Les admirateurs de Paul Taylor ont toujours fait remarquer le côté clivé du chorégraphe, capable de produire des œuvres d’une sérénité quasi séraphique mais aussi des pièces d’une cruauté et d’une acidité presque sans limite. Alors ? Y aurait-il un docteur Taylor et un Mister T. ?Le programme du 21 juillet répondait brillamment à cette question.
Docteur Taylor a créé Auréole en 1962. La pièce fête donc cette année ses 50 étés (elle fut créée au mois d’août au Connecticut College mais elle avait été esquissée en France où Taylor était en tournée). Sur des pièces de Haendel, cinq danseurs (un duo et un trio) égrènent, dans la plus parfaite harmonie, un vocabulaire devenu classique : des marches presque naturelles, des ports de bras dépouillés en auge ou en V, des marches en jetés ou encore ces assemblés en parallèle, presque du folklore hongrois, qu’on retrouve dans de nombreuses pièces du chorégraphe. Le ballet a d’ailleurs été souvent décrit comme le « ballet blanc » de Paul Taylor. On pourrait presque y voir une œuvre baroque où cohabiteraient les représentants de la danse noble et du demi-caractère. Le couple central incarnerait la danse noble. Rien n’est plus clair que dans le solo masculin (créé par Taylor sur lui-même) où tout est axé sur le contrôle des développés et sur l’harmonie des ports de bras. Michael Trusnovec, très beau danseur taylorien, s’y montre d’une grande justesse à défaut de dégager la sensualité de statue animée que rendait si bien un Patrick Corbin. Dans le trio, Francisco Graciano, un petit brun bourré d’énergie, est tout à son affaire dans les sauts. Il batifole avec naturel aux côtés de Michelle Fleet et Heather McGinley parfois rejointes par Amy Young pour un trio qui serait l’équivalent taylorien des petits cygnes. En voyant la pièce pour la première fois, lors d’une répétition finale au Connecticut College, l’éclairagiste de Taylor, Thomas Skelton, avait imaginé une lumière jaune de soleil levant. Paul Taylor lui avait alors demandé s’il était capable de s’en tenir au blanc. Les éclairages sont donc d’une grande neutralité mais l’impression solaire demeure.
Dans son autobiographie, Paul Taylor se montre cependant assez peu enthousiaste à l’égard de sa pièce emblématique. Les limites n’y seraient pas assez poussées. Ce n’est certainement pas le cas de Big Bertha (1970, musiques populaires américaines sur orgue de barbarie) qui, 42 ans après sa création, reste très perturbante. Mister T n’est jamais très loin.
Dans une fête foraine, un curieux automate musical outrageusement peinturluré (Robert Kleinendorst, méconnaissable dans ses chaussures de drag queen), attire l’attention d’une famille américaine furieusement Sixties. Le père en chemise bariolée, sa femme, la jupe décorée d’une portée musicale, et leur fille arborant un caniche sur la sienne. Chacun y va de son petit square dance mais bientôt, répondant aux bruits inquiétants de l’automate, la petite mélodie du bonheur se détraque. Le père (Sean Mahoney, tout droit sorti d’une photo de l’époque avec sa proprette frange de côté) semble peu à peu s’enivrer au son des rengaines de foire tandis que son attention se déporte de sa femme vers sa fille. Il finira par la violer dans une véritable extase orgiaque tandis que sa femme se consolera dans des plaisirs solitaires. En 13 minutes, on passe du sourire amusé à la tension glacée. Sean Mahoney si délié au début du ballet figure admirablement à la fin une sorte de transi comme on en trouvait sur les tombes de la Renaissance. Big Bertha était-elle la statue du commandeur ? Pourquoi tant de violence ? En 1970, l’Amérique était en pleine guerre du Vietnam. Une génération de jeunes américains, partis en héros avec le souvenir des faits de guerre glorieux de leurs ainés, revenait conspuée, brisée voire détraquée. Big Bertha est un pamphlet contre tous les nationalismes…
Après une telle expérience, on avait bien besoin d’un retour du Bon Docteur Taylor qui, dans Roses, sur l’Idylle du Siegfried de Wagner, multiplie les variations sur le thème de l’exaltation amoureuse pour six couples (cinq dans les tonalités de gris et un en blanc). Rien ne vaut Taylor pour transformer des figures acrobatiques en petites pages de poésie. Tête bêche, Parisa Khodbeh et Francisco Graciano font des galipettes lyriques tandis que James Sanson saute tête la première au dessus de Laura Halzack passée d’une chandelle simple à un écart avec une jambe repliée, comme s’il s’agissait d’une simple épreuve amoureuse. Michael Trusnovec et Eran Bugge (couple en blanc), terminent quant à eux la pièce par un bel adage lyrique.
Et puis ? Retour de Mr T ?? Cela ne pouvait pas être si simple. Company B, une des pièces emblématique de la compagnie depuis 1991, est à première vu un ballet solaire dans la veine d’Auréole. Sur des célèbres tubes des Andrews Sisters qui chantaient à la fin des années 40, des danseurs des deux sexes en uniforme de l’armée américaine s’en donnent à cœur joie. Il y a les couples heureux, qui enchaînent quelques passes de swing (Pensylvania Polka pour Laura Halzack et Jeffrey Smith) tandis que Francisco Graciano, frémissant de toute sa colonne vertébrale, saute aux quatre coins de la scène en attendant son grand soir (Tico-Tico). Dans ce monde festif, les garçons les plus improbables attirent des essaims de jolies donzelles énamourées (James Sanson, irrésistible en géant binoclard) et une fille peut à elle toute seule (Eran Bugge) transformer toute la distribution masculine en lions de chez Medrano par quelques œillades bien senties (Rum and Coca Cola). La pièce est, on vous le dit, roborative. Robert Kleinendorst traduit l’exaltation du jeune homme par des sauts obliques et des roulades au sol à couper le souffle. On a également sa dose de romantisme avec le solo de la fille sur « I Can Dream, Can’t I ? » (la très brune Parisa Khodbesh et son lyrisme inné) et le pas de deux entre Amy Young et Sean Mahonney. Le bonheur ? On en oublierait presque que parfois, un danseur s’effondre en plein milieu d’un groupe en liesse, que les garçons qui traversent la scène au ralenti et en contre-jour miment des lancers de grenade et des assauts à la mitraillette. On pourrait ne pas remarquer qu’Amy Young, à la fin de son pas de deux sur « There Will Never Be Another You », s’agenouille comme on le fait devant une tombe. Celle d’un soldat.
Company B est un bon moyen de rappeler qu’il n’y a pas de Dr Taylor ou de Mr T. Paul Taylor n’est pas un créateur manichéen. Avec lui, la joie est toujours teintée de mélancolie et l’horreur arbore son plus beau sourire caustique.