A Chaillot, Scènes d’Italie : Compagnie Aterballetto #DonJuanToo

Don Juan de Johan Inger. Saluts

Au Théâtre de Chaillot, le programme Scènes d’Italie permet de découvrir des compagnies de danse italiennes relisant de grands mythes de « leur » histoire. Avec la compagnie d’Emilie Romagne Aterballetto, un groupe de 17 danseurs dirigé depuis 2017 par Gigi Cristoforetti, c’est Don Juan. Entendons-nous, il s’agit bien d’une pièce française (de Molière) à propos d’un séducteur espagnol (l’original était de Tirso de Molina) qui a été adaptée en opéra par Mozart, un compositeur autrichien. Mais c’était avec un livret en italien de Lorenzo Da Ponte et tout amateur d’art lyrique entend un peu « Don Giovanni » à chaque fois qu’il lit « Don Juan ». Pour compléter ce tour d’Europe, le mythe est revu au prisme de la chorégraphie du suédois Johan Inger.

Le chorégraphe est rompu à l’exercice de la relecture. Son Petrouchka, présenté par les ballets de Monte Carlo au Théâtre des Champs Elysées en 2019 était une réussite.

L’action du Don Juan d’Inger suit les péripéties classiques de la pièce avec pour seule exception le remplacement du commandeur par la figure de la mère. Celle-ci (Ina Lesnakowski, une grande danseuse à l’apparence de madone) donne naissance à Don Juan après ce qui pourrait bien ressembler à un accouplement forcé avec un inquiétant homme gainé de noir et masqué de pourpre –une figure qui se démultipliera durant tout le ballet. Suit un très émouvant passage où Don Juan (Saul Daniele Ardillo, un beau danseur à l’énergie nerveuse et tendineuse), déjà adulte, tremble au sol comme un nourrisson, apprend à marcher (sa maman lui met une puis deux chaussettes), et crie de terreur quand sa mère n’est plus en vue. Il s’en émancipe pourtant au point de l’escamoter dans le sillage de sa rencontre avec Leo, le Leporello de Da Ponte ou le Sganarelle de Molière, à moins qu’il ne s’agisse de sa conscience et de son amour propre. On pourra lire ainsi de deux manières très différentes la brève scène homo-érotique entre les deux danseurs à la mi-temps du ballet.

Même modernisée la trame de l’histoire est rendue aisée par la narration chorégraphique de Johan Inger, d’une grande clarté. On reconnaît tous les grands épisodes de l’errance amoureuse du héros rendu plus poignant grâce à la scène initiale avec sa mère.

Avec Elvira (la très lumineuse Estelle Bovay), durant un très beau pas de deux Ek-ien, usant des piétinements sur genoux pliés (expression de l’impatience du désir) et de cambrés impressionnants du dos (l’aspiration à l’accomplissement), on assiste à l’éveil sensuel de Don Juan, amoureux encore naïf. Mais le jeune homme doute devant les désirs d’avenir commun de la jeune femme, figurés par une petite maison et un landau tout blancs. La scène se termine par l’évocation de ses premières conquêtes derrière l’arc de cercle d’une arène constituée de murs-matelas, principal dispositif scénique du ballet.

Ce sera une femme, puis deux. Les murs finissent par vomir des monstres à plusieurs bras et plusieurs jambes qui miment l’extase tandis que le jeune séducteur se contente de serrer de ses bras la tranche des matelas. Presque jusqu’à la fin, les coïts du dragueur impénitent ne seront que suggérés ou endossés par d’autres.

Suit la scène de mariage de Zerlina et de Masetto. Les murs-dispositifs sont alors montés en estrade pour le jeune couple qui ressemble furieusement à des figurines de pièce montée. C’est la première apparition du corps de ballet où l’on peut apprécier pleinement la maîtrise des groupes que  possède le chorégraphe, donnant une impression de flot constant de mouvement. Le héros, avec l’aide de Léo (Philippe Kratz, un grand gabarit étonnamment léger et fluide), séduit la jeune mariée. Il y récoltera une rouste mémorable donnée par l’époux bafoué et les comparses masculins de la noce. Chaque élément du décor devient alors une petite scène de torture. Johan Inger, chorégraphe élégant, ne recule pas devant les aspérités du partenariat quand elles servent son propos.

Aterballetto.. Don Juan de Johan Inger Photographie Nadir Bonazzi

Donna Ana et Don Ottavio ne sont pas non plus éludés même s’ils arrivent plus tard que dans l’opéra de Mozart (que la partition contemporaine en ostinato de Marc Alvarez ne cite que lors de la scène de damnation). À l’occasion d’un bal costumé sur le thème des animaux de la ferme, où éclate enfin la couleur (costumes de Bregje Van Balen) dans le camaïeu de gris, de noir et d’argenté de la scénographie de Curt Allen Wilmer, Don Juan, grimé en ange sur échasses, échange son costume avec celui de Don Ottavio. Il séduit la belle avec un masque de chat tandis que son rival échoue lamentablement à tenir sur ses guibolles d’emprunt. Dans le pas de deux de séduction qui s’ensuit, la chorégraphie met l’accent sur les tentatives infructueuses de la noble dame pour retirer son masque de chat à son amant-imposteur.

Saul Daniele Ardillo (Don Juan), Johan Inger et Philippe Kratz (Léo)

Don Juan, qui entre temps a tué le légitime de Donna Ana (la danseuse Ivana Mastroviti interprète une très poignante scène de désespoir), est mûr pour la damnation finale. La dernière apparition de la mère-commandeur flirte avec le blasphème. Le séducteur copule enfin explicitement avec sa dernière victime (une danseuse mâchant crânement un chewing-gum rose). Ayant gardé ses ailes du bal masqué, il grime une scène d’annonciation dévoyée. C’est à ce moment que sa mère-commandeur se substitue à cette dernière proie. Le crime ultime est commis. Il ne lui reste qu’à passer le mur avec toutes ses conquêtes. Pour la dernière scène, la jeune fille au chewing-gum, seule sur un matelas, reste assise les jambes un peu trop écartées. Serait-elle sur le point d’enfanter un nouveau Don Juan ? Même modernisée, l’action laisse voir des mécanismes de domination et d’oppression qui paraissent fixes et quasi-totémiques. C’est pour cela qu’on peut continuer à conter les mythes, semble suggérer Johan Inger, un chorégraphe qui a décidément des choses à dire et qui sait très exactement comment les dire.

 
 

 

 

 

 
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