Au festival du Temps d’Aimer, il n’est pas rare que des pièces jouées en des lieux ou dans des conditions de représentation fort éloignés se répondent au moins dans l’esprit du spectateur.
Le samedi 7 septembre, à quelques heures d’affilée, on a pu ainsi découvrir deux duos, l’un représenté en extérieur à Biarritz et l’autre en salle de spectacle à Bayonne.
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Fantasia Minor de Marco Da Silva Ferreira fait ainsi partie de la « collection tout-terrain » du CCN de Caen où le chorégraphe a été Artiste associé entre 2019 et 2021. Le principe de ces pièces est d’être transposables dans différents espaces de représentation qu’ils soient en intérieur ou en extérieur. Ici, on se rassemble donc sur le parvis du Casino municipal autour d’une plateforme de danse, sorte de grand sommier gris carré de 4 mètres sur 4.

Marco Da Silva Ferreira. « Fantasia Minor ». Collection « tout-terrain » du CCN de Caen. Photographie de Stéphane Bellocq.
Sur le bord, deux danseurs, un garçon et une fille, en costume blanc ajouré et sous-vêtement sport noir, chaussent de curieuses sneakers-bottines noires ainsi que des gants et une casquette du même ton.
La musique est un composite de la dernière pièce pour deux pianos de Franz Schubert, la Fantaisie en fa mineur opus 103, et de sons percussifs. La chorégraphie commence par des oscillations lentes autour de la plateforme avant que les deux danseurs sautent bruyamment dessus. Ils réitéreront deux fois ce saut sur deux autres côtés de leur plancher de danse. La gestuelle alterne les petits ploiements des genoux de plus en plus répétitifs qui les font ressembler à un couple de canards qui aurait perdu le chemin de l’étang et qui, dans un dandinement cartoonesque, essayerait de le trouver. Au début, on hésite à parler de duo tant les deux danseurs évoluent en parallèle et non en couple. La chorégraphie est clairement issue de la mouvance hip hop avec son esthétique angulaire et ses déploiements de jeux de forces. Sur la musique de Schubert noyée dans de l’électro, les deux danseurs exécutent des sautillés accroupis assez spectaculaires. Puis, dans une autre section, ils semblent faire un exercice de step en montant et descendant de la plateforme tout en faisant osciller leur jambe pliée de l’en dedans à l’en dehors. A un autre moment, par des petits sauts sur place, ils semblent mimer une course statique. On y ressent toujours une pointe de jauge de l’autre et de compétition.
Mais cette culture de la Battle, dont les talentueux danseurs Anka Postic et Chloé Robidoux sont issus, est lentement infléchie.
Avec le retour du Schubert seul se dessine un premier pas de deux où les danseurs marchent sur la pointe de leurs sneakers-bottines.
La chorégraphie, qui joue sur l’épuisement physique des interprètes, les engage aussi à se soutenir mutuellement. Les regards dans ce duo jumeau prennent une importance accrue sur le déroulé de la pièce.. Dans la dernière section, en dépit de la gestuelle mécanique et tressautée, les deux danseurs désormais seulement en sous-vêtement noir, ont fini par former un pas de deux aux contours hiéroglyphiques. Comme les quatre mains des pianistes qui s’agitent sur le clavier du piano, ils ont réussi à créer par synesthésie leur petite musique.

« Fantasia minor ». Anka Postic et Chloé Robidoux.
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CROCODILE de MARTIN HARRIAGUE. Martin Harriague et Emilie Leriche. Photographie Stéphane Bellocq
Le soir même, au théâtre Michel Portal de Bayonne, on était convié à une autre rencontre. Dans sa pièce au titre énigmatique, Crocodile, Martin Harriague, qu’on connaît pour ses créations engagées politiquement (on se souvient de son Sirènes) à grand renfort de scénographies léchées, malignes et parfois un peu touffues, opère une mue sensible qu’on trouve passionnante.
Sur scène, point de crocodile. Deux marimbas sont disposés de part et d’autre du lino de scène carré. Au centre un grand rectangle blanc couvert de sortes de post-it, à moins qu’il ne s’agisse des écailles du reptile éponyme, ressenti comme maléfique, absent. Sur un banc blanc, un garçon (Martin Harriague) est assis dos au public.
Une jeune femme entre et oscille du bassin. Elle s’arrête parfois. Ses ports de bras en spirales sont minimalistes. Le mouvement comme esquissé est pourtant plein. Les deux interprètes, par leur gestuelle sont dans une sorte de rugosité douce. Les corps dessinent des volutes. Parfois les interprètes se figent dans des positions statuaires : La danseuse (Emilie Leriche) dans des positions de déesse de Bourdelle et son partenaire parfois comme figé dans une course. Dans ces moments de pose, les regards sont intenses et se cherchent. La gestuelle alterne les timides tentatives faites de petits tremblements ou le geste large où les danseurs semblent essayer d’atteindre un point éloigné dans l’espace. Sur le premier tiers de la pièce, il n’y a aucun contact physique à proprement parler. Le mouvement de l’un impulse celui de l’autre. C’est comme si on pouvait matérialiser le vent qui fait voler une feuille sur le sol. Les deux partenaires semblent en recherche d’interactions sans jamais trouver de résolution définitive.

CROCODILE par MARTIN HARRIAGUE. Martin Harriague et Emilie Leriche. Photographie de Stéphane Bellocq.
Vont-ils se toucher? En ont-ils même besoin ? Car en dépit de l’absence de contact direct, l’atmosphère distillée exsude l’intimité.
Les mouvements des deux partenaires sont en contrepoint : si la fille a les jambes en l’air, assise au sol, le garçon debout a les deux bras en l’air : contraste et complémentarité.
On assiste à une tentative avortée du garçon de prendre la taille de la jeune femme. Et puis enfin le contact a lieu. Les deux mains se touchent et les deux interprètes se figent dans une forme de contemplation.
Puis le mouvement reprend, cette fois par chaînes de mouvement. Les imbrications d’abord tout en douceur, les regards et autres mouvements incantatoires des mains parlent de la découverte de l’autre. La chorégraphie alterne des sections plus lentes, des accélérations et des pauses. Lorsque Martin Harriague manipule Emilie Leriche, on ne la sent jamais agie par son partenaire comme on le voit trop souvent dans les chorégraphies contemporaines.
L’harmonie s’effiloche cependant. Dans une section plus « caoutchouc », les corps s’entremêlent au point de faire ressembler le couple à une bestiole à multiples pattes un peu monstrueuse. Est-ce l’expression de la difficulté qu’il y a souvent, une fois l’attraction assouvie, à passer au cap du devenir et rester un ? Les portés sont parfois plus acrobatiques, ce qui n’exclut pas les moments plus contemplatifs comme celui où la fille se couche sur le bas-ventre du garçon.

CROCODILE par MARTIN HARRIAGUE. Martin Harriague et Emilie Leriche. Photographie de Stéphane Bellocq.
À un moment, les deux danseurs se retranchent derrière le banc et devant le grand rectangle. En contre-jour, on les voit se dévêtir. Seule une marque de lumière rouge est visible sur le rectangle blanc.
Personnellement, j’aurais aimé que la pièce s’arrête sur ce moment contemplatif où le couple semblait se trouver au point d’équilibre, à l’âge des possibles. Les danseurs évoluant sur une transcription pour Marimba de la partition de Simeon Ten Holt, Canto Ostinato, un dernier pas de deux a lieu, qui n’offre pas plus de résolution.
On ressort néanmoins profondément ému de Crocodile et très curieux des développements que va certainement prendre l’œuvre de Martin Harriague, passionnant interprète, scénographe inventif et désormais chorégraphe sensible.