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Bill T. Jones à Créteil : Jouer avec la musique

Bill T. Jones a fêté ce week-end ses 60 ans à la Maison des Arts de Créteil, avec un programme joueur et joyeux, centré sur la relation entre le mouvement et la musique.

La soirée commence avec une création de 2012, réglée sur le quatuor en fa majeur de Ravel (Ravel, Landscape or Portrait ?). De la même manière que le dialogue entre les violons, l’alto et le violoncelle tisse une mélodie aux sinuosités sans fin, on a l’impression par moments que les danseurs ne forment qu’un seul corps aux innombrables ramifications. Continuous Replay, à l’origine solo d’Arnie Zane de 1977, révisé en 1991, est une amusante pochade expérimentale : des danseurs tout nus ou peu vêtus, répètent un nombre limité de gestes suggérant une animalité narquoise. Tout cela sur un montage musical de John Oswald, qui a trituré Beethoven et – un peu – le Sacre du printemps.

Après l’entracte, c’est l’heure de D-Man in the Waters (1989), un des piliers du répertoire de la Bill T. Jones/Arnie Zane Dance Company.

Sur la musique de l’octuor de Mendelssohn, neuf danseurs évoluent, à toute vitesse, comme s’ils étaient dans ou sur l’eau. Bill T. Jones raconte dans son autobiographie qu’il voulait que la danse « évoque l’atmosphère d’une cour de récréation, une folle exploration de l’espace scénique et des multiples combinaison offertes par l’ensemble de neuf danseurs. De par sa force et son optimisme, cette musique fut le meilleur collaborateur que j’avais jamais eu » (Dernière nuit sur terre, page 214). Il raconte aussi que le processus de création a été marqué par la maladie puis par la mort, des suites du sida, d’un de ses danseurs, Demian Acquevella. Comme dans Ravel, D-Man in the Waters crée chez le spectateur le sentiment euphorisant d’une musicalité transformée en mouvement collectif. Emporté, énergique, jubilatoire. On s’accroche à l’autre, on plonge, on n’arrête jamais. L’emphase en moins, D-Man est à Bill T. Jones ce que Revelations est à Alvin Ailey : un emblème d’apparence solaire et secrètement douloureux. Pour les glissades, on pourrait dire aussi que cette œuvre est son Esplanade (Paul Taylor), en version non pas orangée mais vert olive. Pour l’ambiance aquatique, c’est son Pond Way (Cunningham), en plus rigolo. Malheureusement, les danseurs actuels de la compagnie n’ont pas une présence exceptionnelle.

Aux saluts, Bill T. Jones improvise quelques pas. Cela dure entre 5 et 10 secondes, et c’est immédiatement électrisant. L’alliance de délicatesse et de fougue, si prenante dans les solos du danseur-chorégraphe, est intacte. Il y a, ne serait-ce que dans le frétillement du bout des doigts, une présence sans commune mesure avec ce qu’on a vu avant. Il en est des petites compagnies comme des grandes : quelle que soit la taille de l’effectif, elles passent par des périodes plus ou moins fastes. Les danseurs de 1998, captés dans une vidéo à gros grain dans le premier mouvement de D-Man, rendent les intentions du chorégraphe de manière bien plus visible.

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Alvin Ailey à Paris : Filiations et comparaisons

Alvin Ailey American Dance Theater – Étés de la danse. Soirée du 3 juillet : Night Creature, In/Side, Takademe, The Hunt, Love Stories; Soirée du 4 juillet : Arden Court, Urban Folk Dance, Home, Revelations.

Dans Alvin Ailey American Dance Theater, tous les mots ont un sens. Il y a le père fondateur, dont les créations irriguent la compagnie, sans la limiter. La physicalité du répertoire et des danseurs. La présence d’une dimension narrative ou dramatique dans les chorégraphies. Sans oublier l’américanité, saillante dans le choix des musiques, perceptible dans l’excès voire l’ostentation du geste, visible aussi dans l’absence d’inhibition face au mélange des genres : extraversion et religiosité, âpreté et optimisme, conflits et consensus, affirmation de soi et attention aux différences.

Le programme du 3 juillet (qui sera également repris le 6 et le 20) ressemble à un parcours intelligemment fléché dans l’histoire de la compagnie. On déroule la pelote avec Night Creature (Alvin Ailey/Duke Ellington, 1974), du pur sexy seventies en apparence, complètement classique en vérité, avec la longiligne Alicia Graf Mack en figure de proue indépendante (pas besoin d’homme pour finir de danser). Le filon jazzy se poursuit avec In/Side (2008), dansé cette fois par Kirven James Boyd. Le danseur projette une impression de fragilité beaucoup plus grande que Jamar Roberts (qui dansait cette pièce le 30 juin), et on le sent moins tiraillé par des forces contraires que balloté par le vent. Il danse comme une toupie qui s’écroule, le visage déformé par la douleur. La chorégraphie de Takademe (1999), autre courte pièce de Robert Battle, alterne percussion et respiration, comme la voix humaine (avec Jamar Roberts le 3 juillet). Hunt (2001), toujours de Battle, sur une musique des Tambours du Bronx, réunit six hommes en jupe de samouraï et exhibition de testostérone bientôt apeurée. À un certain stade, on ne sait plus qui est chasseur et qui est chassé. Il y a chez Battle un style personnel – une sollicitation très précise du torse, des bras, des mains et de la tête – mais aussi une grande musicalité – la gestuelle change du tout au tout entre In/Side et Takademe. Et puis, les ressources des danseurs ne sont pas utilisées gratuitement, mais mises au service d’une intention dramatique.

En cela, le nouveau directeur artistique de la compagnie s’inscrit clairement dans la continuité d’Alvin Ailey et de Judith Jamison (qui lui a passé le relais il y a un an). C’est précisément ce que met en relief  Love Stories (2004), dont la construction fait écho à l’histoire de l’AAADT: les débuts modestes, avec séances de répétition où s’inventent les fondamentaux de la compagnie (chorégraphie de Judith Jamison), la greffe hip hop (2e partie de Rennie Harris) et la synthèse porteuse d’avenir (Robert Battle en 3e partie). On ne se réveillera pas la nuit pour repenser à Love Stories, mais Stevie Wonder donne la pêche.

Par contraste, les chorégraphies d’Ulysses Dove paraissent bien plus sombres, tout en s’inscrivant de plain-pied dans l’histoire de la compagnie. Vespers (1986) réunit six femmes en lutte pour la reconnaissance. C’est âpre, athlétique et expressif (soirée du 30 juin), tout comme Urban Folk Dance (1990), qui met en scène conflits de couple et solitude urbaine. On pense à Edward Hopper.

Lors de la représentation du 4 juillet, Home durait 22 minutes (soit 4 de plus que le 30 juin, la partie méditative du début est plus longue). Le thème du ballet – Fight HIV Your Way, titre d’un concours dont Rennie Harris illustre les propositions  – est toujours aussi discrètement amené, et cette fois encore le public applaudit à contretemps. Tout d’un coup, surgit dans l’esprit un parallèle avec l’œuvre de Bill T. Jones : son Still/Here (1993) regarde la mort en face. Bien obligé. Home (2011), par contraste, c’est plutôt « la vie malgré tout ». Autre époque, autres enjeux. La comparaison ne s’arrête pas là, car Bill T. Jones avait puisé son inspiration dans une série d’ateliers chorégraphiques réunissant des personnes confrontées à des maladies graves (pas forcément le sida). Le processus est retracé dans un documentaire extraordinaire, utile à revoir en contrepoint.

AAADT - Night Creature - Photo : Krautbauer

AAADT – Night Creature – Photo : Krautbauer

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