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Au Théâtre de la Ville. Ink : Les Nuits de Dimitris

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

Ink de Dimitris Papaioannou, Théâtre de la Ville, mercredi 15 mai, 2024.

C’est à une nuit d’encre tourmentée comme un test de Rorschach que nous convie le très en vogue chorégraphe Dimitri Papaioannou de noir vétu qui, à la fois  scénographe et manipulateur de son propre onirisme tempétueux, active obsessionnellement devant nous une heure durant  tous les ressorts de ses orages intérieurs.

De ses tuyaux il fait jaillir des geysers de pluie qui inonde le plateau du Théâtre de la Ville et vient agiter un fin voile noir qui ceint de façon circulaire un univers qui tient tout autant du bloc opératoire façon Dexter qu’aux sombres marécages de la Nuit du Chasseur.

A ces tuyaux, telle une hydre serpentant négligemment sur scène, il adjoint pour filer la métaphore une pieuvre morte, objet à la fois de répulsion et aux dires du programme symbole sexuel que soit il promène avec lui, enferme dans un bocal ou balance comme une serpillière sur les parties génitales du jeune Horn Suka, seul autre interprète de  Ink. Celui-ci apparaît en deuxième rampant nu comme un ver sous un tapis de scène d’une transparence opaque, comme surgi des fantasmes du personnage de Papaioannou, grand maître de cérémonie éjaculatoire ou bien né des forces de ce déluge à l’instar de la créature de Frankenstein animé par celles de l’électricité.  Ink, encre, qui renvoie évidemment à la création picturale ou littéraire,  nous colle froidement en présence d’une façon d’homme objet, Adam d’un dieu, comme tous les dieux, arbitraire, cruel ou caressant ou comme il apparaît ici joujou pour daddy un rien sadique face au reflet de son ancienne jeunesse, mi mentor mi médusé devant son bel éphèbe tour à tour sublimé, aimé, martyrisé à renfort d’images homoérotiques au goût de déjà vu, parfois néanmoins somptueuses comme ce baiser volé en apesanteur dont l’exécution fait retenir son souffle.  Il faut à cet égard saluer d’une part  la virtuosité, l’endurance et la présence de Horn, interprète de cette apparition à la fois tout en muscles et désincarné et d’autre part la niaque quasi rageuse de Papaioannou à faire exister à l’orée de ses soixante ans cette œuvre entre chorégraphie (mince), théâtre et installation contemporaine. Niaque, culot, voire hubris tant l’exhibition décousue de ses fantasmes, qui passeraient aujourd’hui pour douteuse fût-ce une femme au lieu d’un éphèbe, peut sembler  présomptueuse en tant que sujet de l’œuvre. Reste une pièce empreinte d’un sens âpre et rude du grandiose, maitrisée singulièrement de bout en bout par un Papaioannou homme orchestre à la fois acteur et machiniste de cette hétérotopie furieuse regorgeante d’images, fixées sur la rétine à l’encre indélébile certaines, des nuits de Dimitris.

François Fargue.

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Ink de Dimitris Papaioannou. Photographie Julian Mommert

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Jours étranges: Les parents sont dans la salle

Théâtre de la Ville – Hommage à Dominique Bagouet  (du 17 au 20 novembre). Jours étranges (Chorégraphie Dominique Bagouet, Musique: cinq chansons extraites de Strange Days, du groupe The Doors).

Pour rendre hommage à Dominique Bagouet, vingt ans après sa mort, le Théâtre de la Ville a présenté, quelques soirs de suite, Jours étranges (1990), dansé par « 10 adolescents de Rennes ». Est-ce la tendance de la saison ? En septembre, Thierry Thieû Niang faisait évoluer en rond 25 seniors (et Patrice Chéreau) pendant toute la durée du Sacre du printemps. Mais le recours à des amateurs était constitutif du projet. Ici, il s’agit de faire danser par dix jeunes une chorégraphie conçue à l’origine pour et par des danseurs professionnels.

Le résultat n’est pas mauvais, mais la démarche laisse perplexe. Elle a été déjà éprouvée ailleurs, et son intérêt pédagogique est indéniable: depuis 2009, Jours étranges a été transmis de manière similaire à des élèves de conservatoire ou des amateurs, à Montpellier, Paris et Bezons. Mais c’est la première fois que le fruit de ce travail est présenté sur une grande scène nationale.

Que peut-on en dire du point de vue esthétique ? On hésite à se prononcer. Pas tellement parce qu’émettre une réserve sur des performances d’amateurs serait délicat. Au contraire, ils méritent d’être pris au sérieux, aussi difficile soit-il de rester le cœur froid (comme bien des spectateurs adultes, et dans l’instant où j’ai su qu’il y avait des ados sur scène, je me suis transformé en parent d’élève toujours-déjà attendri).

L’identité des acteurs change profondément le regard du spectateur : on ne voit plus un danseur nous faire une proposition artistique, nous embarquer dans l’univers du chorégraphe, on voit un jeune qui danse, on se dit qu’il s’en sort pas trop mal, qu’il bouge plutôt bien, mais on ne parvient pas à maintenir une distance entre la personne et le personnage. L’étiquette « ado de Rennes » fait écran.

On me dira que Jours étranges évoque les désarrois de l’adolescence, et que Dominique Bagouet valorisait la personnalité de ses danseurs. En cela, c’est sans doute la pièce qui se prête le mieux à la conjonction entre pratique amatrice et recréation chorégraphique. À coup sûr, l’exercice a enrichi les participants.

Mais en tant que spectateur, je ne suis pas convaincu : pas plus qu’il ne faut être amoureux pour danser la passion, ni désespéré pour toucher au tragique, il n’est nécessaire d’être très jeune pour peindre la jeunesse. Et surtout, l’écriture de Bagouet ne recèle pas uniquement cette « vive jeunesse » dont parle Jean-Marc Adolphe dans le programme du spectacle. C’est une lecture parmi d’autres, et tellement accentuée par la verdeur des interprètes que d’autres couleurs possibles – la perte de soi, le doute ou la révolte – sont aplaties ou poussées dans l’ombre. Durant le solo introductif, le jeune homme plongé dans la musique des Doors rend très bien les torsions du buste de droite à gauche de la colonne vertébrale. Mais il n’a pas le ressort dont faisait montre, il y a quelques années, un danseur du ballet de Genève, qui, alternant tension vers le haut et effondrement, donnait l’impression de boxer contre lui-même ou le monde entier.

Catherine Legrand et Anne-Karine Lescop, responsables artistiques de la reprise, ont accompli un travail remarquable. Les Carnets Bagouet, créés pour assurer la transmission de l’œuvre du chorégraphe mort trop tôt, n’ont sans doute pas fait un choix à la légère. Mais je n’arrive pas à les suivre sur cette piste au fond trop attendue. « Avant même de savoir si un danseur que j’auditionne danse bien, j’imagine ce qu’il pourrait personnifier. Je trouve très important que les danseurs ne soient pas seulement des carcasses avec du savoir-faire », disait Bagouet en 1983. Trente ans après, cela doit bien exister quelque part, des danseurs avec la présence d’un Bernard Glandier, capables de faire exploser en pleine face la troublante beauté de Strange Days.

[La citation est extraite de « Le personnage dans la danse, la danse des personnages », entretien entre Dominique Bagouet et François Cohendy, en novembre 1983, théâtre/public – juillet-octobre 1984 – disponible sur le site des Carnets Bagouet]

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