Archives quotidiennes : 17 Mai 2024

Giselle: cœurs croisés

img_20240517_0719211734828981127614567Peut-il y avoir plusieurs Giselle ? Assurément. Chacun a sa petite idée sur l’incarnation idéale. Comme tout le monde, j’ai des préférences, des attentes, mais pas de modèle unique : au fil de ma carrière de spectateur, j’ai été ému par des interprètes très différentes. Et puis il y a l’imprévu de l’expérience scénique.

J’étais persuadé que Bleuenn Battistoni serait un enchantement ; pourtant, son premier acte m’a laissé plutôt froid. À quoi cela tient-il ? Peut-être était-ce le stress de la prise de rôle, mais au soir du 4 mai, j’ai trouvé un peu fade son incarnation en jeune paysanne ; au premier abord, j’ai aimé la réserve de la jeune danseuse – avec des bras précis et un rien précieux, comme échappés d’une miniature de porcelaine Bournonville, et des petites pointes d’épaule presque en avant. Puis, au fil du premier acte, sa Giselle m’a pas paru un poil trop altière, et pas assez variée dans l’expression. Rien à redire sur la danse (abstraction faite d’un double-tour attitude finissant trop piétiné, et d’une discrète reprise d’équilibre lors de la diagonale de sautillés sur pointe) ; mais rien qui soulèverait l’enthousiasme non plus : peut-être était-ce un tour de chauffe pour la ballerine, et peut-être en attendais-je trop.

À l’inverse, je n’espérais rien de la Giselle de Sae Eun Park (en remplacement de Dorothée Gilbert), et je me suis surpris à la trouver « pas si pire », comme disent les Québécois (soirée du 13 mai) : la danseuse est très crédible en très jeune fille primesautière, et a manifestement travaillé la pantomime, plus lisible et variée que par le passé. Et même la raideur dans le haut du corps, marque de fabrique de la danseuse, ne m’a pas gêné outre mesure au premier acte : le charme est en berne, mais une lecture en deux dimensions du personnage est possible ; après tout, cette jeune fille ballotée par la tromperie a un petit côté pantin. À telle enseigne que la scène de la folie m’émeut. Apercevant au loin Claude de Vulpian se faufiler en coulisses à l’entracte, je me dis que le coaching des Étoiles finira peut-être par payer.

img_20240517_0718028829871937934598435Mais au second acte, patatras ! Levant les bras sur l’injonction de Myrtha, la Giselle morte de Sae Eun Park exécute un mouvement militaire, tournoie comme une poupée mécanique et, levant trop la jambe, fait des sissonnes hors-style. Mlle Park a un joli temps de saut, mais elle en fait ostentation au lieu de mettre ses moyens au service du personnage (même Osipova, prototype de la ballerine excessive, sait rester dans l’esthétique du  rôle). Et la suite est à l’avenant : Guillaume Diop fait tout ce qu’il peut, nul élan amoureux n’anime la Giselle spectrale de Mlle Park, qui semble ne voir en son partenaire qu’un porteur ; dans l’adage de prière, il n’y aura de vaporeux que la jupe.

N’étant pas à un croisement d’opinion près, j’ai bien davantage adhéré à l’acte blanc de Mlle Battistoni qu’à sa Giselle vivante. La réserve sans froideur de la ballerine prend ici tout son sens, le partenariat avec Marc Moreau est fluide et complice : lors des portés de l’adage, le mouvement donne l’impression de s’étirer comme l’archet du violon. Ces deux-là nous offrent leur dernière danse : il y a la présence-absence de la ballerine, le regret d’un côté et le pardon de l’autre, et, palpable, le désir de ne pas se quitter, aiguisé par la conscience qu’il le faudra bien.

Et Albrecht dans tout ça ? Marc Moreau fait le job presque sans faute : les rôles nobles lui vont comme un gant. Guillaume Diop danse avec élégance et panache (avec toujours des lignes qui semblent ne jamais finir) ; tous deux font de très émouvantes séries d’entrechats six – je dis émouvantes et non spectaculaires, parce que c’est la progression visible vers l’épuisement physique et moral du personnage qui fait le prix de ce moment, et qu’ils réussissent.

Lors de la soirée du 13 mai, on se console comme on peut grâce à la présence d’Héloïse Bourdon en Myrtha (la première danseuse interprète le rôle avec une autorité sans sécheresse). Et, hasard des distributions, on voit deux fois, et avec plaisir, Hortense Millet-Maurin et Nicola Di Vico dans le pas de deux des paysans : l’adage leur réussit pleinement (ils prennent le temps d’habiter la musique, et elle a une charmante manière de ciseler ses poses), et la rapidité ne les prend pas en défaut (sauf pour lui, un peu trop en avance sur le temps lors des sauts de la coda).

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