs s’agglutinent sur lui, hommes et femmes confondus pour exprimer d’une manière efficace la passion que suscite le personnage éponyme. A la fin du ballet, Don Juan sera même transformé en maki par un agrégat de danseuses évoluant agenouillées pour un effet volontairement humoristique. La chorégraphie, faite de courses avec changements de directions intempestifs est preste et primesautière. Le chorégraphe n’hésite pas à se poser sur la musique en la faisant scander par les danseurs. Dans cette œuvre encore transitionnelle, Glück avait cédé à la tradition des numéros dansés à la françaises du genre de « l’Europe Galante » ou des « Fêtes vénitiennes » de Campra. La scène de la réception chez Don Juan (acte II) est ainsi dotée de menuets, de gavottes de contredanse et même d’un fandango. Edward Clug, de son côté, n’élude pas les citations de pas de caractère et offre même une sorte de gigue aux filles du corps de ballet ainsi qu’une danse d’hidalgo pour Don Juan à l’acte 3.

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Ballet du Capitole de Toulouse. Programme Gluck. Don Juan. Photographie David Herrero.

La scénographie de Marko Japelj, sans être entièrement nouvelle, sert parfaitement le propos. Un système de banc à hautes claustras montés sur roulettes permet de suggérer différents espaces avec en prime un clin d’œil aux changements à vue du théâtre baroque : ces sièges sont tour à tour mur de palais, salle de classe et, pourquoi pas, confessionnal. Dans la première partie du ballet, ces bancs nous transportent aussi dans un jardin français à treillages pour un charmant badinage entre l’anti-héros et deux damoiselles (Tiphaine Prévost, naïve, et Kayo Nakazato, capiteuse). Un grand cheval de pierre fait parfois ressembler Don Juan à un deus ex machina. Les costumes de Leo Kulaš, très minimalistes, ne sont également pas sans jouer sur les codes baroques. La jupe panier de Dona Elvira sera également corolle de fleur pour une scène de butinage ou muleta pour Don Juan. Les danseurs masculins en pantalons rouge portent des hauts couleur chair très adhérents qui font penser aux premières tentatives d’évoquer la nudité des personnages antiques au XVIIIe siècle. Ils ne les abandonneront que pour la scène des enfers à la fin du ballet sur les pages musicales que Gluck réutilisera intégralement dans son Orphée et Eurydice l’année suivante.

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Ballet du Capitole. Programme Gluck. Don Juan. Alexandre De Oliveira Ferreira. Photographie David Herrero.

Chez les personnages principaux, Edward Clug n’est pas sans évoquer les anciens emplois dans les ballets du XVIIIe siècle. Pour Don Juan et Donna Elvira, Alexandre De Oliveira Ferreira et Marlen Fuerte Castro comme Ramiro Gómez Samón et Solène Monnereau incarnent, par leur taille et leurs grands abattis, le registre noble que l’on employait pour les personnages héroïques. A l’inverse, pour Sganarelle, Philippe Solano ou Kleber Rebello, moins grands, évoquent le demi caractère imposé à la fin du XVIIIe siècle par Auguste Vestris. Le duo entre Sganarelle et Don Juan est très bien réglé et primesautier. Il se termine par une petite claque sur le postérieur du serviteur comme on le ferait à une pouliche.

D’une distribution à l’autre, les alchimies sont fort différentes. Alexandre De Oliveira Ferreira est un Don Juan très Dyonisiaque, acceptant avec une joie sans partage, presque naïve, les hommages de la gente féminine. Philippe Solano incarne donc en face de lui un Sganarelle preste, facétieux et un tantinet sans scrupules qu’on regrette de ne pas voir davantage, passé le premier duo avec son maître. Cet interprète intelligent aurait su être palpitant en spectateur de la damnation finale de Don Juan.

A l’inverse, Ramiro Gómez Samón est un hidalgo plus cynique que De Oliveira Ferreira, plus dans l’apparence. Cela rend la scène de « l’école du vice » (les filles assises sur des bancs reproduisent les gestes dictés par le Don, maître d’école) d’autant plus efficace. En face de lui, Kleber Rebello est moins un Sganarelle qu’un majordome à courbettes, discret et efficace, de comédie musicale américaine. Là encore, on regrette que le rapport maître-valet n’ait pas été plus fouillé.

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Programme Gluck. Don Juan. Marlen Fuerte Castro (Donna Elvira). Photographie David Herrero.

Les Donna Elvira sont également très contrastées. En première distribution, Marlen Fuerte Castro est une dominatrix à la beauté marmoréenne. On se dit pendant le ballet qu’elle est une synthèse entre l’amante trahie et l’incarnation du destin. C’est un peu elle la statue du commandeur. Et le Don Juan de Oliveira Ferreira parait condamné d’avance. Plus délicate, Solène Monnereau fait une entrée assez discrète dans le ballet. Sa fragilité émotionnelle contraste avec l’impitoyable séducteur incarné par Gómez Samón. Elle offre en revanche une progression dramatique à son personnage passant de l’éploré au détachement avant de se faire l’incarnation même de l’indifférence. Solène Monnereau nous présente à travers sa Donna Elvira une version éminemment personnelle de la carte du Tendre de mademoiselle de Scudéry.

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Programme Gluck. Don Juan. Ramiro Gomez Samon. Photographie David Hererro.

Voilà donc, en dépit des réserves exprimées sur Semiramis, un programme bien conçu qu’on conseille vivement aux spectateurs de la région parisienne qui pourront s’en faire leur propre idée lorsque le ballet du Capitole viendra à l’Opéra comique en mai prochain.

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